Nombriliste comme tous les peuples vulnérables, enclin à n’imaginer aucun analogue à son cheminement, souvent privé ainsi de parallèles stimulants et de comparaisons éclairantes, le Québec publie pourtant et reçoit de l’extérieur de quoi se sentir membre à part entière de la famille humaine.
J’aurais préféré, je l’avoue, que José Luis de Vilallonga dans La sabre du Caudillo1 se fasse moins plaisir et songe davantage à nous. Noble noblement instruit des usages, détenteur d’anecdotes superbement méchantes dont il ne révélera jamais les origines ni même le contexte probable, suprêmement agile dans la distribution des jugements éthiques, l’auteur préfère interroger le sabre de Franco, au risque de n’en rien tirer, que de narrer ce qui devrait être dit. On ne sait trop comment il a été instruit, s’il l’a été, des propos qu’ont tenus sur l’oreiller le généralissime et sa grande et rébarbative Carmen, mais on aurait apprécié que la plus médiatisée des guerres civiles européennes ne soit pas réduite à de vilains calembours et à des états d’âme de romancier mal recyclé en historien. Il est d’autant plus dommage de ne rien pouvoir retenir de cette biographie de Franco que José Luis de Vilallonga n’avait à investir dans son sujet ni recherche ni sensibilisation ni adaptation linguistique. Le talent et les dons de conteur ne sont décidément pas une protection efficace contre le cabotinage. L’éditeur affirme qu’il s’agit là de la plus drôle biographie de Franco. Peut-être a-t-il raison, mais y a-t-il matière à rire ?
De l’Algérie au Québec, quelle connivence ?
En ce temps de globalisation réelle ou appréhendée, il serait de bon ton, probablement, de présenter comme bien villageois le Québec d’il y a cinquante ans et de glorifier le présent comme une époque de lucide ouverture aux affaires internationales. Magali Deleuze avec L’une et l’autre indépendance, 1954-1964, Les médias au Québec et la guerre d’Algérie2, met à mal cette complaisance à l’égard d’aujourd’hui. Elle oppose à notre suffisance d’esprits modernes l’intérêt des médias et du public québécois pour la guerre d’Algérie avant et pendant la révolution tranquille. L’examen, parfois didactique, mais toujours rigoureux, démontre de façon concluante que l’opinion québécoise, tant sur son versant francophone qu’au sein des médias anglophones, savait parfois, peut-être même souvent, s’approprier les enjeux internationaux. Revues et quotidiens, selon des registres différents, poussèrent ainsi fort loin le « débusquage » des tendances et l’analyse des enjeux.
Magali Deleuze insiste à juste titre sur des distinctions essentielles. S’intéresser aux relations entre la France et l’Algérie pour ces relations elles-mêmes, ce n’est pas la même chose que chercher (et trouver) dans le combat algérien un modèle ou un point d’appui pour le plaidoyer des Québécois en faveur de leur propre indépendance. Il n’en demeure pas moins, l’enquête de Magali Deleuze le démontre, que la relation entre Paris et Alger retenait l’attention du Québec avant même que la ferveur souverainiste québécoise atteigne son point d’ébullition. Le phénomène de Gaulle, l’auteure le sent bien, aida assurément à propulser la guerre d’Algérie au premier plan de l’actualité.
Grâce à la rigueur de Magali Deleuze, le lecteur se fait rappeler que le mythique Point de mire de René Lévesque n’était pas, tant s’en faut, la plus populaire émission d’affaires publiques de Radio-Canada, que Le Devoir consacra plus d’espace aux affaires internationales qu’à celles du Québec jusqu’aux années 1970-1975, que la torture pratiquée par l’armée française en Algérie scandalisait déjà il y a cinquante ans, etc. L’intérêt de l’ouvrage survit aisément aux exigences de la sécheresse universitaire et fait voir que la fameuse grande noirceur n’empêchait pas les curieux de voir loin.
Mythes et réalités chiliens
L’ouvrage de José Del Pozo, Le Chili contemporain, Quelle démocratie ?3, rachète par son contenu ce que son écriture étonnamment négligée fait subir au lecteur. L’auteur fait, en effet, œuvre utile, pédagogiquement et politiquement, en décrivant le Chili d’hier et d’aujourd’hui autrement que comme une bataille rangée entre les pro-Pinochet et les anti-Pinochet. José Del Pozo remonte le cours de l’histoire d’intelligente façon et en extrait les faits les plus éclairants ; il est utile de savoir, par exemple, que quatre pour cent seulement des Chiliens votaient en 1910. Il est non seulement utile, mais courageux, face aux poncifs courants, d’absoudre la dictature de Pinochet de l’accusation de fascisme. Jamais, explique José Del Pozo, le régime militaire ne fut fasciste, car le pays soumis à Pinochet vivait dans « l’absence totale d’un mécanisme d’expression national, d’un parti de gouvernement pour encadrer la population ». La dictature avait d’autres défauts, mais pas celui-là. Ce souci des nuances et ce respect des faits rendent le survol crédible et permettent à l’auteur de dessiner un tracé plausible du cheminement chilien vers la démocratie.
José Del Pozo ne demande d’ailleurs pas à son lecteur de croire que la démocratie chilienne est désormais pure de scories. Certes, Pinochet a été mis sur la défensive. Le Chili se heurte quand même toujours aux verrouillages institutionnels mis au point par la dictature et il ne parviendra peut-être pas de sitôt à les faire sauter.
Cette prison qui n’existait pas
Tazmamart, Cellule 104, récit par lequel Ahmed Marzouki se nettoie de dix-huit années de captivité, est d’une bouleversante simplicité. À d’autres les effets de manchette et les coups de glotte. Ahmed Marzouki, lui, identifie les occupants des diverses cellules, les gardiens et les tortionnaires. Il fournit la liste des morts. Sa description de la malpropreté meurtrière impose lentement ses odeurs, le froid envahit les os, la sous-alimentation fait fondre les carcasses. Jour après jour, heure par heure. On s’approche de ce que l’homme peut inventer de pire pour l’homme.
Car le pire est là : cette prison de Tazmamart, qui a tué la moitié de ses détenus et fait craquer presque tous les autres, elle n’a aucune existence officielle pendant des années. Le pouvoir marocain la prétend inventée par ses adversaires politiques. Les souffrances s’accumulent et s’étirent sans que puissent intervenir la pression familiale ou les associations internationales vouées à la défense des droits fondamentaux. Un goulag marocain broie des détenus innocents de tout crime, mais le silence recouvre tout et enlise l’espoir.
Ahmed Marzouki ne se complaît pourtant ni dans la haine ni dans le misérabilisme. À l’intérieur de Tazmamart, des hommes malades aidaient les plus malades qu’eux, certains gardiens continuaient d’éprouver des sentiments humains. Quand, après dix-huit ans de détention, les portes de Tazmamart s’ouvrirent enfin, Ahmed Marzouki et les autres survivants s’employèrent non pas à la vengeance, mais à une courageuse reconquête de leur corps et de leur âme. Un livre nourri de dix-huit ans d’agonie. Oui, dix-huit ans.
Une justice incapable de réforme ?
L’ouvrage collectif, La justice, une révolution démocratique5, dont le magistrat et professeur Denis Salas a organisé la naissance, jette un éclairage étonnant et presque cruel sur les blocages qui paralysent la justice française. Les textes regroupés ici ont paru au cours des dernières années dans la revue Esprit et ne sont, par conséquent, ni dictés par un événement isolé ni rédigés dans la précipitation. Ils frappent d’autant plus durement. Non seulement, peut-on lire, la justice à la française souffre de maux congénitaux et structurels, mais l’idée d’une réforme ne trouve pas les appuis indispensables. Et cela est affirmé non par quelques jeunes rouspéteurs anarchisants, mais par des sommités de la magistrature et de l’enseignement du droit.
Les principes ne prêtent pourtant pas à long débat. Tous, en effet, devraient tomber d’accord pour que la magistrature soit, face aux parties, un tiers vraiment indépendant, pour que les liens entre pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire soient rompus, pour que le conflit d’intérêts soit défini, dénoncé et sanctionné, pour que l’envahissante « démocratie d’opinion » n’érode pas la liberté judiciaire… Ce n’est pourtant pas le cas et ceux qui travaillaient à un redressement ont subi la défaite. Ce que disait Casamayor en 1960 demeure tristement vrai. Le grand juriste écrivait ceci à l’époque : « […] la justice n’est ni un contre-pouvoir ni une garantie constitutionnelle tant son appartenance au mal politique est organique. » Deux auteurs du collectif coordonné par le magistrat Denis Salas prononcent le jugement suivant sur la plus récente défaite du courant réformiste : « […] la défaite semble considérable. Ce n’est pas seulement un revers pour le gouvernement, ce n’est pas seulement un échec pour la politique présidentielle qui avait pris l’initiative de ce train de réformes, mais une défaite collective de la classe politique, qui met un sérieux point d’interrogation sur les capacités de la République à réformer la justice, non par décrets ou par ordonnances à la faveur d’une crise de régime ou d’une ‘situation d’exception’, comme ce fut souvent le cas par le passé (1945, 1958, …), mais de manière démocratique ». À quarante ans de distance, les deux verdicts se rejoignent.
Un des textes, celui de Paul Ricœur, dirige l’attention dans une direction un peu différente. Il porte sur les ressemblances et les différences entre le métier de juge et celui d’historien. Au moment où la France affirme la réalité historique du génocide arménien et peine à exorciser les relents de la guerre d’Algérie, pareil texte est stimulant.
Regarder par-delà la frontière n’est jamais un exercice stérile.
1. José Luis de Vilallonga, Le sabre du Caudillo, Histoire secrète de l’homme qui gouverna l’Espagne comme s’il s’agissait d’une ferme, trad. de l’espagnol par Nicole Muchnik, Robert Laffont, Paris, 2000, 350 p. ; 32,95 $.
2. Magali Deleuze, L’une et l’autre indépendance, 1954-1964, Les médias au Québec et la guerre d’Algérie, Point de Fuite, Outremont, 2001, 229 p. ; 25,95 $.
3. José Del Pozo, Le Chili contemporain, Quelle démocratie ?, Nota bene, Québec, 2000, 260 p. ; 23,95 $.
4. Ahmed Marzouki, Tazmamart, Cellule 10, Écrits des Hautes-Terres, Ripon/Paris-Méditerranée, Paris, 2001, 336 p. ; 22,95 $.
5. Sous la dir. de Denis Salas, La justice, une révolution démocratique, Desclée de Brouwer, Paris, 2001, 236 p. ; 33,95 $.