Même s’il est de bon ton de clamer l’aveuglement de Durham, selon lequel les Canadiens seraient « un peuple sans histoire et sans littérature », plusieurs conservent en leur for intérieur la conviction que pour le XIXe siècle il n’avait pas tout à fait tort.
Les travaux menés par deux équipes de recherche, respectivement aux universités de Sherbrooke et Laval, font mentir ce célèbre verdict. Il s’agit du premier volume de l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, 1900-19391 et du quatrième tome de La vie littéraire au Québec, 1870-18942.
Malgré ce que pourraient laisser croire les dates mentionnées en sous-titres de chacun des ouvrages, ils se recoupent partiellement, la naissance de l’éditeur québécois au XXe siècle ne pouvant s’expliquer sans un détour par la fin du XIXe. La première partie de l’un se focalisant sur un sujet également couvert par l’autre, ce qui distingue les deux entreprises apparaît clairement ; au-delà du sujet (l’édition littéraire par opposition à la vie littéraire dans son ensemble), le traitement des sources voire l’approche esthétique de l’histoire diffèrent.
L’Histoire de l’édition littéraire1 repose sur les travaux « individuels » des membres de l’équipe de Jacques Michon. Elle présente une synthèse des travaux de Pierre Hébert sur la censure et de François Landry sur la Librairie Beauchemin par exemple, et renvoie à de nombreuses études détaillées dans des notes volumineuses qui intéresseront les érudits et que les autres pourront négliger sans que cela nuise à leur compréhension du propos. Des tableaux indiquent précisément la progression du catalogue des divers éditeurs et la constitution du corpus canadiana. Les travaux de l’équipe de l’Université Laval sur La vie littéraire au Québec2 reposent quant à eux essentiellement sur les sources de l’époque ; en particulier, la presse du XIXe siècle a été minutieusement dépouillée et le texte ne renvoie qu’exceptionnellement aux travaux de spécialistes, dont on trouve toutefois les références dans les quelque 150 pages d’annexes. C’est une fresque et non un portrait.
Au-delà de l’esthétique, les deux ouvrages, malgré leur volume (482 pages pour le premier et 669 pour le second), captivent le lecteur. En effet, à travers la vie ou l’édition littéraire, toute une époque est mise en scène, sa culture au sens large, la politique, la religion, la vie intellectuelle.
La vie intellectuelle de la fin du XIXe siècle se déroule en grande partie dans les journaux dont les pages accueillent les polémiques entre ultramontains (conservateurs) et libéraux, ainsi que les romans-feuilletons aux accents le plus souvent patriotiques et moralisateurs ; le livre prend lentement mais sûrement son envol, cependant que la presse demeure un lieu de publication majeur. C’est aussi une époque où s’exprime la censure ecclésiastique avec plus ou moins de succès. Au nationalisme des auteurs s’oppose l’internationalisme dans les goûts du public qui se manifeste dans l’importation de livres surtout français, mais aussi américains, et de spectacles nord-américains. C’est ainsi que l’État est amené (déjà) à intervenir et à soutenir l’édition locale. La principale politique oblige les écoles à remettre au moins pour moitié des ouvrages d’auteurs canadiens lors des distributions de prix de fin d’année. Le souci de la langue se révèle dans les polémiques qui glissent souvent du fond (les idées) vers la forme (la qualité du français, sur laquelle toutefois peuvent s’accorder des adversaires…) ; c’est un autre type de nationalisme, dont la veine est loin d’être épuisée.
La fin du XIXe siècle n’est pas tant marquante par ses œuvres que par la mise en place des institutions. Les deux ouvrages montrent bien l’importance des personnes, de certaines personnes, dans les enjeux institutionnels. Si institution naissante il y a, on ne peut la dissocier de ses protagonistes, par exemple les premiers professionnels de l’édition : après l’ère du compte d’auteur et de l’imprimeur-éditeur, apparaît celle des premiers éditeurs (au sens actuel du mot) desquels se démarque Beauchemin. Apparaît aussi le premier « agent » littéraire en la personne de Henri-Raymond Casgrain qui prend en charge les collections de littérature canadienne, se consacre à l’édition, à la promotion et à la réédition des livres canadiens. À part Laure Conan, les premiers écrivains vivant alors de leur plume sont essentiellement des journalistes. On observe aussi l’apparition de collectionneurs de livres canadiens.
À l’École patriotique de Québec de 1860 ne succède pas encore l’École littéraire de Montréal du tournant du siècle, mais des jeunes et moins jeunes s’organisent, se donnent des lieux de rendez-vous (les Six Éponges se rencontrent au café Ayotte de la rue Sainte-Catherine à Montréal) ou organisent des espaces critiques informels : la Société d’admiration mutuelle, dans le prolongement de l’École de Québec de 1860, ainsi nommée par ses adversaires idéologiques. La Société royale du Canada est fondée en 1882.
S’il est impossible de faire l’histoire de la littérature au Québec de cette fin de XIXe siècle sans mettre l’accent sur certains personnages marquants, il serait tout aussi difficile d’ignorer le rôle de l’État, qui accorde à certains écrivains un statut de fonctionnaire, leur permettant ainsi de survivre. Il ne faut pas non plus négliger l’influence du monde anglo-saxon (qu’on a tendance à oublier) et d’écrivains comme Longfellow.
Ce quatrième tome de La vie littéraire est le meilleur. En fait, cette entreprise devient de plus en plus intéressante à mesure que les tomes s’alignent sur les rayons, même si on se souvient peu de la plupart des écrivains de l’époque étudiée qui, à part Laure Conan, Arthur Buies et Louis Fréchette, sont devenus pour beaucoup de simples noms de rue (Berthelot, Chauveau, Casgrain, Provancher, Routhier, etc.) ou de station de métro (Honoré Beaugrand).
Les deux ouvrages montrent bien que c’est assez tardivement que la distinction s’impose entre littérature « populaire » et littérature « d’élite », deux sphères de la production que les travaux de Pierre Bourdieu nous ont appris à déceler plus tôt en France où elles apparaissent dès le XIXe siècle. Ce qui distingue en l’espèce les deux sociétés, c’est sans doute leur taille, le nombre de lecteurs potentiels et le rôle de l’État.
On attend la suite.
1. Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, volume I : La naissance de l’éditeur, 1900-1939, sous la dir. de Jacques Michon, Fides, Montréal, 1999, 482 p. ; 34,95 $.
2. La vie littéraire au Québec, tome IV : 1870-1894, sous la dir. de Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques, Presses de l’Université Laval, Sainte-Foy, 2000, 669 p. ; 45 $.