Je sifflote ; je gravite autour de l’hiver sans voix, entre la pluie insipide et la neige noyée. Sur le boulevard Chartier, l’eau n’est plus de l’eau. L’eau réside en moi, inerte surface tachée de vieille terre arrachée à l’automne. Je demeure ainsi sous l’immobile durée de l’ardent soleil d’avril.
Depuis peu, j’ai quitté l’âge de ma mère. Je ne reconnais plus ses abominables secrets de famille. Maintenant je vis dans l’âge de mon père, dans ses mots francs, durs, cassants. C’est le printemps. J’ai des semelles neuves et tout le vent dans la figure. La marche me sauve. Au bureau de poste, je relève mon courrier. Les vieux s’interrogent sur mon sinistre silence de chômeur aux éternelles absences. L’œil vert, le groupe grommelle en me voyant feuilleter les livres de Victor-Lévy Beaulieu et de Jacques Pelletier. Un loustic risque : « Tu te paies du temps de lecture depuis que tu travailles plus à la manufacture ? » Je souris ; je fais la moue devant cette exposition décadente de dents pourries et de sourires jaunis.
Je retourne à la maison, porté par les futures lectures. J’entre ; le téléphone sonne ; c’est ma mère. Elle m’entretient des petites misères de son Caïn de fils, millionnaire, ignare, inculte, ci-devant frère et voisin. Envie de lui raccrocher au nez Envie de lui télécopier ma grande misère. Je la quitte sur un mensonge en forme de pommes de terre sur le feu en train de coller au fond du chaudron. Puis je m’étends sur le divan, sans penser à Freud, à Fred et au complexe de Dipp.
Dorénavant seul, je respire le papier neuf, l’encre mesurée, la prose démesurée. À bout de bras, je tiens les Chroniques du pays malaisé1, beau livre à la facture impeccable. Soudain, l’odeur du livre vierge ramène le souvenir de la bibliothèque de mon père, celle dispersée par ma mère le lendemain de ses funérailles. Tous ces livres disparus dans la nuit, emportés par quelques sorcières familiales, jetés dans des autodafés dont seule la mother avait la clef et la formule. La légende d’un peuple de Louis Fréchette échappa à la nuit et au futur brouillard : depuis peu, je lisais ce livre à la lueur de ma lampe. Même dans la nuit du décès de mon père. J’avais 9 ans. C’était hier. C’était déjà l’hiver dans ma mémoire.
Maintenant je dors ; je rêve. Dans une nuit sans lune, je flotte au-dessus de Trois-Pistoles ; je chute avec mes souvenirs amers ; je tombe sur une chaise de babiche à une grande table de pommier au bout de laquelle un homme se signe de sa pipe claire. Là, en terre de patience, un écrivain du pays équivoque me convoque à la liberté sur parole.
L’homme me regarde, tout perdu dans ses jongleries. Il est du second versant de son âge, du côté du père qu’il a fini par rejoindre après colères et imprécations, comme il se doit au pays des maux. Derrière ses verres sombres, je distingue les premiers cercles de petits yeux graves qui se perdent peu à peu dans la pénombre. Lorsqu’il parle, la lumière se retire, puis disparaît. Demeure la parole souveraine, seule dans la nuit parfaite, et l’éclair des mots rapides sur le fleuve gravide. Soudain, au-dessus de Trois-Pistoles, les mots s’immobilisent avant l’aube, après le crépuscule fluvial. Demeure la parole souveraine parce que dépouillée des aspérités propres aux petits pouvoirs pourris : « Quand on a tout perdu, reste la parole. Il faut la prendre dans son étendue propre. Dans un même mouvement, la parole traduit le corps et l’élan, la matière et la foudre » qu’il dit, l’écrivain rarement muet.
Je dépose les Chroniques du pays malaisé sur la table de pommier et je réponds : « Où étions-nous vingt ans plus tôt ? Dans nos vingt ans déjà entamés ? dans les septante hurlantes et tonitruantes ? Au Québec de la becquée franche et joyeusement anarchique, les pieds pris dans le ciment frais des complicités et des copinages ? »
J’approche la vieille lampe à l’huile et je lis. Plutôt je relis à voix haute le rapaillage d’articles publiés dans divers journaux et revues québécois dans les années 70. Qu’ai-je redécouvert ? Rien de bien neuf. Plutôt du neuf usagé, recyclable parce que toujours planté de travers dans la gorge de l’actualité : le pays équivoque, figé entre les cocotiers imaginaires et mal famés de la Folkloride et la réalité profiteuse des Amères loques, cannibalistes et niveleurs ; les régions québécoises, pauvres, « déstructurées », exsangues, remplies de familles monoparentales, de vieux louvoyants, d’infirmes politiquement corrects et de fous fuyants ; la petite misère de la littérature québécoise en miettes, évacuée en douce de l’enseignement ; quelques portraits d’écrivains totémisés à l’époque (Aquin, Godbout, etc.) et momifiés par la suite ; des critiques de quelques critiques (les éternels Martel, les ambigus Brochu ) ; des articles classiques sur des classiques (Hugo, Lowry, Kérouac, Melville) ; un article sur le réseau de la santé aussi mal foutu qu’aujourd’hui ; un autre sur la destruction-rénovation de sa maison par des ouvriers de la construction toujours aussi incompétents ; une virée en Matawini avant le grand retour à l’origine, avant le retour à la nature des Trois-Pistoles, au pays des pères perdus et retrouvés.
Je lui lance, dégoûté : « Quoi ! ? Le fond de l’air et du pays produit toujours les mêmes fruits profanes jamais défendus ? Quoi, encore ! ? Les mêmes dégaines qui reviennent depuis plus de vingt ans, trente ans ; les éternelles figures emblématiques et problématiques dans les arts et les lettres, à la radio, à la télévision. Bref, la culture québécoise noyautée par une petite vie de famille à la fesse fort bien tendue, aux complaintes mille fois entendues ». Une culture contrôlée par « les coquins et les copains », comme le soulignait dernièrement le journaliste Didier Fessou.
Qu’ai-je découvert ? Une immense nostalgie, sable qui alourdit la crinière des jeunes et fringants chevaux glorieux, sable qui s’écoule toujours des sabots des saboteurs du peuple québécois. Une furieuse énergie d’écrivains québécois dilapidée au service de la définition, de l’incertitude et de l’étendue.
Qu’ai-je retenu ? Un style puissant, une plume efficace, ample mais toujours mesurée. Dans ces proses revêtues de mots têtus, nous prenons chair dans la réalité invertie, c’est-à-dire dans la surréalité des quotidiens minables, des « misérables miracles », à la gloire de la souffrance du peuple québécois, peuple équivoque, équitable, équipollent.
Où suis-je maintenant ? Au-dessus de Saint-Éphrem, Beauce, pays de l’extrême-centre. Et rudement ramené au canapé fatigué, avec L’écriture mythologique2 de Jacques Pelletier sur la figure.
Le livre se présente comme un essai sur l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu, qu’il qualifie de « récréation mythologique des pays québécois ». Pourquoi mythologique ? Parce qu’issue d’une histoire ou d’un récit fabuleux, à la racine populaire. Selon Jacques Pelletier, dans ses romans et son théâtre, Victor-Lévy Beaulieu met en scène des personnages qui incarnent sous une forme symbolique des forces de la nature ou des aspects de la condition humaine. Inutile de dire que ça symbolise fort dans l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu. Et que ça métaphorise à mort.
Jacques Pelletier a concocté ici un fort intéressant traité de savoir-lire à l’usage des jeunes beaulieusiens. Chaque livre de Victor-Lévy Beaulieu y est présenté avec clarté et mesure, et toujours situé dans la perspective générale de l’œuvre. Jacques Pelletier souligne, entre autres, l’absolue intertextualité des romans, des essais et du théâtre de l’immense écrivain de Trois-Pistoles lorsque ce dernier s’approprie le discours de grands écrivains (Joyce, Hugo, Proust) pour mieux l’intégrer – magnifiquement ! – au discours québécois. De plus, l’essayiste multiplie les pistes de lecture d’une œuvre foisonnante qui illustre avec férocité les misères de la famille et de l’équivoque peuple québécois, peuple de l’extrême-centre, tenté par l’oubli, tiraillé par le confort, fasciné par la médiocrité et l’indifférence. Voilà un livre à lire et à relire.
Le téléphone sonne de nouveau. C’est encore ma mère. Elle m’invite à la cabane à sucre de mon beau-frère dans le septième Rang. Je décline l’invitation car je sais que son Caïn de fils, millionnaire, ignare, inculte, ci-devant frère et voisin sera présent. De ma fenêtre, devant son miroir, je le vois répéter sa sempiternelle litanie d’excuses. Mais, cette fois-ci, je ne serai pas au rendez-vous de la fraternelle réconciliation : il a commis un crime contre l’esprit, et ce crime est impardonnable. Quant à moi, je resterai devant mon miroir et, redevenu seul, je soliloquerai sur la condition inhumaine du frère barbare, de la tante aveugle, de la sœur idiote, de la mère amère.
Après la parole, je fermerai les yeux. Alors je jonglerai à l’humanité du père perdu et jamais retrouvé.
1. Œuvres complètes, t. 11, Chroniques du pays malaisé, 1970-1979, par Victor-Lévy Beaulieu, Éditions Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 1996, 269 p. ; 39,95 $.
2. L’écriture mythologique, Essai sur l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu, par Jacques Pelletier, Nuit blanche éditeur, Québec, 1996, 277 p. ; 24,95 $.