Alain Finkielkraut est une des figures intellectuelles qui suscitent le plus de mépris en France. Traité de « réactionnaire », associé sans appel à l’extrême droite dans le discours public, celui qui inaugura sa vie adulte en plongeant dans l’effervescence maoïste de Mai 68 se retourne et se demande : « Que s’est-il passé ? »
L’œuvre d’Alain Finkielkraut, qui vient d’accéder au club des septuagénaires, est immense. Depuis Le nouveau désordre amoureux (1977) jusqu’à La seule exactitude (2015) en passant par La défaite de la pensée (1987) et L’ingratitude (1999), c’est une quarantaine de titres qui s’offrent aux neurones avides du lecteur contemporain, sans parler de l’émission Répliques qu’il anime sur France Culture toutes les semaines depuis 1985, et dont la formule consiste à inviter deux intellectuels aux opinions divergentes pour les faire discuter dans un esprit de civilité (autant que possible).
Campé à gauche au début de sa carrière, Finkielkraut a vu sa position sur l’échiquier politique glisser implacablement vers la droite, voire l’extrême droite. On parle cependant ici de la position qui lui est attribuée, et non de celle qu’il s’attribue lui-même. Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir subi ce sort, résultat d’une sorte de tectonique des plaques idéologiques plus que du déplacement de la pièce elle-même sur le plateau : on peut citer le cas de Michel Onfray, qui continue à se réclamer catégoriquement de la gauche, alors que les grands médias l’accusent à répétition de « faire le jeu de Marine Le Pen ».
La polémique dépasse les simples débats d’idées, certes parfois musclés, auxquels est habitué le pays de Voltaire. La détestation de Finkielkraut est viscérale dans bien des milieux, ce dont témoignent les crachats par lesquels il fut accueilli dans une manifestation populaire « Nuit debout » où il se trouvait comme simple spectateur en 2016, ou encore l’agression verbale subie plus récemment (2019) près de chez lui d’un manifestant du mouvement des Gilets jaunes qui lui a lancé : « Barre-toi sale sioniste de merde, tu vas mourir ! La France, elle est à nous ! » Dans le monde intellectuel, les insultes ne font pas dans la dentelle non plus : « Parasite haineux, académicien du suprématisme occidental, venu des profondeurs abyssales de la pire réaction », fustige l’immense professeur communiste de l’École normale supérieure de Paris Alain Badiou.
Devant tant de haine, le premier intéressé sent le besoin d’expliquer qui il est. Après tant d’ouvrages où il parle du monde, il décide de parler de lui-même, « à la première personne »1. Sur un ton remarquablement serein, les mots initiaux de la quatrième de couverture énoncent de façon on ne peut plus claire et succincte son point de départ : « Réactionnaire, disent-ils ».
Du conformisme des révolutionnaires
Dans cet ouvrage en sept chapitres, l’auteur commence par raconter qu’il entreprit son cheminement intellectuel « happé puis porté par la vague » de Mai 68. Il n’a pas 20 ans, il sert du « camarade » à tout le monde, c’est normal. « Au commencement était le conformisme », assène-t-il comme incipit. Et déjà, le paradoxe s’annonce : être révolutionnaire, pour un jeune, en mai 1968, au fond, c’était être conformiste puisque tous les jeunes l’étaient. Ce n’est que quelques années plus tard qu’il saura confronter les dogmes de sa génération à une réflexion personnelle pour « surmont[er] la peur adolescente de penser à contre-courant ». Cela prendra la forme du Nouveau désordre amoureux où, avec Pascal Bruckner, il prend le contre-pied du « Sexe-Roi » de l’époque pour faire l’éloge, dans la lignée d’un Rousseau alors considéré comme mièvre, de la « volupté sentimentale ».
Dans un monde qui a tellement changé entre les années 1970 et aujourd’hui, le paradoxe subsiste : s’opposer au progressisme, c’est être traité de réactionnaire, mais c’est pourtant le « réactionnaire » qui refuse le conformisme. « Les dominants du jour ont ceci de singulier qu’ils sont convaincus de combattre les idées dominantes. […] Ces ‘rebellocrates’, comme dit Philippe Muray, exercent leur hégémonie en se flattant de narguer l’ordre établi. […] Ils normalisent les paroles et les idées avec d’autant plus d’empressement qu’ils croient dur comme fer braver la norme […]. »
Qu’il soit conservateur, il ne le nie pas. Mais dans la mouvance nihiliste de notre époque, est-il le seul à espérer que, sans cesser d’évoluer, on préserve les « trésors » du passé ? Le conservatisme, dans un monde qui s’est fracturé après septembre 2001, moment charnière où l’optimisme béat d’après la chute du mur de Berlin fait place au « choc des civilisations », il nous tombe plus ou moins dessus. Dans une France où la laïcité allait de soi depuis quelques générations, les avancées de l’islamisme donnent un nouveau sens au mot « identité ». Est-ce les Français qui bougent, où le monde autour d’eux ? « Si, sans que rien ne les y prédisposât, ils sont devenus conservateurs, ce n’est pas qu’ils tiendraient en vieillissant toute nouveauté pour néfaste, ce n’est pas non plus au sens où ils auraient piteusement rallié le parti de l’Ordre et de la défense des privilèges, c’est parce qu’ils refusent de voir disparaître leur milieu nourricier et d’être déracinés sur place. On se trompe quand on affirme, avec gourmandise ou avec dégoût, qu’ils sont passés à droite. La vérité est qu’ils s’inquiètent pour la survie de la communauté historique où prend sens et peut se déployer la grande querelle de la droite et de la gauche. »
Réaction, rupture, évolution
D’ailleurs, cette notion d’identité qui rend son œuvre sulfureuse aux yeux de ses détracteurs, elle n’est pas issue de l’immobilisme mais bien d’une pensée elle-même évolutive. Car jusqu’au tournant des années 1980, Alain Finkielkraut, comme tout le monde, croit que l’avenir de l’Europe, c’est « abandonner l’identité pour les valeurs ». En 1983, lisant le récit de l’invasion de la Hongrie par les Soviétiques en 1956 sous la plume de l’écrivain tchèque Milan Kundera, il comprend que la nation fait partie intégrante de l’idée d’Europe. « L’Europe ou la nation, disais-je avant de lire Kundera. J’apprenais, en le lisant, que l’Europe et la nation pouvaient être une seule et même cause. »
C’est donc à la suite d’une autre rupture avec la pensée dominante, en se laissant toucher par la perspective de l’Autre (en l’occurrence, ici, l’Européen de derrière le rideau de fer), qu’il abandonnera la vision de l’Europe comme simple réceptacle de valeurs, dénué d’histoire et d’héritage. Cette mise à distance du conformisme au profit d’une pensée individuelle revient ailleurs dans le livre. Ainsi, dans son deuxième chapitre, « L’interminable question juive », il raconte qu’après avoir pris commodément la posture victimaire du Juif qui allait de soi dans le sillage de la constante commémoration de la Shoah, il a renoncé à « ce cabotinage identitaire » : bien qu’issu d’une famille juive ayant subi les exactions nazies, il n’a lui-même été victime d’aucune discrimination dans sa vie personnelle. « J’ai cessé de confondre fidélité et fanfaronnade. » C’est le sujet du Juif imaginaire (1981). (L’antisionisme, comme nous l’avons vu, le rattrapera plus tard.)
Son rapport au roman (en tant que lecteur, car « je ne suis pas romancier et j’aurai garde de me comparer aux auteurs qui composent ma bibliothèque idéale ») se transformera lui aussi vers une posture en porte-à-faux de la pensée dominante de ses années de formation. Après s’être laissé séduire par les Barthes et Foucault qui préconisent, dans un élan qui se veut révolutionnaire, une littérature « intransitive », qui est son propre objet et ne s’intéresse qu’à la forme, il découvre Kundera, qui le sortira de cette « circularité », horizon indépassable des milieux intellectuels de l’époque, en lui « redonn[ant] le goût de la vérité romanesque ». Autrement dit, le roman ne relève pas d’un « acosmisme textuel », c’est un moyen d’« avancer, par de nouvelles découvertes, sur la route héritée ». Bref, ce n’est pas une façon de faire valoir sa supériorité intellectuelle, mais un moyen de découvrir et d’aimer le monde.
Nostalgie civilisationnelle de la civilité
Le regard innocent et hébété qu’affiche Alain Finkielkraut dans les premières secondes de la vidéo montrant l’agression verbale dont il a fait l’objet au sortir d’un taxi pendant une manifestation des Gilets jaunes (qu’on peut voir sur YouTube) constitue peut-être l’image la plus juste de ce qui ressort de ce livre. Ni apologie larmoyante ni contre-attaque, c’est un livre où l’auteur fait part de son étonnement (et de sa déception) de voir qu’on puisse consacrer sa vie à cultiver l’amor mundi (titre du septième chapitre), à chérir la littérature dans ce qu’elle a de plus noble et à chercher dans l’humanité ce qu’elle a de plus achevé, et finir dans un regard de mépris. « Après la chute du communisme, j’ai cru, comme beaucoup, que […] la conversation civique pouvait reprendre et offrir à chacun la chance d’être dérouté, inquiété, voire instruit par ceux qui ne pensent pas comme lui. […] Je me suis trompé. Je suis allé trop vite en besogne. La réconciliation avec la pluralité humaine n’a pas eu lieu. […] Au lieu que se déploient et que s’affrontent différentes versions de l’amour du monde, les émissaires de l’humanité accomplie s’arrogent, en toute bonne conscience, le monopole de la parole légitime. »
1. Alain Finkielkraut, À la première personne, Gallimard, Paris, 2019, 128 p. ; 26,95 $.
EXTRAITS
J’étais abasourdi, je n’en croyais pas mes oreilles. Foucault, à l’époque, cumulait les prestiges de la philosophie, de la radicalité critique, de l’érudition et du style. […] Il était le plus grand des grands, il régnait sur l’intelligence, il donnait l’impression d’avoir lu tous les livres et il m’adoubait, moi le rien du tout, le débutant tâtonnant pétri d’incertitudes !
p. 51
J’ai réalisé au contact de Kundera que l’hermétisme n’était pas un gage de supériorité intellectuelle. J’ai cessé d’être intimidé par l’obscurité. Kundera alliait souverainement la limpidité et la profondeur […].
p. 54
[De nombreux citoyens français] ne renient pas la philosophie de l’émancipation : ils ont simplement appris à dire « merci » et, contre vents et marées, ils veulent continuer à pouvoir le faire.
p.69
On ne conçoit plus [la langue] comme civilisation, mais comme service. C’était un don et un héritage, c’est, dans un monde où tout ne fonctionne pas mais où tout est fonctionnement, un moyen de communication et d’information. C’était une tradition, c’est devenu un support de l’échange. L’esprit de la technique a chassé et supplanté le génie de la langue.
p. 85-86