7 décembre 1941. Dimanche paisible à Pearl Harbor, base aérienne et maritime située sur la côte sud de l’île d’Oahu, à proximité d’Honolulu.
Au petit jour, à 7h 50 précises, les avions japonais sortent des nuages et attaquent la rade, où sont entassés près de 90 navires de guerre de la flotte américaine du Pacifique, ainsi que les aéroports et les installations militaires aux alentours. En trois vagues successives, et un peu moins de deux heures (l’attaque éclair se termine à 9h45), les Japonais ont infligé de lourdes pertes humaines et matérielles aux Américains qu’ils ont complètement pris par surprise. On comptera 2400 morts, plus de 1000 blessés. Ce « jour d’infamie » marque le début de la guerre du Pacifique qui se terminera quatre ans plus tard par les attaques nucléaires américaines sur Hiroshima et Nagasaki et la reddition inconditionnelle du Japon.
C’est le travail de l’historien de rendre compte d’un conflit avec un certain détachement, d’en exposer les causes et les effets, l’évolution et la stratégie, mais ce sont les romanciers et les cinéastes qui, eux, donnent sa dimension humaine à la tragédie vécue sur le terrain par les combattants, dans l’enfer des batailles ou, entre deux tueries, dans l’ennui de la vie de garnison. Ils témoignent des événements tels qu’ils se sont déroulés. Ce sont eux qui ont su le mieux nous faire part de l’horreur absolue des combats de Guadalcanal, de Tarawa, d’Iwo Jima, d’Okinawa et autres hauts lieux exotiques des batailles de ce terrible conflit.
Dans la collection « Omnibus », les Presses de la Cité ont entrepris la réédition des grands romans de la guerre du Pacifique1. Un premier volume regroupe trois récits classiques : Tant qu’il y aura des hommes (James Jones) Les nus et les morts (Norman Mailer) et Le pont de la rivière Kwaï (Pierre Boulle), avec une postface de Claude Aziza2.
Plus de Zéros que de héros : Tant qu’il y aura des hommes
Quand il est devenu clair pour tout le monde que la guerre avec le Japon était inévitable, James Jones s’est engagé dans l’armée active et a demandé une affectation dans le Pacifique. Ce militaire de vingt-deux ans a des ambitions littéraires : il s’est juré d’écrire le roman de cette guerre. Son modèle : L’adieu aux armes, d’Ernest Hemingway, publié en 1929 ; l’œuvre dont il rêve sera pour la Deuxième Guerre mondiale ce que le récit de Hemingway fut pour la première, rien de moins… Mais pour cela, il lui fallait connaître le feu, ce en quoi il fut servi. Au moment où les bombardiers japonais font du tir au pigeon avec comme cibles les navires et les soldats américains en poste à Pearl Harbor, le caporal d’infanterie Jones était de garde. Ainsi placé en première ligne, il a tout vu. Il rapportera que les avions japonais volaient si bas qu’on pouvait voir le sourire sardonique de leurs pilotes ! En janvier 1943, il débarque à Guadalcanal et participe à la campagne meurtrière qui amorce la longue et pénible contre-offensive américaine. La résistance japonaise est féroce, la jungle impénétrable, le climat insoutenable. Les pertes sont nombreuses. James Jones est gravement blessé, on le rapatrie aux États-Unis. Il ne retournera plus au front et se consacre entièrement à l’écriture. Son expérience de la guerre lui inspire deux de ses meilleurs romans, Tant qu’il y aura des hommes, qui paraît en 1952, et Mourir ou crever (titre original : The Thin Red Line, 1962) qui raconte l’épopée sanglante de la compagnie « C comme Charlie » engagée dans la campagne de Guadalcanal. Ce dernier livre porte en dédicace : « Aux plus grandes et aux plus héroïques des entreprises humaines : la Guerre et l’Art de la guerre ; puissent-elles ne jamais cesser de nous apporter le plaisir, l’excitation et la stimulation dont nous avons besoin… »3.
Tant qu’il y aura des hommes (titre original : From Here to Eternity)4 n’est pas tellement un roman de guerre (il y a peu de combats) qu’un livre de soldats, un livre d’hommes. L’action se passe sur l’île d’Oahu, dans la période qui a précédé l’attaque sur Pearl Harbour et raconte la vie de tous les jours dans une garnison, un « quotidien sans gloire où la mesquinerie, la sottise et la violence font bon ménage »5. Beuveries, bagarres et coucheries sont, à travers les inévitables corvées dont l’armée a le secret, les passe-temps favoris du troufion qui tue l’ennui comme il peut en attendant de partir au casse-pipes.
Deux personnages dominent ce livre : Robert Lee Prewitt, soldat de deuxième classe, ancien boxeur – il a abandonné la boxe après un combat au cours duquel il avait aveuglé un adversaire –, et Milton Anthony Warden, sergent d’active pour qui l’armée est le cœur et le sang de la vie. Les deux hommes ne cesseront d’abord de se heurter avant de se retrouver solidement attachés l’un à l’autre, car ils se découvrent beaucoup d’affinités (entre autres l’alcool et les femmes) et partagent le même mépris souverain de la hiérarchie et des officiers supérieurs.
Prewitt, qui est aussi un excellent trompettiste, mène une guerre personnelle à la machine militaire qui veut l’écraser. Le capitaine Holmes, surnommé Dynamite, voudrait l’enrôler dans son équipe de boxe, ce qui assurerait à Prewitt une vie de garnison peinarde et un avancement rapide. Mais celui-ci ne veut rien savoir et son refus obstiné de jouer le jeu de la compromission lui vaudra les pires ennuis. Ce fils de paysan du Kentucky s’est engagé pour se battre et refuse toute « collaboration » avec l’ennemi : les officiers. Warden, qui doit mettre cette forte tête au pas, finit par le prendre plus ou moins sous son aile. La camaraderie entre soldats est la seule protection contre cette machine à broyer les âmes qu’est l’armée mais il ne pourra pas protéger Prewitt contre lui-même et tout cela finira tragiquement.
Si Prewitt a des ennuis avec la hiérarchie, Warden, lui, a sa part de problèmes avec les femmes. Il aime Karen Holmes, la belle épouse frustrée du capitaine, qui se vante d’être une vraie femme puisqu’elle hait la guerre et aime les soldats. Ils auront une liaison torride mais sans lendemain, car la guerre, surgie du ciel sous forme d’avions de combat nippons, vient mettre un terme aux problèmes personnels de chacun en rappelant à tous ces gaillards qu’ils sont avant tout des soldats, que leur devoir premier est de combattre l’ennemi et non pas de remporter des trophées de boxe ou de faire jouir une femme qui s’ennuie !
Au cours de l’attaque sur Pearl Harbor, Warden peut enfin se battre comme un soldat. Une fois passées les premières minutes de confusion et d’affolement, ses réflexes reprennent le dessus ; il prend les choses en main et organise sa section qui riposte efficacement à l’attaque des Japonais. Dans les quelques minutes que dure l’affrontement, lui et ses hommes abattent plusieurs chasseurs Zéros un peu trop sûrs de leur invulnérabilité. Dans le feu de l’action, ils descendent même un avion américain ce qui fait dire à Warden que « ce salaud-là n’avait rien à foutre par ici ». Prewitt, lui, n’a rien vu des combats. Après avoir tué le sergent Gras-Double (un sadique de la pire espèce qui s’acharnait sur lui et son copain Maggio), il a déserté et s’est réfugié chez sa copine Alma pour panser ses blessures. En apprenant la nouvelle de l’attaque japonaise, il tente de regagner ses quartiers et se fait abattre bêtement par la Police militaire.
Avec l’entrée en guerre des États-Unis, plus rien ne sera pareil pour aucun des personnages. Karen quitte son mari et retourne aux États-Unis. Warden, lui, s’en va en guerre. On sait qu’elle sera longue…
Ce roman a été magistralement adapté à l’écran par Fed Zinneman en 1953 et a remporté huit oscars dont celui du meilleur film. Burt Lancaster jouait le rôle de Warden, Montgomery Cliff campait un Prewitt plus vrai que nature et Karen Holmes empruntait ses traits à la belle Deborah Kerr. Le film fut l’occasion pour Frank Sinatra (oscar du meilleur acteur de soutien) de relancer une carrière sur le déclin ; il incarnait Maggio, le copain de Prewitt, un cabochard comme lui, éternel bagarreur et souffre-douleur des sous-officiers, dont le sadique sergent Gras-Double (Fatso, dans le film), joué par Ernest Borgnine, détestable à souhait. Certaines scènes de ce film remarquable sont restées gravées dans la mémoire des cinéphiles : Prewitt seul, jouant du clairon après la mort de son copain Maggio, le baiser brûlant qu’échangent Lancaster et Kerr, dont les corps enlacés roulent dans l’écume des vagues du Pacifique. Cette étreinte passionnée avait scandalisé l’Amérique puritaine !
Cette histoire d’un réalisme surprenant, où la tragédie et le rire se mêlent sans cesse, aurait finalement pu se passer n’importe où, dans n’importe quelle armée du monde, partout où il y a des hommes en uniforme, et cela tant qu’il y aura des hommes…
« La ferveur patriotique dura exactement trois jours. Pourquoi s’éteignit-elle ? Peut-être à cause des barbelés qu’il fallut tendre autour des positions construites joyeusement si peu de temps auparavant ? Peut-être parce qu’au bout de vingt-quatre heures, tout le monde commença à sentir le fauve et à soupirer après les douches de la caserne ? Peut-être aussi parce qu’il fallut coucher sur le sol, enroulé dans ses couvertures, même sous la pluie ? La guerre, qui avait commencé pour eux dimanche matin de manière si séduisante et leur avait donné de si grands espoirs pour l’avenir, sombrait en fin de compte dans l’ornière habituelle des grandes manœuvres. Avec cette différence que l’aboutissement de ces grandes manœuvres-là n’était nulle part en vue. »
Tant qu’il y aura des hommes, p. 393.
Banzaï nippon !… ou Les nus et les morts
Au lendemain de Pearl Harbor, Norman Mailer s’engage dans l’armée. Son ambition est la même que celle de James Jones : écrire Le Grand Roman Américain, l’équivalent de L’adieu aux armes. Ernest Hemingway reste décidément l’exemple à suivre… Le soldat Mailer est envoyé à Leyte comme spécialiste de cartographie, avec le 112e régiment blindé de San Antonio. Comme la guerre semble sur le point de s’achever, il demande à être transféré d’urgence dans une patrouille de reconnaissance pour avoir le baptême du feu. Son vœu sera exaucé. Il participera à une sortie périlleuse de trois jours derrière les lignes japonaises. Libéré en mai 1946, il commence la rédaction de ce qui fut son premier best-seller (deux millions d’exemplaires d’un coup…), Les nus et les morts (titre original : The Naked and the Dead)6, en 1948.
L’action se passe sur l’île d’Anapopei qui ne figure ni sur les cartes ni dans les livres d’histoire, mais dont la géographie ressemble beaucoup à celle d’Iwo Jima où eut lieu une des pires campagnes de reconquête de toute cette sale guerre. Ce parti pris de distanciation, qui situe l’action dans un lieu imaginaire, traduit clairement l’intention de l’écrivain de dépasser l’anecdote historique pour aller tout de suite à l’universel.
Les nus et les morts est le premier roman d’un jeune homme en colère qui va défrayer les manchettes de la vie culturelle américaine. Cette œuvre magistrale contient déjà tous les défauts et toutes les qualités des ouvrages de Norman Mailer. C’est long, c’est touffu, souvent bavard, mais abondent aussi les moments intenses et passionnants. Le récit se divise en trois parties qui racontent comment la division du général Cummings tente de mener à bien sa mission : déloger coûte que coûte les Japonais de cette île qui donne accès au Japon !
« En bas, dans la vallée, tout n’était que puanteur et dévastation. Des débris d’hommes mutilés et de véhicules jonchaient la place qui ressemblait à un cimetière de ferraille noire et rouille, avec ça et là une tache d’herbe verte. Tout puer, se dit Martinez, secouant la tête. Un fusil traînait à ses pieds ; il le ramassa sans réfléchir, et d’un coup de crosse il défonça la mâchoire du cadavre. Il y eut un bruit mat, comme celui d’une cognée contre une bûche humide. Il souleva le fusil et assena un autre coup sur la bouche du mort, faisant jaillir les dents. Quelques-unes roulèrent à terre, et d’autres s’éparpillèrent sur la mâchoire écrasée. Frénétiquement, il ramassa quatre ou cinq dents en or et les fourra dans sa poche. Il suait terriblement, et son angoisse semblait exsuder à fleur de sa peau, au rythme même de son cœur. »
Les nus et les morts, p. 628.
« – Aussi, ce qu’il vous faut, c’est les dégrader, dit Hearn.
« – Exactement. Les dégrader. Chaque fois qu’un soldat voit un officier jouir de quelque privilège spécial, cela le dégrade un peu plus.
« – Je ne le vois pas ainsi. Je dirais plutôt qu’il vous hait un peu plus.
« – D’accord. Mais, en même temps, il nous craint davantage. Peu m’importe le type d’homme que vous me confiez ; il suffit que je l’aie assez longtemps sous mes ordres, pour le frapper de crainte. Chaque fois que l’on commet dans l’armée ce que vous appelez une injustice, le soldat qui en pâtit se fait un peu plus à l’idée de sa propre infériorité. »
Les nus et les morts, p. 596.
Dans la première partie, après une courte présentation de l’escouade Reconnaissance, dirigée provisoirement par le sergent Croft, on fait connaissance avec l’état-major et deux personnages-clés, le général Cummings et le Lieutenant Hearn. Cyrus Cummings est un républicain issu d’une petite ville de l’Amérique profonde. Il a fait West Point et considère la guerre comme un laboratoire qui permettra de construire une société nouvelle. Pour Cummings, qui incarne tout ce que Norman Mailer déteste, le fascisme est une forme avancée de l’organisation de tout État qui se respecte. Maniaque de la loi et de l’ordre, il impose à ses hommes une discipline de fer. Il entretient avec Hearn, son aide de camp, de curieuses relations de haine et d’amitié (mêlée d’un soupçon d’homosexualité) ; c’est à lui qu’il expose sa doctrine du maniement des hommes : pour qu’un officier retire le maximum de ses hommes aux combats, il doit se faire détester d’eux. Ce que conteste Hearn, lieutenant « gauchiste » pour qui le respect et l’amitié des hommes est le meilleur garant de réussite sur un champ de bataille. Malheureusement pour lui, à Anapopei, c’est la théorie de Cummings qui prévaudra. Hearn apprendra à ses dépens que les bons sentiments ne font pas nécessairement les meilleurs soldats.
Pendant que les officiers font leur petit ballet idéologique et coupent les cheveux et les règlements en quatre en attendant de passer à l’offensive, le lecteur fait connaissance avec la section « Reconnaissance », qui lui propose une vue en coupe de la société américaine. Il y a là Martinez, le Mexicain, un éclaireur froussard mais débrouillard, Gallagher, Irlandais catholique originaire de Boston, Rothstein, juif de Brooklyn qui est la tête de turc favorite de ses confrères, Ridges, paysan des terres rouges et pauvres du sud, Red Valsen, ancien mineur du Montana, et bien entendu le sergent Croft, le vrai « héros » du roman, Texan de l’Ouest, héritier d’une génération de pionniers, motivé par une haine féroce, et pas seulement pour les Japonais. « Je hais tout ce qui n’est pas moi-même », se plaît à répéter ce primitif de l’Amérique profonde, ce dur de dur qui prend plaisir à broyer un oiseau dans sa main, à tuer de sang-froid des prisonniers japonais ou à envoyer délibérément un officier supérieur dans une embuscade dont il ne sortira pas vivant.
Pour expliquer ses personnages, leur caractère et leurs motivations, Norman Mailer, dont les ambitions naturalistes et les préoccupations formelles transparaissent à chaque détour de chapitre, nous plonge dans le passé de chacun des membres de l’escouade : les études de Hearn et sa vie de bohème à Greenwich Village, la jeunesse spartiate de Cummings et ses études militaires, les déboires sentimentaux de Croft (principale source de sa haine : il a surpris sa femme en flagrant délit d’adultère) et son initiation à la chasse, etc.
Dans la troisième partie, tous les fils de l’intrigue se dénouent à l’occasion d’une opération de reconnaissance menée derrière les lignes ennemies. Cette opération à haut risque au cours de laquelle plusieurs destins se jouent sera parfaitement inutile car, en l’absence de Cummings, l’un des officiers sous ses ordres, un incompétent notoire, déclenche malgré lui une contre-offensive qui brise les reins des Japonais, mettant ainsi fin à la campagne. Tout le monde sera privé de sa petite gloriole : piégé par Croft, Hearn est tué, en partie victime de ses théories, Cummings voit le mérite de sa victoire lui échapper et Croft l’invincible trouve enfin plus fort que lui : le mont Anaka, au sommet duquel il voulait obstinément emmener sa section, se révèle inaccessible. Vaincu, il doit rebrousser chemin… Notons que ce mont Anaka n’est pas sans rappeler le volcan Suribachi, le plus haut sommet d’Iwo Jima, sur lequel six Marines plantèrent un mât surmonté du drapeau américain, le 23 février 1945. L’événement, photographié par Joe Rosenthal, devint le cliché le plus célèbre de toute la Seconde Guerre mondiale (il illustre la couverture du roman de Norman Mailer).
En 1958, Raoul Walsh adapte le roman à l’écran mais en trahit plus ou moins l’esprit. Il ne réalise qu’un film d’action mineur avec en vedette Aldo Ray, magistral dans le rôle de Croft, et Cliff Roberston dans celui du lieutenant Hearn. Walsh souscrit à la thèse de Hearn (il faut aimer et respecter ses hommes) qui s’en sort vivant (quoique blessé) alors que c’est Croft qui est tué dans une embuscade par l’un de ses hommes. Curieux retournement…
Plus qu’un roman de guerre, Les nus et les morts est une fable naturaliste avec des moments fulgurants – la scène où les membres de la section partent à la chasse aux souvenirs au milieu des cadavres de soldats japonais est ahurissante ! –, qui prend des proportions mythiques. Le romancier nous montre que la guerre n’est qu’une « confirmation de la violence, de l’absurdité, de l’inhumanité de la société moderne7 ».
« Hello, le soleil brille, brille, brille ! »
Toute ma génération a vu le film et a siffloté maintes et maintes fois la célèbre « marche du colonel Bogey ». Nous avons applaudi la performance d’Alec Guiness et apprécié les talents de metteur en scène de David Lean, mais qui a lu le roman ? Et qui sait que Le pont de la rivière Kwaï8 a été écrit par Pierre Boulle, un écrivain français décédé récemment (dont Nuit blanche a publié une ultime interview dans son numéro 55)9 ?
L’histoire, on la connaît. Le scénario du film (1957) suit assez fidèlement le roman publié en 1952, à une différence près : dans le livre, qui met l’accent sur l’absurde, le fameux pont reste intact !
L’action se passe dans un camp de prisonniers japonais. Le colonel Nicholson, une vieille baderne qui pense incarner toutes les vertus de la vieille Angleterre, refuse de travailler pour les Japonais tant que ceux-ci ne se conforment pas aux lois internationales. Par exemple, il trouve inconcevable de faire travailler les officiers comme de simples soldats. Mais le colonel Saïto, qui déteste les Occidentaux en général et les Anglais en particulier, ne veut rien savoir. Du moins au début, car l’obstination aveugle de Nicholson a raison de l’autorité de Saïto qui se met à respecter les formes. Dès lors, plus rien n’arrêtera Nicholson qui, poussé par son orgueil national et pour prouver la supériorité de l’homme blanc, se met à construire un pont d’une solidité à toute épreuve. Il ignore cependant que ce pont a une importance stratégique et que le quartier général allié a décidé de le faire sauter. Les saboteurs ne trouveront pas l’aide requise et leur mission sera un lamentable échec, car Nicholson pousse jusqu’à l’absurde sa collaboration avec les Japonais (ce qui n’est pas sans rappeler la complicité des officiers de carrière ennemis dans La Grande Illusion de Jean Renoir). Pierre Boulle – « l’un des écrivains français les plus célèbres mais aussi l’un des moins connus »9 – a publié une trentaine d’ouvrages, mais on se souviendra surtout (cinéma oblige !) de La planète des singes et du Pont de la rivière Kwaï.
« Je hais les Britanniques, commença le colonel Saïto. Vous êtes ici, sous mon seul commandement, pour exécuter les travaux nécessaires à la victoire de la grande armée nippone. J’ai voulu vous dire, une fois seulement, que je ne tolérerai pas la moindre discussion de mes ordres. Je hais les Britanniques. À la première protestation, je vous punirai d’une manière terrible. La discipline doit être maintenue. Si certains se proposent d’en faire à leur tête, ils sont prévenus que j’ai sur vous tous droit de vie et de mort.
Le pont de la rivière Kwaï, p. 1052.
« Ils ne protestèrent pas. La foi du colonel était de celles qui renversent les montagnes, édifient des pyramides, des cathédrales ou des ponts, et font travailler les mourants avec un sourire. Ils furent convaincus par l’appel fait à leur sentiment de solidarité. Ils reprirent sans murmurer le chemin de la rivière. Des malheureux, dont le bras était immobilisé par un pansement informe et sale, attrapèrent la corde du mouton avec leur seule main valide, et tirèrent en cadence avec ce qui leur restait d’âme et de forces, pesant de tout leur poids réduit, ajoutant le sacrifice de ce douloureux effort à la somme de souffrances qui amenaient peu à peu à sa perfection le pont de la rivière Kwaï. »
Le pont de la rivière Kwaï, p. 1113.
« L’air était à ce point rempli d’appareils qui volaient en tous sens à diverses altitudes qu’il était impossible de voir ce qu’il advenait de l’un ou de l’autre. Ce n’était pas facile d’éviter les collisions. Le combat s’était transformé en une succession d’impressions aussi fugaces que disparates. Il y avait partout des avions, chasseurs ou bombardiers, qui viraient, montaient, tournoyaient, plongeaient, certains lâchant leurs bombes. Dans ce tourbillon effrayant, des corps tombaient, certains suspendus à des parachutes, les autres, en chute libre. Une fumée grasse et noire souillait le bleu du ciel. Une seule chose était claire : l’importante formation avait été brisée en morceaux. »
Biggles en Orient, p. 897.
Biggles et le « péril jaune »
Connaissez-vous James Bigglesworth, alias Biggles, chef d’escadrille et sans doute l’aviateur le plus célèbre de l’univers romanesque ? Créé en 1932 par le « Captain » W. E. Johns, il a captivé des générations de jeunes lecteurs (dont moi !) bien avant Bob Morane et Cie (dont les créateurs sont souvent allés chercher leur inspiration dans les récits captivants de W. E. Johns). II y a quatre séries d’aventures autour du personnage de Big- glesworth : l’une se déroule pendant la Première Guerre mondiale, la sui-vante dans l’entre-deux-guerres, la troisième pendant la Seconde Guerre mondiale et la dernière après les deux conflits. Les éditions Lefrancq ont réédité cinq récits dans leur collection « Volumes » sous le titre Biggies : La Seconde Guerre Mondiale 110.
Accompagné de ses amis inséparables Algy et Ginger, Biggies effectue des missions dangereuses au cours desquelles il sera plus d’une fois confronté à son vieil ennemi, le Haupt-mann Erich von Stalhein. Toutes ses aventures ont pour toile de fond les événements réels du conflit. Les quatre premières aventures se passent en Europe mais dans la dernière intitulée Biggies en Orient, le célèbre chef d’escadrille et ses compagnons vont devoir affronter les Japonais. Biggies est chargé de veiller à ce que la route aérienne qui relie l’Inde à la Chine reste opérationnelle. Or les pilotes qui l’empruntent sont menacés par une arme secrète japonaise dévastatrice. Au péril de sa vie, Biggies se lance dans une enquête périlleuse ponctuée de coups d’éclats, de rebondissements, de surprises et de combats aériens mémorables décrits avec beaucoup de réalisme. Ça sent l’huile chaude et la poudre des traçantes ! Le ciel est rempli de Spitfires et de Hurricanes qui collent aux fesses des Zéros japonais avant de les descendre en flammes après des manœuvres audacieuses.
On est loin des visions pessimistes d’un Norman Mailer ou d’un James Jones, encore moins de l’absurde goguenard de Pierre Boulle. Ici, on est dans le roman d’aventures (pour jeunes) avec ses trucs, ses conventions, ses bons et ses méchants, mais sans mièvrerie. Ça reste du roman de guerre, c’est-à-dire qu’on s’y bat, on y tue, on y meurt. Biggies ne fait pas de cadeau : il abat froidement, en les traitant de tous les noms, deux soldats japonais qui venaient de se moquer du cadavre d’un de ses pilotes tombé dans la jungle. Biggies n’est pas Tintin (sinon par le succès) et il n’a jamais, Dieu merci, entendu l’expression « politiquement correct ». Pour notre plus grande joie. By Jove !
1. Les grands romans de la guerre du Pacifique, « Omnibus », Presses de la Cité, 1994, 1177 p. ; 45,95 $.
2. Claude Aziza, « Hollywood en guerre », dans op. cit., pp. 1155-1168. Cette postface ne dit à peu près rien des romans mais fait un bref historique du film de guerre et des adaptations cinématographiques des trois œuvres.
3. Mourir ou crever, par James Jones, traduit par France-Marie Watkins, Stock, 1962. Rééd. en Livre de poche, (n° 2532), 1969.
4. Tant qu ‘il y aura des hommes, par James Jones, traduit et adapté par G.-M. Dumoulin, dans op. cit., p. 7-453.
5. Claude Aziza, op. cit., p. 1164.
6. Les nus et les morts, par Norman Mailer, traduit par Jean Malaquais, dans op. cit., p. 455-1040.
7. Jacques Cabau, « Norman Mailer », dans La Prairie perdue. Histoire du roman américain, « Pierres vives », Seuil, 1966, p. 282.
8. Le pont de la rivière Kwaï, par Pierre Boulle, op. cit.,p. 1041-1153.
9. Jean-Pierre Tusseau, « Pierre Boulle. Au-delà du ‘Pont’… loin ‘des singes’, dans Nuit blanche, no 55, mars-avril-mai 1994, p. 10-16. [entrevue]
10. Biggies. La Seconde Guerre Mondiale I, par W. E. Johns, nouvelles traductions de l’anglais par Emmanuel Scavée, « Volumes », éditions Lefrancq, 1994, 982 p. Contient les titres suivants : Biggies dans la Baltique, Biggies défie la croix gammée. Biggies va jusqu’au bout, Biggies porté manquant et Biggies en Orient.