Stefan Zweig (1881-1942) connaît un retour littéraire étonnant : depuis quelques années, les éditeurs français proposent rééditions, premières impressions, recueils et, en 1996, deux volumineuses biographies.
L’une nous vient de Serge Niémetz, Stefan Zweig, Le voyageur et ses mondes1, l’autre de Dominique Bona, Stefan Zweig, L’ami blessé2 . S’ajoutent le deuxième volume des œuvres de l’auteur autrichien, Romans, nouvelles, théâtre II3, de La Pochothèque, et les écrits de voyage, Pays, villes, paysages, Écrits de voyage4 .
À quoi tient cet enthousiasme face à un auteur dont l’œuvre atteignait, de son vivant, des chiffres de vente astronomiques et que l’on pourrait aisément qualifier de « machine à production sûre et infatigable » ? Les tourments de la guerre, le nouvel échiquier politique mondial, les traits caractéristiques de l’œuvre même, cette élégance d’une plume qui prend ses assises dans le XIXe siècle semblaient ranger Stefan Zweig dans la catégorie des classiques modernes, de ceux dont on possède quelques textes dans sa bibliothèque, mais qu’on ne lit plus guère. Comment se fait-il qu’il s’impose à nouveau, avec sa thématique de l’indécision et ses analyses de l’âme, moins convaincantes que celles d’Arthur Schnitzler ou de Hugo von Hofmannsthal, moins solides que celles du docteur Freud ?
L’œuvre de Stefan Zweig comprend toutes les formes de l’écriture : poésie, essai, récit de voyage, biographie, roman, nouvelle, théâtre. S’il a délaissé très tôt la poésie, après deux recueils (Les cordes d’argent et Couronnes précoces, de 1901 et de 1906, respectivement), ce n’est pas seulement parce qu’il la sent trop redevable au style et aux élégances fin de siècle, mais bien pour la simple raison que la poésie se vend mal, qu’elle ne fait connaître son auteur que dans un cercle restreint, et qu’il faut s’appeler Rainer Maria Rilke, ou Hugo von Hofmannsthal, pour accéder par la poésie à la gloire internationale. Le domaine assurant la renommée immédiate, surtout à Vienne, dont la vie intellectuelle au début du siècle éclipse celle de toutes les autres capitales européennes, est le théâtre. Quand, en 1917, Stefan Zweig termine Jérémie, il représente déjà une valeur sûre avec deux autres pièces à succès, Thersite (1907, à 26 ans) et La maison au bord de la mer (1912), jouée au Hofburgtheater, une des scènes les plus prestigieuses d’Europe. Des années plus tard, Richard Strauss devra le déclarer son librettiste incontournable, voire irremplaçable pour La femme silencieuse (1935, à l’Opéra de Dresde) ; le seul grand compositeur allemand à ne pas avoir quitté l’Allemagne nazie insiste pour que le nom du Juif autrichien figure en bonne place sur les affiches. Peine perdue : en mai 1933, les livres de Stefan Zweig avaient été brûlés avec ceux des Thomas Mann, Heinrich Mann, Bertolt Brecht, Alfred Döblin, Sigmund Freud, Franz Kafka, Robert Musil et de douzaines d’autres, considérés comme « dégénérés » et « anti-allemands ». L’opéra de Richard Strauss ne sera plus jamais joué pendant le régime nazi.
Dans sa remarquable biographie, ouvrage monumental de par l’étendue et la profondeur des recherches, Serge Niémetz sait convaincre le lecteur que Stefan Zweig n’a jamais compris la haine raciale du régime hitlérien et que, jusqu’à la fin de sa vie, il a préféré se taire face à la persécution des Juifs. L’écrivain n’a ni voulu combattre par l’esprit la folie qui s’était emparée des États sous l’emprise de Hitler, ni se rallier à l’intelligentsia allemande en exil. Autrichien, Viennois, il avait admiré depuis toujours l’Allemagne ; ses livres avaient été imprimés à Leipzig ; lors de ses nombreuses tournées de conférences, ses auditoires préférés se trouvaient dans les grands centres culturels allemands, à Berlin, Hambourg, Cologne, Francfort, Munich. Hésitations, indécisions : profondément secoué par la Première Guerre mondiale, Stefan Zweig voyait bien les horreurs commises par le gouvernement d’une nation dont l’identité avait été essentiellement forgée par le concept de la culture (la « Kulturnation »), mais il se refusait à y croire. Issu de la grande bourgeoisie viennoise, détenteur d’un doctorat sur Hippolyte Taine, Stefan Zweig se révèle, dès le début de sa brillante carrière littéraire, grand francophile, vouant une admiration sans bornes à Émile Verhaeren, Jean Jaurès, Jules Romains, une amitié profonde à Romain Rolland. Il voyage, lit et écrit à un rythme affolant : quand on regarde les cadences de ses tournées de conférences, de ses publications, ses innombrables lettres aux intellectuels aux quatre coins de l’Europe, ses notes de lecture, on se demande comment il a pu maintenir, en apparence du moins, cette aisance mondaine, cet équilibre mental, cette amabilité sans affectation dont témoignent tous ceux qui l’ont connu.
En réalité, Stefan Zweig s’en remettait pour une large part à sa femme Friderike, organisatrice exceptionnelle, vouée corps et âme à l’œuvre de son mari. C’est elle qui aménage le petit château du Kapuzinerberg, au-dessus de Salzbourg, repousse les visiteurs importuns, fait taire les deux filles turbulentes de son premier mariage, prépare les voyages de Stefan Zweig, surveille les éditions, corrige et tape pendant longtemps les manuscrits. Dans les années 20 et 30, les publications de Stefan Zweig acquièrent, sans exception, le statut de best-sellers, et sont immédiatement traduites en de nombreuses langues : Amok (1922), Le combat avec le démon (1925), Trois poètes de leur vie (Stendhal, Casanova, Léon Tolstoï, 1927), Les heures étoilées de l’humanité (1927), La confusion des sentiments (1927), La guérison par l’esprit (1931), Légendes (1931), les biographies sur Joseph Fouché (1928), Marie-Antoinette (1932), Érasme (1934), Marie Stuart (1935), Castellion contre Calvin (1936), Magellan (1938), Amerigo (1940), et le roman La pitié dangereuse (1938), pour ne nommer que les titres les plus célèbres.
Serge Niémetz, avec une finesse remarquable, relève les raisons et les circonstances qui font que Stefan Zweig refuse de croire en la barbarie de l’Allemagne nazie qui envahit, en 1938, l’Autriche : profondément marqué par la guerre de 1914-1918, il espère, encore et toujours, que l’Allemagne ne cédera pas une nouvelle fois devant les ambitions et les folies des politiciens. Ce n’est qu’après une fouille humiliante dans sa résidence du Kapuzinerberg qu’il se résigne à quitter l’Autriche, provisoirement, comme il le dit, mais la mort dans l’âme.
« À quoi bon vivre, et où vivre ? »
Dès 1936, il s’installe à Londres. Commence un long périple qui le mène en Italie, au Portugal, aux États-Unis (il sera naturalisé britannique, en 1940, mais constate que son passeport porte la terrible mention l’identifiant comme « étranger hostile », ultime humiliation dont il ne se relève pas) et, finalement, au Brésil. Il se suicide à Petropolis le 22 février 1942, avec Lotte Altmann, sa deuxième femme (depuis 1939) et ancienne secrétaire. Stefan Zweig, pour qui voyager était une seconde nature du temps où l’Autriche et l’Allemagne étaient encore relativement libres, se sent traqué ; de plus, il est accablé par la misère de la diaspora allemande. Il engage une grande partie de sa fortune personnelle considérable afin d’aider les écrivains de langue allemande dans le besoin, mais ses meilleurs amis meurent : Sigmund Freud, Ernst Toller, Joseph Roth, René Schickelé. Les victoires militaires des nazis semblent confirmer que le mal triomphera, qu’après la guerre, le monde sera transformé à un point tel que Stefan Zweig ne voudra plus en faire partie.
En colligeant des extraits du journal de Stefan Zweig, Serge Niémetz brosse le tableau d’un intellectuel qui sent, avec une douleur que rien ne peut soulager, sa condition de Juif. Cet immense humaniste dont l’esprit « embrassait le monde entier », comme l’aurait dit Goethe, qui ne s’était jamais particulièrement intéressé à la religion de ses ancêtres, et dont la seule préoccupation avait été celle de rapprocher les peuples par son œuvre, se voit mis au ban, soumis à des traitements infamants. La sympathie avec laquelle il est accueilli au Brésil ne pourra le sortir d’une profonde dépression : il appartient au « Monde d’hier », comme il le dit clairement dans son autobiographie (posthume). Il ne veut plus refaire sa vie dans le monde de demain.
Les amis ne comprennent pas : « Il avait la gloire, l’argent, énormément d’amis, une jeune femme, et il a tout rejeté Pourquoi ? » dira Klaus Mann, qui se suicidera sept ans plus tard, et Thomas Mann de s’exclamer : « Lui ! Pourquoi ? » La réponse, Stefan Zweig la donne en évoquant la dernière liberté selon Montaigne, celle de se donner la mort. Il note : « La vie dépend de la volonté des autres, la mort de notre volonté propre : ‘la plus volontaire mort, c’est la plus belle’. » Il est profondément fatigué de et par la vie.
Écrire une biographie
Ce qui distingue la biographie de Serge Niémetz de celle de Dominique Bona, c’est surtout le ton : Dominique Bona raconte la vie de Stefan Zweig, Serge Niémetz la met en scène. La première écrit manifestement pour un large public ; elle n’hésite pas à donner des détails de la vie et de la mort de Stefan Zweig qui satisferont la curiosité (d’un goût discutable) du lecteur. Ton souvent désinvolte, chez Dominique Bona, qui s’appuie largement sur des études antérieures, tandis que Serge Niémetz adopte le registre académique, plus distant. Mais ce n’est chez ce dernier qu’apparence : outre la minutie des recherches, et leur étendue qui intègre une immense documentation, Serge Niémetz adopte une démarche de recherche autonome. Il fait non seulement revivre les « trois vies » de l’écrivain (jeunesse en Autriche, années de gloire, errances), mais il arrive à conférer une logique à cette vie, et même à la mort de l’écrivain, incompréhensible en apparence. Surtout, Serge Niémetz réussit à présenter Stefan Zweig dans toutes ses contradictions : le gentleman et le parvenu, le grand seigneur généreux et le pingre, l’égocentrique et l’ami idéal, saisissant ainsi une personnalité extrêmement complexe, évitant le fait divers, l’anecdote facile. Stefan Zweig lui-même, dans Le monde d’hier, n’a retenu que l’essentiel de sa vie ; le regard qu’il pose sur celle des autres est empreint de nostalgie, mais sa voix n’est jamais complaisante, reste toujours douce, soulève délicatement les couches de l’âme.
Pays, villes, paysages
Aller droit au fond des choses ? Ce n’est pas la manière de Stefan Zweig. Pour lui, il importe de situer son sujet, de l’éclairer, de l’approcher avec précaution. Ne rien brusquer, garder à l’esprit la spécificité de l’autre, qu’il s’agisse d’un être humain ou d’une contrée inconnue. Car le regard du voyageur est aussi aiguisé que celui du romancier ou du biographe, qui est non moins pénétrant que l’œil de l’auteur de théâtre : tout est enregistré, mis en rapport avec celui qui regarde. Une immense culture soustend ces récits de voyage, publiés dans la magnifique traduction d’Hélène Denis-Jeanroy, chez Belfond, une maison qui depuis de nombreuses années ne ménage aucun effort pour la diffusion de l’œuvre de Stefan Zweig. De cette œuvre, le récit le plus émouvant reste peut-être le court texte « La plus belle tombe du monde » : Stefan Zweig s’y recueille sur la tombe de Tolstoï, simple quadrilatère sur lequel personne ne veille : « Rien ne produit en ce monde […] un effet plus monumental que l’extrême simplicité […] cette tombe merveilleusement silencieuse, touchante dans son anonymat […] soumise au seul murmure du vent, sans un message, sans un mot. »
Les récits de voyage, qui nous parlent du rythme de New York, des temples de Bénarès, d’Oxford, du Brésil, du canal de Panama – les pages qui y sont consacrées avant l’achèvement des travaux sont d’une extraordinaire intensité – nous sont plus proches que certains des textes de fiction, exclusion faite de la majorité des nouvelles et des pièces de théâtre, qui ont obligé l’auteur à une concision qu’il a délaissée dans le roman. En relisant, dans Romans, nouvelles et théâtre II, le drame Jérémie, par exemple, la nouvelle « Un mariage à Lyon », et le roman inachevé Clarissa, on se rend compte que la force de Stefan Zweig se situe surtout dans la forme brève.
Ce volume, établi et annoté par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, a le mérite de présenter l’historique de chaque texte, de le situer par rapport aux autres, d’en relever les sources. Reste à venir le volume des biographies de Stefan Zweig. Et à redécouvrir : une Marie Stuart passionnante, une Marie-Antoinette dont le procès n’en finit pas d’émouvoir le public en France, un Fouché d’une brutalité et d’une intelligence qui étonneront toujours.
Derrière le narrateur Stefan Zweig se dessine, invariablement, l’ombre de l’auteur, homme fascinant pour les contradictions qui l’ont animé, et dont le passage du temps n’a guère affaibli la voix.
1. Stefan Zweig, Le voyageur et ses mondes, par Serge Niémetz, Belfond, Paris, 1996, 603 p. ; 39,95 $.
2. Stefan Zweig, L’ami blessé, par Dominique Bona, Plon, Paris, 1996, 358 p. ; 46,95 $.
3. Romans, nouvelles, théâtre, vol. II, par Stefan Zweig, édition préfacée, établie et annotée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, traduit de l’allemand par Alzir Hella, Olivier Bournac, Louis-Charles Baudoin, Jean-Claude Capèle, Hélène Denis, Robert Dumont, Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, « Classiques modernes / La Pochothèque », Le livre de Poche, Paris, 1996, 1 197 p. ; 44,95 $.
4. Pays, villes, paysages, Écrits de voyage, par Stefan Zweig, traduit de l’allemand par Hélène Denis-Jeanroy, Belfond, Paris, 1996, 251 p. ; 29,95 $.