L’automne 1996 a été particulièrement fructueux pour Sergio Kokis, cet écrivain d’origine brésilienne établi au Québec.
La scène littéraire québécoise voit d’abord la publication de son troisième roman, Errances1, ensuite la parution de l’essai Les langages de la création2, à l’origine une conférence publique donnée le 18 avril 1996 au Musée de la civilisation de Québec. Le dernier roman et l’essai se complètent : Sergio Kokis, qui a révélé dans ses romans un immense talent de conteur, expose dans cet essai les assises de sa réflexion sur les phénomènes du langage et de la création, entre écriture et peinture.
Après des débuts fulgurants, son premier roman, Le pavillon des miroirs, remporte en 1994 quatre prix littéraires, la réception très favorable du deuxième, Negão et Doralice (1995), voici donc, à l’automne 1996, Errances. Trois romans volumineux – le dernier compte tout près de 500 pages – en autant d’années : une telle production, ainsi que la rapidité avec laquelle survient la dernière publication, peuvent surprendre. Tout particulièrement si l’on considère que, d’après ce que l’auteur nous dit de lui-même dans son essai Les langages de la création, une grande partie de son temps est vouée à la peinture ainsi qu’à la lecture d’ouvrages de linguistique, de philosophie, de psychologie, et d’essais sur la peinture Harmoniser cet ensemble de disciplines et faire naître des œuvres cohérentes de ce magma tient de l’exploit. Après Errances, il semble que Sergio Kokis se trouve justement devant une décision à prendre : maintenir un rythme où prévalent des considérations de mise en marché, de présence physique sur la scène littéraire, ou se donner le temps de laisser mûrir une œuvre, de la travailler, de la retravailler. Si le premier roman s’était appuyé sur une structure narrative simple et efficace, le deuxième se distinguait par une langue nouvelle qui projetait son auteur au premier rang de ce qu’il convient d’appeler la « littérature métisse » au Québec, puisqu’elle apporte au français standard des saveurs nouvelles et insoupçonnées. C’est justement ce dernier aspect qui déçoit dans Errances : dès que le narrateur quitte le Brésil, sa langue s’internationalise. Elle acquiert des lumières froides où manque la magie de la terre d’origine.
Accords et dissonances
Le roman raconte l’histoire d’un ex-militaire brésilien, Boris Nikto, qui fuit la dictature (cinq généraux se succèdent au Brésil, de 1964 à 1985), pour s’installer dans une petite ville de l’ancienne République démocratique allemande. Un consul brésilien de passage lui promet l’amnistie. Nikto retourne au Brésil, mais constate que le pays s’est détérioré à un point tel qu’il ne lui est plus possible de s’y intégrer. Clarissa, un premier amour qu’il a su garder intact, le décevra, et le danger d’un procès en cour martiale incite Boris à quitter de nouveau le Brésil. Il repart sous le nom de Martin Niemand – Ulysse devant le cyclope ne dit-il pas s’appeler personne – sur un cargo polonais, reprenant sa vie d’errances.
Trame riche et complexe, pleine de promesses, où l’accent de vérité se retrouve tout particulièrement dans la première partie du livre, quand Boris fuit son pays à travers la jungle et les marais brésiliens. L’évocation de la violence faite aux enfants, aux pauvres, les couleurs du Sud, la brutalité de la junte, le cynisme des militaires, font retrouver au lecteur les accords qui l’avaient séduit dans Le pavillon des miroirs et Negão et Doralice. C’est dans la deuxième partie, consacrée au séjour de Nikto en Allemagne, que la lecture se fait plus difficile. Il ne s’agit pas ici de rejeter le ton nouveau du narrateur lorsqu’il relate ses expériences hors du Brésil, mais encore faut-il que ces accords trouvés loin de la terre natale soient convaincants : l’accumulation de clichés (ciel gris, temps froid, landes près de la mer Baltique), le tableau des relations établies avec les hommes et les femmes des deux Allemagne, la description – sommaire et peu crédible – de l’intelligentsia ouest-allemande, mais surtout l’accent mis sur les dialogues (très socratiques ; l’on croit entendre parler le Ménalque de Gide) rendent la lecture difficile et, par endroits, ennuyeuse. Boris, qui s’est révélé poète en RDA, entreprend avec ses vis-à-vis des discussions difficilement imaginables ; toujours soutenu par d’étonnantes quantités de scotch, il n’est par ailleurs jamais abandonné par Cupidon qui lui sert une femme après l’autre sur le chemin de l’errance. Si le narrateur, dans Le pavillon des miroirs, avait amplement discouru sur la peinture, celui d’Errances ne nous livre aucun exemple de sa poésie : procédé plutôt étrange de la part d’un personnage qui se place invariablement au centre de l’action. Quand Boris parle de poésie, c’est pour prendre ses distances face aux théories littéraires élaborées par de délirants universitaires, des sémioticiens surtout, que le narrateur supporte aussi mal que le conférencier Kokis dans Les langages de la création. Cependant, le concept même de la poésie reste flou ; dans le roman il est noyé par des flots de paroles. Par contre, le monde de la peinture (commerciale) est abordé, en dernière partie, de façon plus convaincante, comme l’est le Brésil de la fin de la dictature, avec la représentation de ses politiciens rapaces qui mènent le pays au bord de la faillite. Nikto, revenu au Brésil, qu’il avait connu tout au début de la dictature, reconnaît à peine le pays natal, qui lui semble irrémédiablement perdu. Le narrateur prend alors conscience de sa condition d’exilé ; il part de nouveau, non pas en « citoyen du monde » se sentant bien partout et nulle part, mais en individu qui s’aperçoit que les temps changent, et chacun avec eux.
Ce qui dérange dans le roman ce sont non seulement les (très nombreux) dialogues, construits et secs pour la plupart, mais toute une série d’événements peu plausibles, comme le meurtre froidement commis sur un petit maître-chanteur (Nikto n’a rien d’un assassin, et son geste tombe à plat), des personnages mal définis ou peu crédibles (Albrecht, l’éditeur gauchiste ouest-allemand, qu’aucun Allemand de cette génération n’appellerait « Al », Monica, la maîtresse manquée, ou encore un ancien professeur d’algèbre). Peu crédible non plus le personnage même du narrateur, dont les lettres sur ses voyages (imaginaires) sont plus passionnantes que les poèmes, qui se perd trop souvent dans des poses d’intellectuel qui semble regretter de ne pas faire partie du club des universitaires. Par contre, la peinture de personnages-types hérités des deux romans précédents – le barbier Sirigaito, le colonel avec son troupeau de fillettes (tableau exceptionnel et magnifique), la mulâtresse, une autre maîtresse – est pleinement réussie, de même que, au Brésil, la couleur locale, la description d’une société corrompue, de la pauvreté, intolérable à un point tel que le narrateur se transforme, dans la troisième partie, en observateur distant. Quand Sergio Kokis raconte le Brésil de sa jeunesse, il se révèle un conteur extraordinaire. Dommage que la suite du roman ressemble davantage à un collage d’essais qu’à un texte narratif ; dans la deuxième partie, la trame ne sert que de mince prétexte à l’exposition de vastes collections d’idées faisant preuve de la culture considérable du narrateur. Mais le texte n’arrive malheureusement pas à faire s’établir le contact entre narrateur et lecteur, ce dernier restant sur sa faim.
En guise de réponse
Dans son essai Les langages de la création, Sergio Kokis s’explique en quelque sorte : « Voilà pourquoi je n’ai pas parlé de la poésie. C’est trop difficile. Tout ce qu’on ne comprend pas à propos de l’espace, du temps et de la pensée s’y trouve réuni […] dans un mystère impossible à traduire. » Mais le narrateur du roman est justement un poète qui parle de tout, sauf de sa poésie, sans jamais dire pourquoi il est incapable de parler de son œuvre. Sans l’essai, cette réticence du personnage central, qui intervient sans arrêt sur toutes sortes de sujets, resterait incompréhensible. Pour mieux suivre le narrateur du roman et ses discussions avec les intellectuels qui jalonnent le texte, il faut lire, de façon complémentaire, le conférencier et ce qu’il dit sur « les langages de la création ». Ici, Sergio Kokis part des composantes ludiques ; selon lui, « [l]’intuition de l’ensemble des écrivains et des poètes reste ce qu’il y a de plus pertinent au sujet de cette étrange créature que nous sommes ». Dès lors, il rejette une large part des théories scientifiques sur le sujet pour développer son point de vue – et non pas une théorie – au sujet du sens des choses. Il en trouve les origines dans « une communion mythique avec la nature, dans les mouvements corporels et les déguisements totémiques rituels qui ont été les premières manifestations d’une pensée authentiquement symbolique ». Pour lui, la réflexion esthétique doit commencer par les jeux de l’enfant, qui s’invente un monde, à l’instar de l’artiste qui nous traduit « le réel sous des aspects inhabituels ». En d’autres termes : l’artiste nous présente le réel, mais « autrement que ce qu’il paraît être ». Sergio Kokis entreprend alors une réflexion sur le langage narratif et le temps vécu, menant à la plus grande complicité possible entre le lecteur et celui qui raconte. L’auteur semble croire que cette complicité atteint un haut degré lorsque lecteur et narrateur sont issus d’un même contexte culturel. Il est alors difficile d’expliquer le succès de ses romans, très « brésiliens », au Québec. La fascination qu’exercent ses textes sur le lecteur d’ici dépasse le simple attrait de l’exotisme, ou l’attitude du philistin d’ici qui se délecte de la description des « horreurs à la brésilienne ». Les textes de Sergio Kokis tendent vers le métissage de la société québécoise, en progression depuis une dizaine d’années. Avec son « roman mémoriel » (R. Robin), Sergio Kokis infiltre celui des Québécois « de souche », qu’il enrichit. Dès lors, il assume – et il en est conscient – le rôle de messager entre deux cultures, tout en respectant l’une et l’autre. Il faut alors reprendre Le pavillon des miroirs pour comprendre avec quel tact, mais aussi avec quelle fermeté le narrateur assume ce rôle de médiateur : il ne reste pas muet devant les difficultés que lui pose la terre d’accueil (une béatification du Québec enlèverait au récit une partie importante de sa crédibilité, bien sûr), tout au contraire : en relevant les différences, utilisant les mots de la terre d’accueil en y ajoutant les siens, il crée un espace commun entre lui et l’autre, entre le « néo » et le Québécois « de souche », où il est possible de se rencontrer, tout en respectant l’espace de chacun. De là, Errances acquiert un sens qui dépasse le récit de l’exilé Nikto : il dit l’incommunicabilité entre les cultures si cet espace de rencontre n’est pas créé dans un effort individuel et collectif à la fois.
Le peintre Kokis
Un autre moyen d’établir le contact entre l’artiste et son public est celui de l’image. Si ce contact se fait, dans le cas du texte, mot par mot, ligne par ligne, il en est tout autrement avec la peinture. Ici, il faut fréquenter un tableau afin qu’il livre son message. Dans Les langages de la création, l’écrivain Kokis explore le mystère entourant la naissance d’un tableau et la relation que le peintre Kokis entretient avec son œuvre. Lui qui prend ses distances face à la « soupe verbale » des sémioticiens de l’art pictural, relate comment il arrive à aimer son œuvre, pour la rejeter ensuite puis l’aimer à nouveau. Le tableau L’Artiste, dont il croit d’abord le dessin parfait, les harmonies mélodieuses et l’effet puissant et qu’il rejette presque aussitôt, lui apparaît, deux ans plus tard, comme « l’artiste en personne, tel que je l’avais connu il y a si longtemps ». Cette re-connaissance se fait par le biais d’un retour sur l’enfance, lui donnant la clé de l’œuvre. Du coup, elle englobe l’existence même du peintre Kokis. Cependant, cette œuvre restera un symbole muet pour le spectateur s’il « n’a pas, à son tour, un monde intérieur prêt à se mettre en branle ».
Parler de poésie se révèle impossible de ce fait, et l’on comprend le refus de Sergio Kokis de présenter le mystère entourant le poème, puisque la poésie intègre l’existence même du poète qui ne peut savoir si le lecteur arrivera à se mettre au diapason du monde de l’autre. Sergio Kokis exprime son monde intérieur dans sa peinture ; par ses textes, il utilise le langage comme « intermédiaire entre deux esprits », dans l’espoir que ce langage se fasse messager entre les cultures.
1. Errances, XYZ, Prix Elle Québec, 1996, 486 p. ; 24,95 $.
2. Les langages de la création, Nuit blanche éditeur / CEFAN, 1996, 77 p. ; 10,95 $.