Il pleut régulièrement rétrospectives et anthologies sur le terrain poétique. Et parfois, le nouveau recueil d’un auteur peut également devenir un moyen de se souvenir, de rassembler les moments épars d’une vie fuyante. Dans tous les cas le livre unifie, réitère, il engage de nouveau à la durée.
Renaud Longchamps
Chez Renaud Longchamps par exemple, l’opération rétrospective équivaut à une véritable archéologie, puisqu’elle implique une réorganisation et une interprétation qui précisent l’idée que le poète projetait de lui-même. Y allant d’ajouts et de variantes dans l’agencement, Longchamps ne se contente pas de voir ses textes réédités, mais cherche à consolider la cohésion déjà patente entre ses divers recueils. Avec Œuvres complètes, Tome 6, Décimations1, il regroupe chez Trois-Pistoles un cycle important, paru entre 1990 et 1996, et qui affine certaines de ses intuitions fondamentales. Il utilise également comme toile de fond les théories de Stephen J. Gould sur l’évolution, en méditant sur la décimation perpétuelle qui débuta avec la reproduction sexuée, et par laquelle l’être humain fut condamné aux affres de la prédation. De Retour à Burgess jusqu’à Ataraxie, différents recueils forment une trame d’interrogations sur l’humanité, où le vertige d’être pourrait éventuellement devenir – via sa transformation langagière – un accueil plus étendu de l’autre. Un « autre » que le poète place notamment du côté des extra-terrestres, maîtres inquiétants et silencieux qu’il s’applique à imaginer sans trop se perdre dans le fantastique.
En général très immédiate, la parole de Renaud Longchamps coule telle une lave venue des profondeurs, tantôt sous la forme d’une chaîne d’aphorismes, tantôt en longues suites de strophes irrégulières. Étrange confidence où le poète agit comme un filtre entre la nature et le lecteur, masse de propositions où il convient de s’immerger sans trop hâter son jugement. S’il se commet parfois en didactismes, l’oracle beauceron n’en fait pas moins oublier maintes superficialités poétiques qui meublent les rayons.
Nous voulons quitter la Terre
depuis que nous savons
qu’elle n’a jamais été notre maison
qu’elle ne sera jamais notre maison
Nous voulons nous perdre dans l’univers
pour vous fuir à jamais
Ainsi l’humanité s’acquittera
de sa lourdeur biologique
aux horizons lézardés
La beauté n’est pas une constante universelle
Renaud Longchamps, Œuvres complètes, T. 6, Décimations, p. 173.
Fernand Ouellette
Amorçant quant à lui une trilogie avec L’inoubliable, Chronique I2, Fernand Ouellette compte aussi sur une intuition très élastique, dont le mouvement déborde volontiers les limites conventionnelles du livre. Après avoir rédigé plus de mille poèmes en quinze mois, dans un état qu’il a décrit comme une forme de transe ou d’odyssée, cet émérite représentant de la « génération de l’Hexagone » a divisé cette matière en trois grands recueils épousant le rythme d’un journal spirituel. Dans ce premier bloc de 327 pages, l’auteur se place dans une position extra lucide qui l’amène à surplomber les différentes périodes de son œuvre. On a ainsi l’impression d’un bilan littéraire en filigrane, parmi nombre d’échos à la peinture autant qu’à la musique. Si une certaine absence de doute vient occasionnellement choquer l’âme moderne, l’édifice est à considérer avec lenteur en attendant son deuxième pan.
(Il me prend, d’impatience,
Des obsessions de tournoyer
Pour m’alléger
Ou me libérer même
Avec des larmes contemplantes de plein soleil,
Retrouver ce que j’ai le mieux préservé
En moi de sublime, de plus près du divin.)
Et que se déploient enfin des pensées
Paisibles qui montent,
Si lumineusement modulées.
Et se dessinent les fines arabesques
Des moines qui psalmodient
En pénombre.
Fernand Ouellette, L’Inoubliable, Chronique I, p. 26.
Jean Charlebois
Contrairement à Fernand Ouellette, Jean Charlebois ne surprend pas outre mesure avec la prolixité de son Blancbleubrunjaunenoirorangeroserougevert3. Toujours très baroque, ce tendre ironiste envisage souvent le livre comme une somme quasi linéaire d’expériences, miroir fragmenté d’une vie dont les éclats prennent forme grâce à une parole sentie, éminemment éluardienne. En ce sens, la plupart des recueils de Charlebois ont l’allure de rétrospectives où la masse grouillante des vocables demeure un édifice fragile, instabilité qui nous reconduit au mouvement perpétuel entre les livres.
Ainsi que le long titre le suggère, il est question de couleurs dans ce recueil chargé, où les mots foisonnent d’un couvert à l’autre dans un complet mépris de la tendance contemporaine vers une concision avoisinant le haïku. Aucune retenue de ce type chez Charlebois, mais plutôt une espèce de verset un peu lâche, toujours ouvert à la phrase qui vient, malléable au maximum afin que l’émotion s’y glisse en terrain confortable (d’où, peut-être, l’irrégularité ludique de la typographie). C’est dans cette liberté jouissive que le poète s’adonne ici à l’éloge des couleurs, ce qui n’est qu’une façon parmi d’autres de rassembler thématiquement ses textes. On peut goûter ou non cet épanchement plein d’excès, mais c’est du Jean Charlebois tout craché, ou plutôt tout lové dans le prisme de sa langue.
Parce que je n’irai pas te voir
mourir
Roland
dans un salon funeste
j’en mourrais
Parce que tu errais
hors des sentiers bénis
et que tu m’as appris à errer
entre lignes de mots curieux
alignés entre eux sous une forme étrange
pour mieux dire on dirait
de ne pas mourir
Jean Charlebois,
blancbleubrunjaunenoirorangeroserougevert, p. 29-30.
Denise Desautels
En titrant la rétrospective de Denise Desautels Mémoires parallèles4, on a bien exprimé la dualité qui parcourt cette œuvre amorcée au milieu des années 1970. Prose et poésie, évocation et récit, douleur et félicité, tous ces couples jalonnent un itinéraire marqué par le sceau du double. Comme le dit le préfacier Paul Chamberland – qui a aussi sélectionné les textes –, la majorité des recueils de la poétesse sont reliés par l’expérience du deuil, d’où un ton mélancolique par lequel est constamment ressassée l’obsession de la mort. Si on peut regretter les innombrables coupures effectuées dans les poèmes, l’opération anthologique est par contre une excellente démonstration des miroirs et réseaux qui traversent cette écriture, non sans répétitions de toutes sortes.
Je répète : tristesse. J’en accentue
secrètement la rumeur au moment où des
voyages resurgissent et nous enroulent
dans des mémoires parallèles, malgré les
stratégies et les intuitions du désir, malgré
l’affinement du regard amoureux. Parallèles,
comme tout ce qui persiste : une petite fille,
ses histoires de paysage et
le fait de mourir.
En nous, cette vision exacte du projet ou de
l’élan, malgré la distance et les mirages,
malgré nos mains trop souvent
livrées à elles-mêmes.
Denise Desautels, Mémoires parallèles, p. 79.
Robert Dickson
Une continuité semblable est lisible entre les derniers ouvrages du Franco-Ontarien Robert Dickson, dont Libertés provisoires5 continue d’associer l’anecdotique et le grave comme deux facettes complémentaires d’une même réalité. Bien qu’il s’adresse à nous sur un ton débonnaire et familier, Dickson utilise cette simplicité pour mieux exprimer la décadence et l’inhumanité qui planent sur les tentatives de bonheur. Tel que l’intitulé l’indique, l’aventure poétique est une histoire de liberté sans cesse remise sur le métier, ce dont l’auteur prend acte sans tambours ni trompettes, à la manière d’un Sisyphe patient.
Fermé la télé un certain temps passe je ne
reconnais pas ces chants d’oiseaux au couchant
une musique convenue rompt le peu de charme
le cheval et la baie tranquilles
nous sommes avec voyages avec pauses
publicitaires
avec mort annoncée livrée à domicile nous
sommes de moins en moins nous en
attendant une aube censée venir pour
tous et demain le cheval reprend le service
Robert Dickson, Libertés provisoires, p. 36.
Rina Lasnier
Paru dans la collection « L’enclume » des Écrits des Forges, Le sang du regard6 de Rina Lasnier rassemble des textes tirés des deux tomes de L’ombre jetée. Publiés en 1987 et 1988 chez le même éditeur, ces poèmes ne se démarquent pas beaucoup dans l’œuvre de cette auteure inspirée par le mysticisme chrétien, mais ils profitent ici de la présence d’acryliques de Louise Vandière. On a également structuré ce choix de façon originale, en disposant une prose au début de chacune des trois sections de vers, mais la façon dont les coupures sont effectuées fait regretter qu’on n’eût accompagné l’édition de quelques commentaires éditoriaux. Le livre s’adresse donc plus particulièrement aux inconditionnels, tout en s’inscrivant dans une série amorcée de belle façon avec des inédits de Gatien Lapointe.
VITRAIL BLANC
Vitrail blanc des graffitis de gel…
Le cristal de l’œil en sait l’ailleurs,
le soleil médian en détourne sa force,
l’enfant l’incruste de nacre et de songe…
OUBLIE-TOI
Oublie-toi comme l’ombre remorquée
comme la neige servant le silence,
rien n’est dû d’excessive présence
sauf l’abri des larmes cachées…
Rina Lasnier, Le sang du regard, p. 12.
Serge Patrice Thibodeau
C’est sous un mode très personnel et tout différent que Serge Patrice Thibodeau fait le point avec Que repose7, écrit entre Montréal, l’Acadie, le Brésil, la Catalogne, la Croatie, les Pays-Bas et la Pologne. Il s’agirait là, comme l’exprime l’épigraphe de Gao Xingjian, de « contempler, loin de la douleur, le cœur reposé, les images laissées par ces souvenirs sombres, [de] trouver des lumières un peu plus brillantes, pour considérer le chemin parcouru ». De fait, ces nouveaux poèmes explorent un registre plus apaisé que jamais chez ce grand voyageur, comme s’il avait modifié sa méthode pour maîtriser l’angoisse et les terreurs du monde. Son verbe demeure toutefois très musical, mais avec une tendance plus minimaliste et tournée vers l’apaisement, alors qu’on retrouve les thèmes à saveur spirituelle déployés dans ses dix premiers recueils. Il sera d’ailleurs intéressant de vérifier si ce regard allégé vers le passé donnera naissance à une nouvelle phase de l’œuvre.
un silence beau
comme l’ivoire d’un piano
traversant l’Atlantique
si beau que noir
le bois
se fond au bleu
farouche
des Tropiques
Serge Patrice Thibodeau, Que repose, p.18.
1. Renaud Longchamps, Œuvres complètes, Tome 6, Décimations, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2004, 256 p. ; 29,95 $.
2. Fernand Ouellette, L’inoubliable, Chronique I, L’Hexagone, Montréal, 2005, 326 p. ; 27,95 $.
3. Jean Charlebois, Blancbleubrunjaunenoirorangeroserougevert, Lanctôt, Outremont, 2004, 204 p. ; 18,95 $.
4. Denise Desautels, Mémoires parallèles, Le Noroît, Montréal, 2004, 251 p. ; 18,95 $.
5. Robert Dickson, Libertés provisoires, Prise de parole, Sudbury, 2005, 98 p. ; 13 $.
6. Rina Lasnier, Le sang du regard, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2004, 64 p. ; 20 $.
7. Serge Patrice Thibodeau, Que repose, Perce-Neige, Moncton, 2004, 111 p. ; 16,95 $.