Pour présenter Sébastien Japrisot à ceux qui ne le connaîtraient pas, on pourrait le comparer à Daniel Pennac. À deux décennies de distance et malgré des différences essentielles dans les thèmes et la manière, les deux auteurs ont en effet donné au roman policier des œuvres particulièrement travaillées sur le plan narratif, si bien que leurs romans sortent du créneau des séries noires et sont publiés dans les collections de littérature générale.
La mort de Sébastien Japrisot, survenue en 2003, invite à la relecture ou à la découverte de son œuvre, qui jouit d’une popularité qui ne s’essouffle pas et dont une partie a été rassemblée en un volume chez Denoël1. Tous les romans de l’écrivain ont d’ailleurs été traduits en plusieurs langues (on dit qu’il est l’auteur français le plus lu à l’étranger) et, de surcroît, portés à l’écran. Il a en outre écrit des scénarios qui se dévorent comme ses romans.
Un jeu de déductions
En général, les romans policiers jouent habilement avec le point de vue et nous font voir les choses d’une façon qui, en apparence objective, montre tout en camouflant. Ainsi, nous sommes devant un crime à élucider et n’avons accès qu’aux seules informations dont dispose l’enquêteur, qui doit mettre en place tous les éléments du puzzle, départager les fausses pistes des indices réels, ce que le lecteur est naturellement invité à faire. Cependant, l’information sur le crime est livrée de façon partielle ou détournée, certaines données cruciales sont glissées comme des détails et échappent à la vigilance du lecteur, qui, moins patient il faut l’avouer que le héros de l’histoire, dévore habituellement son roman sans s’attarder outre mesure à la manière dont il est raconté. Pour peu qu’il reprenne le livre plus tard cependant, le lecteur alors moins pressé se rend compte qu’il avait négligé au départ certains indices qui deviennent évidents. Comme dans « La lettre volée » d’Edgar Allan Poe (ancêtre du Polar) – où le document compromettant est épinglé au milieu d’un tableau d’affichage –, ce que l’on cherche dans un endroit dissimulé est trompeusement mis en évidence, là où on ne pensera pas à chercher.
Parties de cache-cache
L’originalité des romans de Sébastien Japrisot est qu’ils font souvent adopter le point de vue de la victime : victime des autres ou d’une machination qui se retourne contre elle-même, victime qu’on a voulu tuer ou bouc émissaire à qui l’on veut faire endosser un crime. Piège pour Cendrillon par exemple nous installe d’emblée dans une certaine confusion dont les brumes ne se dissipent que tout à la fin du récit. Une jeune fille est amnésique à la suite d’un incendie dont elle est sortie défigurée. Son amie du même âge n’a pas survécu à la tragédie. On découvre cependant en enquêtant sur les causes de l’incendie que l’accident est fort probablement un crime déguisé. La survivante est en effet l’héritière présumée d’une grosse fortune qu’enviait celle qui ne s’en est pas sortie. De là à soupçonner que celle qui est considérée comme morte soit en réalité la défigurée qui a pris la place de l’héritière grâce à la confusion qu’elle aurait créée, il n’y a qu’un pas. La survivante elle-même, qui, si elle est coupable, avait tout prévu sauf l’amnésie, ne sait plus véritablement qui elle est. L’identité de la jeune femme se précise pourtant peu à peu, à la faveur d’indices et de souvenirs qui lui reviennent par bribes, et l’on comprend par ailleurs que celle qui aurait hérité est celle qui au départ était donnée comme morte dans l’incendie. Tout est donc perdu pour tout le monde.
Un autre type de doute est savamment entretenu dans La dame blonde dans l’auto avec des lunettes et un fusil. L’héroïne, agressée dès le départ dans un relais routier, essaie de retracer le fil de ses souvenirs pour comprendre ce qui lui arrive. Pendant un périple où elle nous donne l’impression de tourner un peu en rond et de tomber de Charybde en Scylla, elle rencontre des personnages qui lui affirment l’avoir vue là où elle est certaine de n’être jamais allée, découvre un cadavre dans la voiture qu’elle a « empruntée » à son employeur et est détroussée par un charmeur qu’elle a ramassé sur sa route. Elle refuse de faire appel à la police et cherche à se sortir toute seule d’une situation de plus en plus menaçante. Tout est donc mis en place pour qu’elle se croit amnésique ou folle, ce que bien sûr nous sommes au début portés à croire aussi, puisque nous ne pouvons voir les choses que de son point de vue, ou de celui de quelques autres personnages qui ne savent rien au départ de la machination dont elle est la victime. À mesure que le récit avance cependant, et malgré la menace de plus en plus précise qui pèse sur elle, l’héroïne retrouve ses esprits, ses moyens et son assurance pour démêler les fils de l’intrigue, qui finit sur un happy end trop appuyé pour ne pas être ironique. D’un style alerte, teinté d’humour, ce roman reste une œuvre exemplaire pour apprécier l’art du point de vue.
Dans Compartiment tueurs, des émules de Raskolnikov et de Lafcadio décident de commettre un crime gratuit, sans mobile, donc parfait. Par défi et pour se jouer du système, ils élimineront l’un des passagers du train Marseille-Paris. Des incidents imprévus font cependant qu’au dernier moment tout ne se déroule pas selon les plans, et la victime choisie aléatoirement échappe à son triste sort cependant que c’est l’une des instigatrices du « jeu » qui est retrouvée morte. C’est sur son cadavre que s’ouvre le récit et le lecteur voit tomber au fur et à mesure les autres passagers sans encore comprendre par qui ni pourquoi ils sont éliminés, jusqu’à ce que la victime que le hasard avait désignée, qui n’était pas où l’on s’attendait qu’elle soit, découvre elle-même à la police, qui n’y comprend rien, le jeu morbide auquel elle a échappé.
Plus tragique dans son propos en raison de la détresse psychologique de l’héroïne, L’été meurtrier est surtout connu dans sa version cinématographique. Incarnée par une émouvante Isabelle Adjani, Éliane se débat pour guérir une blessure qui l’empêche de s’affranchir de son passé. Perçue comme immature et instable, elle exhibe sa féminité à la tête de tous les hommes de son petit village. Elle a des amants, mais pas d’amis. Les autres ne s’intéressent pas à ce qu’elle pense et ne se doutent pas que son air buté cache une détermination très précise. Son drame est qu’elle a été conçue pendant un viol collectif à la suite duquel l’homme qui vivait avec sa mère n’a jamais voulu la reconnaître. Blessée par cette non-reconnaissance et obnubilée par la scène violente dont elle continue pourtant de réclamer le récit à sa mère, Éliane complote une façon de venger cette dernière, avec laquelle elle entretient une malsaine relation fusionnelle. Elle est persuadée qu’elle pourra mener une vie normale, avec un père, quand les coupables seront punis, quand leurs familles souffriront autant qu’elle souffre. Elle s’arrange donc pour se faire épouser par le fils d’un des présumés agresseurs et manipule habilement tous les membres de son entourage.
Mais le passé, fût-il une fiction, ne se laisse par réparer ainsi, et le tout tourne à la tragédie. On sait pour avoir vu le film que le malheureux mari devient assassin. Si le scénario respecte l’esprit du roman, il reste que les deux œuvres ont des qualités propres et qu’avoir vu l’une n’enlève rien au plaisir de lire l’autre. Ainsi tout le roman est construit comme l’instruction d’un procès. Chaque personnage impliqué dans l’affaire vient témoigner, raconter ce qu’il sait, ce qu’il a vu, ce qu’il a compris, devant le lecteur qui découvre progressivement le malentendu sur lequel toute cette histoire repose, et qui se voit assigné à la fin le rôle d’avocat de la victime. Et, en effet, nous nous sentons prêts à le défendre, ce mari naïf, toujours amoureux même s’il se sait manipulé. Nous sommes du moins incapables de le condamner.
Imposer des images avec les mots
Dans un sens moins figuré, point de vue rime avec regard. Et ce n’est sans doute pas un hasard si les romans de Sébastien Japrisot ont tous été portés à l’écran. Ses descriptions donnent des détails visuels précis, qui imposent des images. De là à écrire directement des scénarios, il n’y a qu’un pas que l’auteur a franchi à plusieurs reprises. On pourrait hésiter à lire ce qui a été écrit pour être mis en images, mais, là encore, l’art de l’écrivain nous tient en haleine. Ses scénarios (Adieu l’ami, La course du lièvre à travers les champs, Le passager de la pluie), écrits au présent dans un style minimaliste et hautement efficace, procurent autant de plaisir que ses romans. L’accent est mis sur l’action : nous voyons agir des personnages qui ont dû tuer ou commettre un crime, mais comme à leur corps défendant ou en état de légitime défense. L’écriture nerveuse impose un rythme trépidant en accord avec la tension que vivent les personnages. Si les romans mettent en scène surtout des héroïnes, l’univers des scénarios est essentiellement masculin. Les héros s’y tapent d’ailleurs allègrement sur la gueule, ce qui ne les empêche pas de développer une solidarité à toute épreuve devant l’adversité. Le thème de la fidélité en amitié y est donc omniprésent.
Une biblio-filmographie complète le volume et nous permet de prendre la mesure de l’œuvre abondante de l’auteur, qui travaillait davantage pour le cinéma dans les dernières années de sa vie. Signalons simplement au passage que Sébastien Japrisot a signé les adaptations de plusieurs films (dont les célèbres Histoire d’O, Les enfants du marais, Un crime au paradis), qu’il a réalisé plusieurs courts métrages, et qu’il est l’auteur de nombreuses traductions.
Malgré l’intérêt indéniable des scénarios que contient cette réédition, on pourrait déplorer que le projet n’ait pas prévu de publier tous les romans, quitte à faire deux volumes. La passion des femmes, Un long dimanche de fiançailles, Les mal partis auraient mérité leur place à côté des autres romans. Ce n’est peut-être que partie remise ?
1. Sébastien Japrisot, Compartiment tueurs, Piège pour Cendrillon, La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, Adieu l’ami, La course su lièvre à travers les champs, L’été meurtrier, Le passager de la pluie, Denoël, Paris, 2003, 1203 p. ; 49,95 $.