Sous couvert de nous expliquer le rôle du cortex cingulaire dans l’évolution de l’humanité, l’auteur, dans Où est le sens ?1, se livre à un plaidoyer implacable sur la nécessité de revoir nos modes de vie actuels si nous voulons continuer d’exister en tant qu’espèce. Soyez averti, il y a beaucoup de « repentez-vous-la-fin-est-proche » dans l’essai de ce polytechnicien, docteur en neurosciences et rédacteur en chef du magazine Cerveau & Psycho.
D’abord, deux mots sur le cortex cingulaire. « Il s’agit d’un repli du cortex cérébral situé à l’interface des deux hémisphères cérébraux lui-même connecté au striatum [qui] joue le rôle de signal d’alarme qui nous avertit quand notre monde n’a plus de sens désirable. » C’est lui qui « lit » l’environnement et le rend intelligible. Par exemple, il permettait aux premiers hominidés de savoir si tel environnement recelait une ressource utile à leur survie ou bien une menace. Il permettait aussi à nos ancêtres chasseurs-cueilleurs de maintenir la cohésion du clan. Tout le monde connaissant tout le monde, le comportement de chacun devenait prévisible et réduisait ainsi une incertitude qui aurait été difficilement supportable pour le cortex cingulaire.
En permettant aux premiers hominidés de comprendre leur environnement, le cortex cingulaire créait du sens que l’auteur définit comme « l’ensemble des codes, préceptes et règles de vie qui, correctement appliquées et respectées par l’individu, donnent une direction à son existence » et lui permettent de s’intégrer à une communauté qui partage les mêmes valeurs et qui garantit sa survie.
Au fil de son essai, Sébastien Bohler nous raconte comment ce besoin de sens s’est d’abord manifesté par des rituels qui se sont mués peu à peu en rites. Ces rites ont à leur tour créé les religions animistes, dans lesquelles l’univers est peuplé d’esprits bienveillants ou malfaisants dont on devait amadouer le courroux ou solliciter les faveurs par des sacrifices. Avec le temps, ces esprits sont devenus des dieux, et les sacrifices ont fait l’objet de cérémonies à caractère religieux. Ainsi, au cours de son histoire, l’homme a élargi son besoin de sens jusqu’à ce que celui-ci englobe « les questions de la mort, de la transcendance, du soi, du bien et du mal ». C’est l’institution des religions qui a résolu ces questions et qui a permis de fondre les individualités dans un creuset de valeurs partagées. « La foi, nous dit Sébastien Bohler, est sans doute la plus grande réalisation du cortex cingulaire. »
Puis vint le XIXe siècle et sa révolution industrielle
Progressivement, l’invention de machines de plus en plus performantes, à partir du XVIIIe et surtout du XIXesiècle, nous a permis de dominer la nature et de faire fi du sens, perçu dès lors comme « un palliatif à notre manque de pouvoir technique et scientifique ». En dominant la nature, nous nous sommes condamnés au malheur, nous dit Bohler, parce que « nous nous sommes coupés de nous-mêmes ». Nous sommes devenus des « dieux solitaires » surpuissants, mais déboussolés.
Pour pallier cette perte de sens, l’homme s’est jeté à corps perdu dans une consommation de plus en plus frénétique. Les centres commerciaux ont remplacé les lieux de culte. « C’est [aujourd’hui] le cordon ombilical qui relie l’individu à la société. » À cette frénésie de posséder se greffe la recherche incessante du pouvoir, du confort et des plaisirs. Sébastien Bohler y voit la source des multiples maux qui affligent nos civilisations, allant des troubles alimentaires et de l’obésité à la surconsommation de drogues, de pornographie et de gadgets électroniques. « Nos sociétés ouvertes à la concurrence mondiale, à l’accélération des échanges et des rythmes de production […] qui ont décuplé l’incertitude sont aussi paradoxalement des sociétés marquées par le repli sur soi. » Bohler en voit l’illustration dans les mouvements du Brexit et du Make America Great Again ou encore dans la montée des populismes en Hongrie, en Pologne, au Brésil ou ailleurs.
À la dégradation du tissu social fait pendant la dégradation des écosystèmes de la planète, nous rappelle-t-il. Rien n’est plus stable dans nos environnements, ni les saisons, ni le niveau des mers, ni la multiplicité des espèces. La survie même de l’humanité n’est plus assurée. Notre cortex cingulaire, qui recherche ordre et stabilité, n’arrive plus à s’y retrouver. Devant ce cul-de-sac, Sébastien Bohler propose un retour salvateur au sacré. Nous devrons « sacraliser la préservation de la planète et exalter le sacrifice du carbone, écrit-il. […] Les prêtres d’hier seront demain les biochimistes, les climatologues et les océanographes. […] Vivre avec moins sera la règle imposée par la simple réalité ». L’auteur conclut son essai sur le constat suivant : « L’homme du troisième millénaire est placé face au choix entre le sens et la puissance ». Aussi bien dire qu’il n’a pas le choix.
Souvent alarmiste, Sébastien Bohler base son propos sur de multiples références qui le rendent tout à fait crédible. Rompu au métier de journaliste, il évite le piège du jargon de spécialiste. Sa prose est toujours claire et son raisonnement, limpide. Toutefois, sa plus grande contribution dans la compréhension du rôle du cortex cingulaire dans l’évolution de l’humanité, c’est de souligner son influence dans l’apparition de certains traits culturels, sociaux et politiques que l’on associe à notre époque et qui, au premier abord, n’ont rien en commun. De ce fait, Où est le sens ? ajoute à l’intelligibilité de notre monde.
1. Sébastien Bohler, Où est le sens ? Les découvertes sur notre cerveau qui changent l’avenir de notre civilisation, Robert Laffont, Paris, 2020, 380 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
[L]e cerveau humain n’aime pas le désordre. Dès qu’il est confronté à une situation qui manque de logique ou d’agencement, il crée de l’ordre compensatoire. Les théories du complot sont une façon de recréer une forme de logique intelligible dans un monde perçu comme confus, contradictoire, opaque et devenu trop complexe.
p. 271
Au terme de son extraordinaire voyage, le cortex cingulaire, issu du cerveau de petits primates il y a vingt ou trente millions d’années, initialement occupé à prédire de simples liens de cause à effet dans son environnement naturel, s’est ainsi retrouvé à faire des prédictions sur le comportement de milliers d’humains qui lui étaient étrangers en s’appuyant sur des créations mentales nommées croyances et valeurs morales. Force est de constater que cela lui a réussi.
p. 108
Rendons-nous bien compte que nous avons aujourd’hui sur les bras huit milliards de cortex cingulaires occupés à tromper leur peur de la mort et de l’imprévisible par des smartphones, des hamburgers et des crèmes solaires : il faut maintenant les occuper à tromper leur peur de la mort et de l’imprévisible en les réunissant autour d’un sens partagé. Pour qui aime les défis, c’est probablement le plus grand de tous.
p. 305