Après le 400e anniversaire de la fondation de Québec, ce pourrait être le moment de découvrir plus largement le combat d’une autre minorité francophone du Canada dans la seconde moitié du XIXe siècle. Si l’histoire tragique de Louis Riel est bien connue au Canada, elle ne l’est pas en Europe. Alain Dubos, qui dans ses précédents romans a évoqué l’histoire des Acadiens, s’intéresse à ce personnage mythique et controversé dans Rouges rivières1.
Au moment de l’expansion vers l’ouest de la Confédération canadienne, les Métis, descendants des trappeurs et des coureurs des bois, qui vivaient sans titre de propriété le long des rivières Rouge et Assiniboine, au Manitoba, sont menacés d’être dépossédés de leurs terres par l’arrivée d’arpenteurs et de colons et bientôt par l’installation d’un pouvoir politique exporté de l’Ontario. C’est pourquoi ils constituent le Comité national des Métis de la rivière Rouge, dont ils confient la responsabilité au jeune Louis Riel qui, ayant étudié à Montréal, est capable de lire, d’écrire et surtout de s’exprimer en anglais.
Très modérés dans leurs revendications, les Métis ne cèdent pas à la tentation de la demande de rattachement aux États-Unis. Ils créent une charte en quatorze points demandant simplement le respect de leur communauté, de ses biens, de ses terres, de ses droits, de sa langue et de sa religion, ainsi que la liberté de chasser et de commercer.
Mais l’expansion de la Confédération canadienne et du chemin de fer sont inexorables et, à Ottawa, on n’a pas plus de considération pour les Métis francophones, ces sang-mêlés, ces half breeds, que les voisins du sud pour les Amérindiens. Ils sont contraints de s’exiler plus à l’ouest vers la Saskatchewan.
Ce sont les différentes étapes de cette lutte menée par Louis Riel que retrace ce roman : l’opposition aux arpenteurs, le premier coup de force symbolique en 1869 contre Fort Garry, siège de la Compagnie de la baie d’Hudson, puis l’exil forcé d’une quinzaine d’années de Louis Riel aux États-Unis car sa tête est mise à prix en dépit de son élection comme député. C’est là, au Montana, que l’histoire aurait pu se terminer heureusement par le mariage de Louis Riel, devenu instituteur et interprète, avec la belle Métisse Marguerite Bellehumeur.
Mais, quelques années plus tard, alors que le Manitoba est devenu la cinquième province du Canada, l’expansion canadienne atteint la Saskatchewan, d’où les Métis, qui ne veulent pas être une nouvelle fois chassés, reviennent chercher leur chef.
Cette fois, l’affrontement est réellement armé. Le meneur est arrêté, jugé à Régina, ville anglaise, par un tribunal entièrement anglophone, condamné à mort et exécuté en 1895 malgré l’indignation du Québec. Le premier ministre du Canada, John Macdonald, qui avait refusé toute négociation, n’avait-il pas clamé haut et fort : « Riel sera pendu même si tous les chiens du Québec aboient en sa faveur » ? C’est le prix consenti pour la constitution de la Confédération canadienne. Macdonald sera deux fois réélu.
« Le romancier doit éviter de tricher avec l’histoire », dit Alain Dubos, qui respecte effectivement de très près les faits et la biographie connue de Louis Riel. Il minimise cependant le dérangement mental dont souffrait probablement Riel et semble ignorer que monseigneur Bourget, dont le Métis se réclame à plusieurs reprises, était un évêque particulièrement conservateur qui n’éprouvait certainement aucune sympathie pour ce qu’on pourrait considérer aujourd’hui comme un mouvement politique de libération. Ancien vice-président de Médecins sans frontières, l’auteur voit en effet dans cette épopée une tout autre dimension. Il nous invite à faire attention aux mots employés, par exemple lorsque la troupe anglaise est officiellement appelée « force de paix ». Il nous propose de réfléchir sur les effets de la colonisation quelle que soit l’époque. « Comment des gens arrivés dans un pays depuis un, deux ou cinq ans prennent-ils un jour la décision de dominer, voire d’éliminer ceux qui y vivent depuis deux siècles ? » s’interroge-t-il avec les Métis. Comme au Manitoba ou en Saskatchewan, en d’autres lieux, de colonie en colonie, on repousse sans cesse les frontières en forçant à l’exil les anciens occupants dont la révolte est inéluctable. « Si ce n’avait pas été moi, c’eût été un autre, dit Louis Riel. Il arrive un moment dans la vie des nations où il n’est plus possible de supporter l’injustice, l’arbitraire »
Un livre historiquement juste, bien mené, pour le plaisir de la lecture et pour susciter la réflexion.
1. Alain Dubos, Rouges rivières, Timée, Boulogne-Billancourt, 2008, 314 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
Il caresse le ventre de sa femme. Ce serait bien que vienne un troisième enfant. Marguerite se plaît dans l’état de grossesse. Les deux aînés sont en bonne santé, la fille avec ses joues pleines, son visage cri aux yeux en amande […], le garçon plus fin de traits, marchant à peine, déjà rêveur et contemplatif, comme son père. Une famille.
Marguerite s’appuie sur un coude, dans la lueur blanche de la lampe à pétrole. Elle sait les vieux tourments de Louis. Il a fini par lui raconter ce qui s’est passé à Montréal après son bannissement. Le tumulte dans son esprit, la découverte d’un autre monde transcendant celui des vivants ordinaires. La Mission, toujours à accomplir. « J’attends un signe divin », lui avoue-t-il parfois.
Rouges rivières, p. 208.
Il faut que vous sachiez ceci, messieurs, poursuit Riel. Si ce n’avait pas été moi, c’eût été un autre. Il arrive un moment, dans la vie des nations, où il n’est plus possible de supporter l’injustice, l’arbitraire, la bêtise au front de bison qui vous ravale au rang des esclaves au nom du progrès. Cet autre aurait entendu, comme je l’ai fait, la plainte des laissés-pour-compte. Comme moi, il serait arrivé à la conclusion que quitte à disparaître, autant le faire en résistant jusqu’à la dernière limite. C’est-à-dire en engageant sa propre vie, pour que cessent l’humiliation et la honte. […] Où a-t-on vu dans l’Histoire, que les révoltes aient été l’affaire d’un seul individu ?
Rouges rivières, p. 280-281.