BLANCHE DE CASTILLE
Pseudo de Mgr Olivier Maurault, Le Foyer, 1908
« Je me suis toujours été un autre », affirmait Romain Gary dans Vie et mort d’Émile Ajar (posth., 1981). Peu d’écrivains ont eu, autant que lui, la passion (ou l’impulsion) de la métamorphose. « Il était un pluriel à lui tout seul », écrit Éric Neuhoff dans son avant-propos à L’orage.
Il fut, sa vie durant, « en constante élaboration de lui-même », explique Philippe Brenot dans Romain Gary de Kacew à Ajar. Né Roman Kacew à Vilnius en 1914, l’auteur des Racines du ciel (1956) et de La vie devant soi (1975) – ses deux romans couronnés du Goncourt – a placé la totalité de son œuvre sous le signe de la pseudonymie.
Romain Gary et Émile Ajar sont ses hétéronymes les plus connus. Mais l’écrivain fut aussi Fosco Sinibaldi et Shatan Bogat le temps de deux romans (L’homme à la colombe, 1958 ; Les têtes de Stéphanie, 1974), Françoise Lovat à l’occasion d’une pseudo-traduction et François Bondy lors d’un entretien avec… Romain Gary1. Trente-quatre ans après sa mort2, le plus caméléonesque des écrivains français n’a pas fini de révéler de nouveaux visages.
Vie et mort de Roman Kacew
Le plus surprenant de ces visages est peut-être le moins déguisé : celui des tout débuts, l’aspirant écrivain qui, avant la guerre, signait Romain Kacew. De Roman à Romain, la pseudonymie tient en effet à un seul « i ». Ce Gary avant Gary est l’auteur de nouvelles publiées en 1935 dans l’hebdomadaire Gringoire – « L’orage » et « Une petite femme » – et restées introuvables jusqu’à leur réédition en 2005 à L’Herne. Il est aussi l’auteur d’un singulier roman intitulé Le vin des morts et évoqué avec tendresse dans La promesse de l’aube (1960). Commencé en 1933, alors que Gary était âgé de dix-neuf ans et vivait à Nice depuis sept ans, ce premier roman a été achevé en 1937 mais est demeuré inédit jusqu’à cette année. « C’est ou bien le livre d’un fou ou bien d’un mouton enragé », avait dit Roger Martin du Gard3. Le vin des morts a été refusé par tous les éditeurs auxquels Gary l’avait soumis. Le refus de Robert Denoël avait pour particularité de s’accompagner d’une lecture psychanalytique par Marie Bonaparte. L’arrière-petite-fille de Lucien Bonaparte (le frère de Napoléon) et pionnière de la psychanalyse en France avait décelé chez Gary « tous les complexes : complexe de castration, la nécrophilie, enfin tout ce que l’on peut imaginer d’après la nature de ce livre4 ».
La vie secrète des morts
Le vin des morts5 est assurément le plus curieux des romans garyens. Quelque part entre Rabelais, Gogol, Poe, Jarry et Kafka, le livre relate l’étrange virée de Tulipe6 chez les morts. On en apprend très peu au sujet du protagoniste, si ce n’est que sa femme, tenancière d’un hôtel (tout comme la mère de l’écrivain), a autrefois loué des chambres à d’insolites clients. On n’en sait guère plus sur les circonstances qui ont mené Tulipe à « escalad[er] la grille du cimetière et ch[eoir] lourdement de l’autre côté », sauf peut-être à la toute fin du récit, où s’explique du même coup la référence au vin dans le titre. L’essentiel du roman tient à la succession de rencontres saugrenues que fait le personnage : des flics-insectes, une fillette maquerelle et sa mère prostituée, des moines grossiers, un enrhumé sans nez, des squelettes animés, des têtes coupées, un enfant pariant avec le Christ… Fable comique versant volontiers dans les registres grivois et scatologique, Le vin des morts n’est pas aussi maîtrisé que le premier roman publié de Gary, Éducation européenne (1945), mais il contient plusieurs clés de l’œuvre à venir. Sans ruptures ni mentions de chapitres, le manuscrit a été découpé en 22 sections coiffées d’un titre prélevé dans le texte, ce qui en facilite considérablement la lecture. Le responsable de l’établissement du texte, Philippe Brenot, a également pris soin d’indiquer les passages où la trame du Vin des morts recoupe celle de récits ultérieurs tels Gros-Câlin (1974) et Pseudo (1976).
Le manuscrit trouvé à Saint-Germain
Le même Philippe Brenot a eu une initiative moins heureuse avec l’ouvrage Romain Gary de Kacew à Ajar7. La première partie, « Le manuscrit perdu », est la reprise d’un livre publié en 2005 et orné d’un bandeau proclamant que « Romain Gary n’a jamais existé ». À l’époque, Brenot, croyant ne jamais parvenir à faire publier Le vin des morts, a eu l’idée de rédiger le « récit du vécu d’un lecteur du Vin des morts dans les jours qui suivirent la mort de Gary, comprenant, par la seule lecture de cette œuvre première, que Romain Gary était Émile Ajar ». On y suit, entre décembre 1980 et décembre 2013, les réflexions du narrateur à qui Gary aurait confié, avant de se suicider, le manuscrit du Vin des morts. Sur une idée de départ séduisante (retracer l’histoire d’un manuscrit légendaire), Brenot a greffé une simili-fiction qui devient carrément ennuyeuse lorsqu’il imagine une rencontre entre son père médecin et Gary en juin 1940. La deuxième partie, sous forme d’essai, est plus attrayante. Intitulée « Les doubles vies de Romain Gary », elle retrace les rapports de l’écrivain avec les identités fictives. S’il avait donné à l’ensemble de l’ouvrage la forme d’un essai, Brenot aurait rédigé un bien meilleur livre.
Au revoir et merci8
Certains téléspectateurs se souviendront que l’émission « Propos et confidences », autrefois diffusée sur les ondes de Radio-Canada, présentait le 7 février 1982 un entretien de Jean Faucher avec Romain Gary. L’enregistrement avait eu lieu quelques mois avant le suicide de l’écrivain. À défaut de pouvoir revoir cette émission sur les archives Web de la SRC, il est maintenant possible d’en lire la transcription que publie Gallimard sous le titre du Sens de ma vie9. Roger Grenier, qui signe la préface, invite à considérer cet ultime entretien de Gary « comme le dernier état de son autobiographie ». Sans s’y révéler sous un jour complètement nouveau (Gary revient sur plusieurs souvenirs déjà évoqués dans La promesse de l’aube, 1960, et La nuit sera calme, 1974), Le sens de ma vie nous renseigne sur le dernier bilan de sa vie et de son œuvre que dressait l’écrivain juste avant de tirer sa révérence. Il se préparait à publier son dernier roman, Les cerfs-volants (1980), et la véritable identité d’Émile Ajar n’avait pas encore été étalée au grand jour. On reste frappé par la précocité de son désir de devenir écrivain : Gary raconte avoir commencé à écrire en russe dès l’âge de neuf ans. Certains épisodes de cette vie aux allures de roman sont franchement comiques, comme lorsque, durant la guerre, Gary dut recevoir l’extrême-onction (la vue du prêtre vêtu de pourpre l’a tiré de sa torpeur), ou lorsque, pendant sa carrière diplomatique, des agents bulgares ont voulu le faire chanter avec une photo compromettante (sous prétexte que le cliché ne l’avantageait pas, Gary a demandé de recommencer avec une autre femme). Davantage qu’un grand séducteur, Gary était passionné de féminité, au point d’affirmer en fin d’entretien : « Et si on me demande de dire quel a été le sens de ma vie, je répondrai toujours – et c’est encore vraiment bizarre pour un homme qui n’a jamais mis les pieds dans une église autrement que dans un but artistique – que cela a été la parole du Christ dans ce qu’elle a de féminin, dans ce qu’elle constitue pour moi l’incarnation même de la féminité ». Aurore Dupin et Mary Ann Evans sont devenues George Sand et George Eliot ; Gary aurait très bien pu pousser la réinvention de soi sous une identité féminine. C’est peut-être la seule aventure qu’il n’a pas tentée.
1. Françoise Lovat, traductrice des Têtes de Stéphanie, et François Bondy, intervieweur imaginaire (mais ami réel de Gary) dans La nuit sera calme (1974). Pour l’anecdote, on notera que l’édition anglaise des Têtes de Stéphanie a paru en 1975 chez Collins sous le titre de Direct flight to Allah. Le roman est alors attribué à un certain René Deville (autre nom d’emprunt de Gary).
2. Romain Gary a mis fin à ses jours le 2 décembre 1980.
3. Cité dans Romain Gary, Le sens de ma vie, Gallimard, Paris, 2014, p. 26.
4. Romain Gary, Le sens de ma vie, p. 26.
5. Romain Gary, Le vin des morts, Gallimard, Paris, 2014, 240 p. ; 32,95 $.
6. Tulipe sera aussi le nom du héros éponyme du deuxième roman publié de Gary en 1946.
7. Philippe Brenot, Romain Gary de Kacew à Ajar, Histoire d’un manuscrit inédit, L’Esprit du Temps, Le Bouscat, 2014, 185 p. ; 35,95 $.
8. La dernière phrase de Vie et mort d’Émile Ajar est demeurée célèbre : « Je me suis bien amusé, au revoir et merci ».
9. Romain Gary, Le sens de ma vie, Gallimard, Paris, 2014, 112 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Le Général, c’était le seul homme, au sein de l’humanité, avec ma mère, pour lequel jusqu’à ce jour j’ai gardé un attachement total et profond dans le respect qu’il m’est très difficile d’exprimer par écrit. […] Et je puis dire simplement que, sur le plan humain, cela a été pour moi – la connaissance, la rencontre avec le général de Gaulle – la confirmation de tout ce que ma mère m’avait appris de la France alors que nous étions encore au fond de la Russie, ou au fond de la Pologne, c’était véritablement l’image de la France telle que ma mère me l’avait communiquée. D’ailleurs, d’une certaine façon, je peux dire que ma mère était le premier général de Gaulle que j’ai rencontré.
Le sens de ma vie, p. 47.
J’arrive donc à Nice, je trouve que ma mère était morte depuis trois ans, qu’elle n’a jamais su que j’étais vivant, qu’elle n’a jamais su que j’étais devenu officier de la Légion d’honneur, compagnon de la Libération, auteur connu et représentant futur de la France à l’étranger, ce qu’elle avait envisagé dans un rêve qui me paraissait insensé alors que nous nous terrions dans un petit coin de la Lituanie, ou dans un petit appartement de Varsovie, et qu’elle m’entretenait de ses futures légendes qui, même enfant, me paraissaient comme relevant du conte de fées.
Le sens de ma vie, p. 51.
L’humour de Groucho Marx est pour moi très important, comme tout humour en général parce que l’humour est l’arme blanche des hommes désarmés. Il est une forme de révolution pacifique et passive que l’on ait en désamorçant les réalités pénibles qui vous arrivent dessus.
Le sens de ma vie, p. 74.
En 1933, Gary avait 19 ans, et ce manuscrit ressemblait furieusement à un délire d’adolescent, une sorte de rêve éveillé porteur d’angoisses et d’incertitudes, de révolte, d’espoir et de désespoir. On y trouvait pêle-mêle le spectre de la grande guerre, les souvenirs de 14-18 omniprésents, la haine de l’Allemand, la permanence de la mort, du sexe, de l’amour, de la passion. C’était une œuvre à l’état brut, manquant de maturité. Mais derrière ces imperfections, on sentait le souffle de l’écrivain naissant.
Romain Gary de Kacew à Ajar, p. 46.
Ce n’est pas rien de pénétrer la vie d’un autre, ça concerne, ça implique, ça dérange. On prend vite des manières de penser, des trucs de langage, des façons d’être, des procédés qui ne sont pas à soi. Et c’est dangereux, surtout quand on a toujours voulu être un autre.
Romain Gary de Kacew à Ajar, p. 86.
Dans un coin de la fosse, il y avait un gros tonneau rond, bien gros et bedonnant, et Tulipe se jeta dessus comme un pape mourant sur les saints sacrements, et ayant fait voler en poussière les quelques flics miteux qui prétendaient lui en barrer l’accès, il s’aplatit d’abord devant lui, comme l’amante contre l’amant et se mit à sucer le bon bout se réjouissant de ce qu’on appelle la chaleur animale qui montait dans ses intestins et se répandit en lui des pieds à la tête, qui grandissait en lui à la manière d’un bel autodafé dans lequel on brûlerait la misère, la désolation, les flics, le remords, l’angoisse et toutes les autres larves et vermines de cette ignoble petite putain toujours si crasseuse et malodorante qu’on appelle l’âme humaine.
Le vin des morts, p. 231.