Depuis peu, le Québec manifeste à l’égard de sa composante juive un intérêt suffisamment respectueux pour enfin l’écouter. Si intérêt il y avait auparavant, il lui arrivait d’être entaché d’ignorance et de préjugés. À en juger par le nombre de livres et d’événements qui surgissent maintenant à propos de la vie juive au Québec, il est manifeste qu’on veut rattraper le temps perdu.
Versant heureux de cette tardive exploration du passé, la plupart des travaux et activités visent moins à répartir autrement les torts et les distractions qu’ont pu se reprocher le monde juif et la francophonie québécoise qu’à révéler les liens entre deux collectivités et à nourrir l’espoir qu’ils se multiplient.
Progrès sur plusieurs fronts
Selon la règle, le réveil est imputable à un tout petit nombre de personnes. Les mêmes signatures, en tout cas, occupent l’avant-scène, dont, évidemment, celle de Pierre Anctil. Un seul éditeur, les éditions du Septentrion, publie sept des huit ouvrages visés par le présent texte.
Cette concentration des efforts et des mérites ne signifie pas que le monde juif du Québec n’est examiné que sous un seul angle. Au contraire. Certes, le débat scolaire affleure, puisque c’est souvent à la frilosité du secteur catholique qu’on impute le froid entre la francophonie québécoise et les arrivants juifs. Mais l’école est vite rejointe dans la liste des préoccupations communes au Québec et à ses communautés juives par le syndicalisme, les relations internationales, la vie culturelle, l’établissement de réseaux de bien-être et de santé.
Des huit publications dont il est ici question, quatre portent une signature juive. Ces quatre livres ont paru en yiddish et connaissent un destin français grâce aux traductions de Pierre Anctil. Les quatre autres inversent le regard : ce sont alors des francophones québécois, juifs ou non, qui scrutent la vie juive du Québec ou qui abordent des thèmes aussi féconds que, par exemple, « écriture et judéité au Québec ».
Du yiddish au français
Simon Belkin, dans Le mouvement ouvrier juif au Canada, 1904-19201, raconte avec fougue et détails ce que fut à Montréal et ailleurs au Canada le vingtième siècle naissant. L’immigration allait bon train, car le plan fédéral du ministre Sifton visait à peupler l’Ouest à un rythme accéléré. Les arrivants juifs, cependant, demeuraient peu nombreux. Les bouleversements que connut la Russie à compter de 1905 accrurent la présence des juifs yiddishophones dans les contingents d’immigrants. « En 1901, rappelle le traducteur Pierre Anctil, il ne se trouvait que 7 000 juifs à Montréal […]. Une décennie plus tard, la métropole québécoise en comptait 30 000. » Le nombre s’accroît, mais un air de famille unit les arrivants. Certes, ils n’épousaient pas tous la même tendance idéologique, il s’en faut de beaucoup, mais la plupart concevaient semblablement la vie en société. Beaucoup professaient des convictions tranchées, provenaient de milieux antitsaristes, avaient osé la revendication, pratiquaient des métiers d’ordre technique reliés au vêtement. Ils ne ressemblaient en rien aux juifs déjà installés au Québec et qualifiés de up-towners.
Ces milliers de travailleurs militants, culturellement attachés aux mêmes valeurs, habitués à créer leurs réseaux d’entraide et de défense mutuelle, vont mettre le Québec ouvrier en contact avec un syndicalisme plus militant que ce qu’un Québec plutôt docile avait connu. Simon Belkin, qui publie son récit en 1956, fournit la toile de fond contre laquelle Israël Medresh et Hirsch Wolofsky vont mener leur travail journalistique.
Un quotidien montréalais en yiddish
Quand Israël Medresh arrive à Montréal en 1910, il a 16 ans et la population juive y est en pleine expansion. En rédigeant, presque quarante ans plus tard, Le Montréal juif d’autrefois2, l’auteur reconstitue cette effervescence avec plausibilité. Puisqu’ils sont des dizaines de milliers à parler yiddish, qu’ils animent un quartier circonscrit de Montréal et qu’ils débattent ardemment de valeurs communes, l’idée vient à Medresh de présenter à ces nouveaux Montréalais une image d’eux-mêmes et des perspectives offertes par leur terre d’adoption. Il mènera donc, à compter de 1922, une vie de journaliste peu à peu converti en chroniqueur. Dans ce livre de souvenirs paru en 1947, Medresh rend tangible la judéité montréalaise, mais avec les factions qui la traversent à propos du sionisme, d’un réseau scolaire spécifique, de la vie politique. Belle variété d’instantanés qui chasse l’image d’une judéité monolithique.
Presque vingt ans plus tard (1964), le même Medresh recréera selon un procédé identique Le Montréal juif entre les deux guerres3. Les années ont passé, la prospérité qu’espéraient les vagues successives d’immigrants juifs est cruellement remise en cause par la crise économique, l’antisémitisme sévit en Europe et trouve un peu partout, y compris au Québec, des connivences gênantes. Israël Medresh, sans pousser le militantisme jusqu’aux propos révolutionnaires de Simon Belkin, prend fait et cause pour les siens, pourfend tout ce qui lui semble un préjugé, prêche son sionisme à lui. Il renseigne sur les tendances qui agitent la communauté juive, présente en (trop) grand nombre les sommités juives qui parcourent la planète pour renforcer l’appui à un État israélien en Palestine. Il assure la cohésion de sa communauté montréalaise tout en la sensibilisant aux dimensions internationales du sionisme.
Les textes de Belkin et de Medresh conduisent à celui qui, en créant un quotidien en langue yiddish à Montréal, a procuré aux activistes et travailleurs de la communauté juive leur puissant moyen de communication, Hirsch Wolofsky, le fondateur du Keneder Odler (L’aigle canadien). Wolofsky est d’origine polonaise et plus vieux d’une génération. Arrivé en sol québécois en 1900 à l’âge de 24 ans, il publie en 1946 Mayn Lebns Rayze, Un demi-siècle de vie yiddish à Montréal4. Ce qui risquait d’être une autobiographie plutôt nombriliste devient vite, grâce au flair journalistique de l’auteur, un survol anecdotique et critique, spirituel et social, historique et ethnique. Hirsch Wolofsky, en effet, met ses racines à nu, révèle les assises de ses convictions, départage ce qui doit échapper à l’érosion du temps et ce qui, bon gré mal gré, efface le sillage des premières générations.
L’homme est un fonceur. Ce n’est ni de son tempérament ni de son époque de distinguer dans un journal l’information et le plaidoyer. Le Keneder Odler est un levier au service des causes qu’épouse l’auteur, et elles abondent, l’instrument par lequel cet organisateur militant modifie l’école, l’hôpital, la synagogue.
Tous trois, Belkin, Medresh et Wolofsky, s’expriment avec d’autant plus de candeur à propos du Québec qu’ils sont assurés de n’être pas lus par les francophones. C’est à cette candeur que Pierre Anctil, par ses traductions, donne accès.
L’autre regard
À la fois source et bénéficiaire d’un intérêt inédit pour la réalité juive québécoise, une littérature se déploie qui, déjà, initie les Québécois à l’histoire et aux valeurs sociales, éducatives et spirituelles de la communauté juive et qui, à terme, familiarisera cette composante juive avec la société francophone à laquelle elle demeure parfois imperméable.
Malgré la modestie de son auteur, Guy W.-Richard, Beth Israël Ohev Sholom, Le cimetière juif de Québec5 permet deux constats. D’une part, les stèles du cimetière juif de Québec ne portent à peu près jamais d’inscriptions en français. D’autre part, la langue hébraïque et non le yiddish domine largement. On doit probablement comprendre que le yiddish, dont Pierre Anctil rappelle à cent reprises qu’il fut la troisième langue la plus parlée à Montréal au début du siècle dernier, n’imprégna pas toutes les générations ni tous les segments de la population juive du Québec. Montréal n’est pas Québec, Hampstead ne parle pas yiddish. De quoi intéresser les tenants du yiddish et ceux de l’hébreu.
De Pierre Anctil, il était bon que nous connaissions non seulement ses inappréciables traductions du yiddish au français, mais aussi les réflexions qu’il retient de sa fréquentation systématique de la culture juive montréalaise. L’effacement du traducteur ne devait pas inhiber l’analyste. Il était également souhaitable, tant l’apprivoisement d’une langue et d’une culture peut se nuancer au fil du temps, que Pierre Anctil donne accès à divers rapports d’étape. Dans Tur Malka, Flâneries sur les cimes de l’histoire juive montréalaise6, il répond aux deux besoins. D’une part, il effectue la synthèse de ses années d’études et de fréquentations ; d’autre part, il le fait en regroupant neuf textes rédigés entre 1984 et 1994, ce qui élargit et nuance la perspective.
Une expression revient à maintes reprises sous la plume de Pierre Anctil, soit qu’il en restitue la paternité à tel interlocuteur juif, soit qu’il la reprenne à son compte : celle de rendez-vous manqué. Que la francophonie québécoise et la communauté juive yiddishophone se soient aussi peu regardées l’une l’autre, si peu comprises, qu’elles aient si souvent ignoré leurs dénominateurs communs et omis de faire route ensemble, voilà ce dont témoignent aussi tristement les accents antisémites que prirent certaines voix québécoises que les décennies d’incompréhension en matière scolaire. L’analyste, cependant, apporte nuances et éclairages. Dans le quartier montréalais habité et animé par les métiers spécifiquement yiddish, la vie quotidienne se déroule sans heurt ou presque. Le Monument national, foyer de la Société Saint-Jean-Baptiste, sert aussi d’écrin aux spectacles juifs. S’il y a divergence ou procès d’intention, c’est ailleurs et plus haut dans la hiérarchie sociale, dans les cercles où la tolérance se raréfie à mesure que se durcissent les idéologies. Anctil ne niera pas l’attrait qu’exerce sur les arrivants la connivence entre l’anglais et la richesse, mais il l’expliquera. Les rabbins les plus respectés vantent en anglais les mérites américains, le succès marchand parle anglais lui aussi. Il suffira dès lors de peu de choses pour que les contingents juifs venus d’Europe de l’Est s’agglutinent à la culture anglaise. Il faudra attendre l’arrivée de juifs sépharades pour que ce courant perde de la force. L’auteur pardonne plus aisément à la communauté juive qu’à la société québécoise, mais cela va de pair avec le statut de majorité.
Colloques et collectifs
Deux ouvrages collectifs donnent un bel aperçu des souhaitables ambitions qu’entretiennent aujourd’hui celles et ceux qui, avec patience et curiosité, explorent la culture juive et incitent la francophonie québécoise au dialogue avec sa composante juive. Des noms reviennent, comme celui de Pierre Anctil ; certains s’ajoutent, dont il faut rappeler les mérites : Anne-Élaine Cliche, Naïm Kattan, Pierre Nepveu… Ces publications révèlent, par ailleurs, la difficulté d’élargir à volonté la capacité d’accueil des deux mondes.
Juifs et Canadiens français dans la société québécoise7, un collectif dirigé par Pierre Anctil, Ira Robinson et Gérard Bouchard, regroupe, par exemple, des propos nuancés, fondés sur une recherche rigoureuse et une écoute bienveillante, mais aussi des verdicts presque aussi abrupts que ceux qui avaient cours avant les balbutiements du dialogue. D’un côté, le toucher délicat d’une Gretta Chambers ou d’un Gérard Bouchard ; de l’autre, les raccourcis d’un Ignaki Olazabal ou d’un David Bensoussan (« […] tant le clergé que certains milieux nationalistes d’alors s’étaient déclarés ouvertement et publiquement racistes et antisémites »). Cela ne saurait surprendre ; cela ne doit pas non plus décourager. Apprivoiser requiert toujours du temps, exorciser les préjugés exige une patience particulière.
Une récente publication de la revue Études françaises, intitulée Écriture et judéité au Québec, puise à pleines mains dans la riche littéraure juive du Québec, en souligne aussi bien les spécificités que les échos universels, en dégage les fondements religieux et historiques. L’admiration s’impose devant l’ampleur du courant poétique porté par la collectivité yiddish, devant la délicatesse des symboles agissant à l’intérieur même des œuvres, devant l’intelligente audace d’un Yves Thériault qui, avant la plupart, se mit à l’écoute de l’autre, devant la minutieuse exploration des textes fondateurs d’Anne-Élaine Cliche… On promet alors d’être plus attentif !
Puisqu’il ne faut pas conclure
Cela n’est qu’un aperçu des efforts consentis et des résultats qui lèvent. D’autres ouvrages, comme celui d’Arlette Corcos sur l’école8, mériteraient d’emblée d’allonger cette liste. Se constitue ainsi, tard mais rapidement, une masse critique de réexamens, de révisions, d’ajustements qui, à terme, permettront de surmonter les frustrations du « rendez-vous manqué ». Le Montréal yiddishophone est encore ignoré et il faudra du temps pour que l’écriture québécoise, le syndicalisme d’ici, l’organisation sociale déployée en terre québécoise sachent ce qu’ils doivent au radicalisme des travailleurs yiddishophones, à l’enracinement et à l’universalisme d’un Klein, à l’humour un peu douloureux d’un Victor Teboul.
On a tant regretté les attitudes d’un certain Québec face à la communauté juive qu’on peut maintenant souhaiter que les reproches gagnent en sérénité. L’un devait regretter, certes, mais il est temps que l’autre réponde par autre chose qu’une rancune anachronique. Israël Medresh, Simon Belkin et Hirsch Wolofsky réclamaient leurs droits avec vigueur, mais ils savaient savourer les avancées. Auraient-ils qualifié la conversion d’un Karl Stern au catholicisme d’infâme apostasie ? Doutons-en. Le respect doit être bidirectionnel. L’antisémitisme est une horreur ; le mépris pour l’autre n’en devient pas pour autant une vertu.
Un mot de l’écriture des cinq premiers titres. Qu’il soit permis de réclamer de l’admirable Pierre Anctil et de son audacieux éditeur un français de meilleure tenue. Ouvrir Tur Mulka, par exemple, et se heurter, dès la première ligne de l’introduction, à une faute grossière, voilà qui dispose mal à l’égard d’une cause admirable. Ce n’est que la première d’une déplaisante et populeuse cohorte de négligences. L’excellence du fond exige une forme au moins correcte.
1. Simon Belkin, Le mouvement ouvrier juif au Canada, 1904-1920, trad. du yiddish par Pierre Anctil, Septentrion, Sillery, 1999, 390 p. ; 29,95 $.
2. Israël Medresh, Le Montréal juif d’autrefois, trad. du yiddish par Pierre Anctil, Septentrion, Sillery, 1997, 272 p. ; 27,50 $.
3. Israël Medresh, Le Montréal juif entre les deux guerres, trad. du yiddish par Pierre Anctil, Septentrion, Sillery, 2001, 245 p. ; 27,95 $.
4. Hirsch Wolofsky, Mayn Lebns Rayze, Un demi-siècle de vie yiddish à Montréal (1946), trad. du yiddish par Pierre Anctil, Septentrion, Sillery, 2000, 393 p. ; 29,95 $.
5. Guy W.-Richard, Beth Israël Ohev Sholom, Le cimetière juif de Québec, Septentrion, Sillery, 2000, 137 p. ; 19,95 $.
6. Pierre Anctil, Tur Malka, Flâneries sur les cimes de l’histoire juive montréalaise, Septentrion, Sillery, 1997, 201 p. ; 19,95 $.
7. Sous la dir. de Pierre Anctil, Ira Robinson et Gérard Bouchard, Juifs et Canadiens français dans la société québécoise, Actes du colloque tenu en mars 1999 et organisé conjointement par l’Institut interuniversitaire de recherches sur les populations (IREP) et par la Bibliothèque publique juive de Montréal, Septentrion, Sillery, 2000, 200 p. ; 24,95 $.
8. Études françaises, Écriture et judéité au Québec, vol. 37, no 3, Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2001, 176 p. ; 12 $.