Nous connaissions l’écriture de Philippe Jaccottet comme une écriture du petit jour et de l’avant-printemps.
De nombreuses fois, il est question dans l’œuvre de Philippe Jaccottet – poésie ou prose des carnets – de ces heures qui normalement précèdent l’éveil ou l’éclosion, mais que par une attention et une concentration particulières le poète transforme en des moments de révélation et de conscience. Alors que les autres hommes sont enfouis dans le sommeil ou perdus dans l’hiver, quelqu’un veille déjà, comme s’il n’avait jamais trouvé le sommeil ou cherché à se blottir dans une absence que favorisent le froid et la nuit plus longue. Si « les mouvements et les travaux du jour cachent le jour* », il est bon alors de se tenir dans cette distance que procurent l’aube ou la fin de l’hiver, ces périodes d’inactivité et d’attente parce que l’isolement empêche le commerce avec les autres. Avant la lumière, dans le pressentiment de son surgissement, peut éclore l’attention au jour et à la clarté du monde. Avant d’ouvrir les yeux, l’œil et l’esprit se travaillent dans l’attente.
Ici, dans les trois nouveaux livres que nous offre Philippe Jaccottet – œuvres qui semblent surgies d’un très long hiver –, il est de nouveau question d’aubes et de fins du gel, mais il semble que l’espace habité se soit ouvert plus largement, révélant parfois des abîmes. La place laissée aux rêves dans le troisième volume de La semaison1 semble ainsi faire reculer l’acte d’écriture vers des zones plus secrètes et inconnues encore, plus sombres aussi que le petit jour où la conscience s’éveillait, en un lieu où le poète ne maîtrise pas les mots choisis ni les perspectives ouvertes. Il y est question souvent de traduction, de « page inédite », d’un « vers unique, rescapé d’une nuit entre veille et sommeil, et qui invoquait l’aube », de tout un monde de notes enfouies et qui dessinent un mouvement vers l’éveil, questionnant même la nature de la veille à venir. Plus tard, éveillé, il s’agira de déchiffrer le sens de ces notes, et elles pourront peut-être être reprises pour que soit révélée la lumière qu’elles contenaient au cœur de la nuit. En son fond, le poème est conscience et lumière, mais au cœur d’un monde nocturne qu’il s’agit de traverser et auquel il n’est pas toujours évident d’échapper.
Peu importe donc la forme que prend l’écriture poétique. Pour Philippe Jaccottet, qu’elle soit poème en vers, haïku, note de carnet ou même traduction, la parole poétique est toujours travail et activité d’éveil, cet éveil serait-il seulement un moment infime de prise de conscience de la beauté, au-delà de la terreur de la nuit que peut faire surgir le rêve. Car le rêve est double : à la fois menace d’espaces parfois trop profonds et apprentissage d’une lumière plus intérieure, toute proche du réveil. En quelque sorte, il est ce paysage raviné évoqué dans Notes du ravin2 : « quelques coulées de neige très blanche, dans des ravins […]. Une neige à peine neige, éparpillée sur ce mur au fond du paysage, une invite à monter marcher là-bas, comme vers une lointaine enfance. À monter se rafraîchir dans les plis de ce ravin ». Et le promeneur hivernal d’ajouter : « Cela aide le corps à se démêler du sommeil, et l’esprit à se déplier ». Le secret du ravin est dans la présence d’une neige très blanche dans un lieu écarté et étroit que le poète parcourt en tout sens. C’est sans doute le lieu premier de la poésie que cherche à pratiquer Philippe Jaccottet, un site écorché et silencieux, géographiquement complexe aussi, et qui ne se laisse pas réduire à une seule forme ou résumer en une seule ligne : écorchure dans la terre, plaie pierreuse qui révèle une lumière et les dessins que trace cette lumière.
Tout est poésie
Plus on avance dans ce paysage de l’esprit, paysage bel et bien réel, et plus il est difficile de détacher le poème et le carnet, comme il devient évident à la lecture de Et, néanmoins3, proses et poésies mêlées. Pour autant, l’écriture poétique ne se compose-t-elle à présent que d’une multitude de traits plus ou moins gratuits, tracés plus ou moins volontairement sur la page, parfois saisis au vol sans qu’on puisse les reprendre ? Le poétique est-il tributaire des élans ou des chutes du rêve, endormi ou éveillé ? Que fait le poète, s’il fait encore quelque chose, puisque apparemment il n’écrit plus de poèmes mais uniquement des notes diversement agencées sur le papier ? On remarquera tout d’abord que les récits de rêve sont plus présents dans les carnets. Dans cette nouvelle « semaison », il semble que l’accent ait été mis sur le travail souterrain de l’esprit, activité de germination et d’approfondissement intérieur. Les poèmes et la prose poétique sont quant à eux nourris des images que suggèrent surtout les fleurs et les oiseaux, évoqués comme des surgissements lumineux ou sonores. Même si les deux champs – celui du carnet et celui du poème – ne sont pas séparables ici, il semble que l’ouverture du titre, Et, néanmoins, soit justement ce mouvement délibéré d’émerveillement devant les choses les plus simples. D’abord présentées comme des « taches blanches pas entièrement réelles, comme surgies d’ailleurs, revenues de très loin ou remontées d’obscures profondeurs », les fleurs sont remises dans le « réseau du monde », « telles qu’elles sont ». Ces fleurs – violettes ou daucus – sont infimes et peuvent paraître insignifiantes, elles ouvrent toutefois un chemin à la conscience, elles l’éveillent à des possibilités de vie et de vision : « Ce jour-là, en ce février-là, pas si lointain et tout de même perdu comme tous les autres jours de sa vie qu’on ne ressaisira jamais, un bref instant, elles m’auront désencombré la vue ».
Poésie et rapport au monde
Dans les carnets, Philippe Jaccottet revient à plusieurs reprises à Marcel Proust, et notamment à sa notion d’ « idée pleine ». Selon Proust, une idée est pleine lorsqu’elle recueille l’essence d’un rapport au monde individuel. Nul doute alors que Philippe Jaccottet se sente proche de cette conception, et l’écriture des carnets semble être la recherche des conditions dans lesquelles les « idées pleines » peuvent surgir, tandis que la poésie est l’accomplissement et l’expression de celles-ci. Toutefois, les ombres oniriques qui parcourent la conscience affaiblissent la capacité de celle-ci à s’émerveiller et à atteindre ce que le poète appelle « l’essence de notre vie ». Dans Et, néammoins, au milieu de pages où il semble que l’esprit épouse parfaitement la matière, le doute surgit quant au caractère réel de ces « idées ». Le fond de l’existence ne serait-il pas plutôt l’isolement absolu de l’individu dans le labyrinthe de la mémoire qu’évoque Philippe Jaccottet dans une « parenthèse » brutale et impressionnante ? Ne devrions-nous pas écouter la « vérité du rêve » selon laquelle nous sommes tous « perdus, perdus parce que déportés dans un espace autre, altéré, perdus dans des lieux eux-mêmes perdus, et sans aucun espoir qu’on vienne jusque-là nous porter secours » ? Le titre du recueil pourrait alors être doublement interprété : malgré un arrière-plan de peur et d’effroi devant l’abîme de l’existence, le poète prend conscience de la beauté du monde, qui se résume quelquefois à de petites choses, quasi insignifiantes ; d’un autre côté, ces choses laissent bientôt paraître leur fragilité, et le sentiment de beauté disparaît très vite pour laisser de nouveau place à l’angoisse devant la mort. Des surgissements sauvent alors le poète du désespoir et de la pauvreté; ce sont avant tout les sonorités naturelles – parfois proches de la musique – qui concilient peut-être les deux moments, les deux retournements qu’exprime le titre, et donnent un sens – malgré tout – à l’écriture poétique et à l’attention inquiète qui la nourrit. Une de ces sonorités peut être, en pleine nature, le chant d’un oiseau. Le recueil Et, néanmoins s’achève sur le chant du rossignol, évoqué également dans une « note du ravin ». Caché entre nuit et jour, entre peur et joie, il dit l’essence de la poésie: « À cinq heures et demie du matin, sorti dans la brume d’avant le jour, j’entends le rossignol, le ruyseñor espagnol, l’oiseau dont le chant est un ruisseau ».
*Vers extrait d’un poème du recueil L’ignorant.
1. Carnets 1995-1998 (La semaison III), Gallimard, Paris, 2001, 147 p. ; 17,25 $.
2. Notes du ravin, Fata Morgana, Saint-Clément, 2001, 60 p. ; 25,95 $.
3. Et, néanmoins, Proses et poésie, Gallimard, Paris, 2001, 88 p. ; 17,25 $.
Philippe Jaccottet a publié, entre autres :
La promenade sous les arbres, Bibliothèque des Arts, 1957 ; L’ignorant 1952-1956, Gallimard, 1958 ; L’obscurité, Gallimard, 1961 ; Éléments d’un songe, Gallimard, 1961 ; Airs 1961-1964, Gallimard, 1967 ; L´entretien des muses, Gallimard, 1968 ; Paysages avec figures absentes, Gallimard, 1970, 1976 et 1998 ; Poésie 1946-1967, préface de Jean Starobinski, Gallimard, 1971 et 1998 ; Rilke, Seuil, 1976 et 1998 ; À la lumière d´hiver / Leçons / Chants d’en bas, Gallimard, 1977 ; L’effraie et autres poésies, Gallimard, 1979 ; Gustave Roud, Éditions universitaires de Fribourg, 1982 et 1996 ; Pensées sous les nuages, Gallimard, 1983 ; La semaison, Carnets 1954-1979, Gallimard, 1984 ; À travers un verger suivi de Les cormorans et de Beauregard, Gallimard, 1984 ; Une transaction secrète, Gallimard, 1987 ; Chants d’en bas, Fata Morgana, 1987 ; Autres journées, Fata Morgana, 1987 ; Cahier de verdure, Gallimard, 1990 ; Requiem, Fata Morgana, 1991 ; Cristal et fumée, Fata Morgana, 1993 ; Écrits pour papier journal 1951-1970, Gallimard, 1994 ; Après beaucoup d’années, Gallimard, 1994 ; Autriche, L’Âge d’Homme, 1995 ; La seconde semaison, Carnets 1980-1994, Gallimard, 1996 ; D’une lyre à cinq cordes 1976-1995, Gallimard, 1997 ; Observations et autres notes anciennes 1947-1962, Gallimard, 1998 ; La semaison III, Carnets 1995-1998, Gallimard, 2001 ; Et, néanmoins, Gallimard, 2001 ; Notes du ravin, Fata Morgana, 2001.