Trois livres, trois univers, trois systèmes de références, mais le même regard. Insistant, exigeant, presque clinique et pourtant si débordant de compassion.
Paule Noyart raconte en femme qui ne s’en laisse pas conter. Elle n’en raconte que mieux la vie qui coule, pleure ou aime derrière la vie offerte aux regards plus superficiels ou plus complaisants.
Dès La Chinoise blonde1, le regard est là, qui débusque. Antoine, comédien de métier, de tempérament et de calcul, pense aimer sa femme. Il s’en vante d’ailleurs verbeusement auprès de Claire, sa maîtresse. Tout comme il s’en glorifierait auprès de la scripte dont il meuble sa solitude s’il partageait avec elle plus qu’un spasme distrait. Mais Antoine n’aime peut-être qu’Antoine. Des autres, qu’il s’agisse de Mona, sa mère, ou de Rose, sa femme supposément aimée, il attend l’attention, les éloges, les applaudissements. Il est, comme la Chinoise blonde qu’évoque Paule Noyart, bizarre.
Mais Rose aussi diffère de ce qu’on voit d’elle. Elle veille à ne laisser à autrui aucune prise sur elle. Elle connaît les liaisons d’Antoine, mais elle refuse de lui faire cadeau d’une quelconque jalousie. Si elle décide de ne pas mener à terme l’enfant d’Antoine, elle part seule vers la ville avorteuse et discrète, avec ses haut-le-cœur, sans rien dissimuler à Antoine, mais sans vraiment lui donner voix au chapitre. Si le beau Melvin, magnanime et correct, vient en aide à cette femme nauséenne et déroutée, Rose apprécie, remercie, en informe Antoine, mais demeure insaisissable. Elle aussi, telle une Chinoise blonde, porte bien sa bizarrerie. Ce qu’elle a vécu enfant et ce que lui donne Melvin, elle préfère qu’on l’ignore.
Heureusement, Mona, mère d’Antoine, sait et répète qu’il ne faut ni bouder son plaisir ni s’irriter de ce qui est. Elle paie à Antoine le tribut d’admiration dont il a soif, elle va au-devant des confidences que Rose ne sait pas faire, elle laisse sa maladie occuper le monde de Rose et d’Antoine et, peut-être, les rapprocher. Quand elle aura confié à Rose la brumeuse identité du père d’Antoine, Mona aussi aura dit quelque chose de la vie sous-jacente à sa vie et avoué sa propre bizarrerie. La Chinoise blonde se sera incarnée dans chacune de ces vies.
Vigie2 étend le même regard, mais sur une femme secouée par le départ d’un homme. Avant que cette femme reprenne pied, elle aura connu la dépression et l’hôpital, la démission de l’âme et la fuite vers le vide et l’agitation. Heureusement, une chienne l’accompagne, bête aux exigences instinctives et simples qui devance, préfigure, exprime ce que sa maîtresse a même cessé de soupçonner. On est pourtant loin de toute zoothérapie. Vigie, en effet, n’est pas de ces bêtes auxquelles l’humain se confie. Elle mange si on lui donne à manger, elle accueille avec la même langue pendante les hommes de passage et ceux qui pourraient camper plus longuement, elle ne reproche même pas à sa maîtresse d’avoir songé à la faire disparaître. En ce sens, Vigie mène cette existence minimale à quoi se réduit la vie humaine que le malheur a déboussolée. Mais cette descente jusqu’au point zéro permet à la vie, littéralement, de retrouver son souffle. Tout comme une vigie voit plus loin que les gens accoudés au bastingage et enseigne la salutaire patience.
La vie pire que la vie
Cinq années séparent, dans l’œuvre de Paule Noyart, La danse d’Issam3du roman précédent. Sans qu’on puisse s’en étonner, les différences seront d’ailleurs nombreuses entre les deux récits. On quitte le microcosme conjugal ou personnel pour plonger dans l’univers bruyant et vérifiable des affrontements sociaux et militaires. Les lieux changent, les déplacements se multiplient et s’accélèrent, le tempo s’enfièvre, le récit prend du volume, les dates et références affrontent sans sourciller l’examen critique. Sans l’art de Paule Noyart, sans le regard propre à cette auteure, le récit cesserait même d’être un roman.
Ce n’est pas le cas. Les personnages, bien que terriblement liés à des enjeux répertoriés, vibrent comme des humains. Enracinés dans la trame historique, ils appartiennent quand même au monde du roman. Mais il y a plus. Du drame libanais, Paule Noyart a su voir et extraire une image qui claque comme un symbole et qui concentre et renouvelle le tragique de cette interminable épopée : la danse d’Issam. Ce tout petit récit fiché au cœur de la fresque agit à la manière d’un révélateur. Comme l’allusion à la bizarrerie d’une Chinoise blonde l’avait fait. Comme la subtile parabole à propos de Vigie l’avait fait. Le Liban, par cette image, devient cela : une danse de mort dont le rituel n’est pas toujours haineux, mais qui peut s’énerver à tout instant, une triste fête à laquelle s’intègrent les simples d’esprit aussi bien que les cœurs secs. Sans cette danse aux vertus de symbole, le récit de Paule Noyart n’aurait peut-être été qu’un autre rappel des tueries et des rancunes séculaires. Grâce à elle, quelque chose de la tragédie antique s’ajoute à la description d’un enlisement honteusement moderne.
Trois livres, autant de coups de sonde dans les mystères de l’âme humaine, un même regard.
1. La Chinoise blonde, par Paule Noyart, Quinze/ Les éperonniers, 1991, 234 p. ; 18,95 $.
2. Vigie, par Paule Noyart, XYZ, 1993, 120 p. ; 17,95 $.
3. La danse d’Issam, par Paule Noyart, Leméac, 1998, 374 p. ; 32,95 $.