Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’auteur n’est pas impressionné par le progrès. Son dernier opus, Décadanse1, une brique de 500 pages, fait l’inventaire des jalons ayant marqué l’évolution de la société des « Trente Glorieuses » (1945-1975) en démontant systématiquement le discours triomphant qui l’accompagnait.
De chapitre en chapitre, Patrick Buisson aborde dans l’ordre chronologique les avancées qui ont fait qu’un jeune de 20 ans, en 1975, ne vivait pas du tout dans le même monde que ses parents 30 ans plus tôt : démocratisation des instruments ménagers, marchandisation de masse, entrée des femmes sur le marché du travail, avènement de la pilule contraceptive, libéralisation de la vie sexuelle, apparition et popularité des films X, abolition du pater familias, légalisation de l’avortement, facilitation du divorce, etc.
Et on se demande : mais comment ces progrès peuvent-ils être présentés autrement que comme des gains ? L’entêtement avec lequel l’auteur affiche son scepticisme à cet égard laisse perplexe.
Progrès, recul ou jeu à somme nulle ?
Patrick Buisson prend en effet un malin plaisir à nous expliquer qu’au fond, les promesses des chantres du progrès ne se sont pas réalisées, ou qu’à tout le moins on a soigneusement pris soin, dans le discours public, d’en gommer les effets pervers.
Ainsi, la pilule a toujours été présentée comme un formidable moyen ayant servi à la femme, pour la première fois de son histoire, à contrôler sa fécondité, donc à éviter les grossesses indésirées et aussi à jouir librement de son corps. Mais, nous rappelle l’auteur, l’élimination du risque d’enfanter ne sert-elle pas d’abord la sexualité masculine, celle qui rêve justement depuis toujours de butiner sans conséquence ?
Et quand Brigitte Bardot, à la fin des années 1950, sous l’œil de Roger Vadim, devient l’icône de la femme autonome et volage qui s’assume, est-ce bien l’idéal féminin des rapports hommes-femmes qui s’exprime, ou ne serait-ce pas plutôt la vision masculine du sexe sans engagement ?
La légalisation de l’avortement puis la libéralisation du divorce vont aussi dans le sens de la déresponsabilisation de l’homme, alors qu’au cours des siècles précédents, la doxa qui s’imposait, c’était qu’il fallait protéger la femme des conséquences fâcheuses d’une relation sexuelle, et que si conséquence fâcheuse il y avait, la voie à suivre était le mariage… et un mariage indissoluble.
C’est ainsi que, pour l’auteur, la libération sexuelle s’est traduite par la réification du corps de la femme dans le sens des intérêts phallocrates. Quant au divorce, combiné à la négation du rôle de pourvoyeur de l’homme dans une cellule familiale qu’on s’est employé à vouloir déconstruire, il s’est avéré le facteur numéro un de la paupérisation des femmes à partir de la fin des années 1970.
Et globalement, le tout a abouti à une société atomisée et désolidarisée.
L’histoire écrite par les vainqueurs
Encore une fois, on peut rester perplexe, sinon sceptique, devant ces regards peu orthodoxes sur le passé. Mais que les progressistes se rassurent : de toute façon, l’œuvre de Patrick Buisson n’aura jamais pour effet de renverser les tendances de notre société. C’est ailleurs qu’il faut trouver son intérêt. Même si, au-delà des prétentions de l’auteur, on n’a pas la moindre tentation de détricoter les événements des Trente Glorieuses, celui-ci nous force à tout le moins à en revoir le récit. Car il y a plus d’une façon de voir l’histoire, et si la perspective de Buisson choque souvent, c’est qu’elle traite d’aspects qui sont tout simplement passés sous silence dans une société où – comme toujours – l’histoire est écrite par les vainqueurs.
Par exemple, il n’est pas sans intérêt de noter qu’à l’époque où la société en général – comme en attestent les sondages – n’était pas du tout convaincue que la pilule contraceptive fût un progrès, l’un des principaux arguments invoqués pour la faire accepter était qu’elle permettrait de réduire le nombre d’avortements. L’histoire a prouvé que c’était faux (et d’ailleurs, l’expérience antérieure des pays communistes l’avait déjà démontré, mais il n’était pas question de le signaler) et, de toute façon, l’argument était purement stratégique, l’IVG elle-même n’étant pas vraiment vue comme un mal par les forces progressistes, qui en préconiseront la légalisation tout de suite après, sur la promesse cette fois qu’il ne s’agirait toujours que d’un dernier recours et que l’État mettrait en place des moyens pour réduire ce recours au minimum. Autre promesse non tenue. Et dans le cas de ces deux avancées, l’auteur ne manque pas de rappeler que l’argumentaire dominant à l’époque consistait à faire valoir l’importance de ces mesures pour les classes populaires (et comment s’opposer à une mesure adoptée pour les démunis ?), alors que les statistiques montrent que ce sont les classes bourgeoises qui les souhaitaient et qui en ont profité.
Et le discours empreint d’humanité prononcé par Simone Veil dans l’enceinte de l’Assemblée nationale en novembre 1974, stratégiquement truffé de bémols et de précautions lénifiantes pour faire accepter à une France qui n’y était pas prête un changement majeur dans la morale collective, reflétait-il vraiment les vues des féministes poussant derrière, qui décrivaient l’embryon humain comme « un morceau de tissu maternel » n’ayant guère plus de conscience qu’« une larve d’insecte » (Benoîte Groult), « un simple déchet » (Simone de Beauvoir), une « vie parasitaire », « une chose atroce qui pousse dans vous » (Gisèle Halimi), un « scandale affolant, invivable comme un cancer », « un assaillant, un agresseur »… ?
Tous ces faits remontés à la surface signifient-ils qu’il faille revenir en arrière ? Ce n’est pas ce que prétend l’auteur. Celui-ci tient seulement à brosser un tableau plus complet de ce passé immédiat dont nous sommes le fruit.
Une érudition rare, un voyage dans le temps mémorable
Au-delà de ces thèses décoiffantes, Décadanse nous fait faire un formidable voyage dans le temps, avec pour guide un chercheur inlassable qui a su fouiller tous les recoins des Trente Glorieuses. Chaque évolution abordée est décrite avec force détails sur les interventions politiques, l’argumentaire des uns et des autres, les statistiques étayant ou contredisant cet argumentaire et un rappel rigoureux des productions de culture populaire ayant accompagné ou catalysé ces évolutions.
On a ainsi droit à une description par le menu de diverses émissions de radio et de télévision marquantes ayant contribué à l’évolution des mœurs par un discours progressiste pas forcément équilibré ni toujours au diapason des idées de la population.
Côté cinéma, le verbatim des scènes de certains films peut cristalliser toute une époque. Ainsi, dans Le mépris (1963), cette réplique culte d’une Brigitte Bardot indolente : « Tu les trouves jolies, mes fesses ? […] Et mes seins, tu les aimes ? Qu’est-ce que tu préfères, mes seins ou la pointe de mes seins ? » L’auteur commente : « Sans avoir l’air d’y toucher, Vadim et Godard, forts du prestige des avant-gardes, viennent d’écrire la protohistoire du cinéma pornographique avec la première mise en scène d’un corps parcellaire, d’un corps fragmenté, offert aux pulsions scopiques du public ».
Côté chanson, depuis le Itsi bitsi petit bikini de Dalida (1960) jusqu’au « non, non, tu n’as pas de nom, tu n’as pas d’existence » d’Anne Sylvestre (1974), en passant par le « complètement nue au soleil » de Bardot (1963), Les divorcés de Michel Delpech (1973) et Le téléphone pleure de Claude François (1974), on voit aussi comment la culture populaire fait accepter les évolutions telles que le dénudement du corps des femmes, l’avortement ou la résignation des hommes aux prises avec un éclatement des familles qui les isole.
Le titre, Décadanse, fait d’ailleurs référence à la fameuse chanson éponyme interprétée par Birkin et Gainsbourg (1971), un Gainsbourg qui, selon l’auteur, n’était pas dupe des fausses promesses de l’époque. Qui parmi nous a remarqué, en effet, que la sulfureuse chanson Je t’aime… moi non plus (1969), en apparence tout à fait dans la mouvance de la libération sexuelle, se conclut par les mots « l’amour physique est sans issue » ?
Un style comme il ne s’en fait plus
Au-delà des idées-choc et du contenu encyclopédique, on pourrait se contenter de lire Patrick Buisson pour son style. Un style qui s’oppose, lui aussi, aux préceptes contemporains préconisant le nivellement de la langue par le bas pour se lancer avec brio dans des énoncés syntaxiquement complexes (mais toujours clairs) où ressourd immanquablement le sens de la formule.
Ainsi, à propos de la montée des films X dans les années 1970, dans un contexte où l’on s’employait par ailleurs à déconstruire la vision masculine du monde : « Dans ce climat émollient et déstabilisateur qui affectait en profondeur la condition masculine, le spectacle pornographique fut une catharsis pour l’empire phallique en pleine déliquescence, l’étai d’une tour de Pise perpétuellement branlée mais toujours branlante ».
« Chant funèbre pour une génération maudite »
Étonnamment, l’auteur nous prive de tout avant-propos et de toute introduction annonçant ses couleurs pour nous précipiter d’emblée dans un maelström de faits et d’éclairages hétérodoxes. C’est dans son épilogue, après 475 pages bien tassées, qu’il se positionne noir sur blanc. « Je suis un boomer. J’appartiens à la race maudite. Celle des enfants gâtés des Trente Glorieuses. Celle des profiteurs de paix et de prospérité. Celle du nihilisme encensé et de la transcendance congédiée. […] Comment cette génération a-t-elle pu se plier si docilement à ce dressage anthropologique qui, en quelques décennies à peine, est parvenu à transformer l’individu en Homo œconomicus, puis en Homo eroticus, soit un être totalement défini par ce qu’il consomme : marchandises, images, corps, sexe ? »
Patrick Buisson ne réclame pas qu’on revienne en arrière. Il n’est juste pas convaincu que, tout compte fait, on ait réellement avancé.
1. Patrick Buisson, Décadanse, Albin Michel, Paris, 2023, 523 p.
EXTRAITS
Élève surdouée de la modernité, la presse féminine a sans doute été la première dans le monde des médias à en transposer les principes à son domaine de prédilection. Au schéma qui faisait de la beauté un don intangible de la nature ou un bienfait arbitraire des dieux, elle a d’emblée proposé l’axiome selon lequel la beauté était un bien auquel n’importe quelle femme pouvait prétendre, déclinaison du principe prométhéen de la maîtrise illimitée du monde.
p. 252
Certes, l’Église avait beaucoup œuvré pour protéger les femmes contre l’inconstance des hommes à travers la valorisation de la fidélité dans le mariage mais toujours en les soumettant à un ordre supérieur incarné par les différentes figures de l’autorité masculine […]. Les compromis passés […] n’en avaient pas moins assuré jusque-là la stabilité des couples, la cohérence du corps social et le maintien d’un idéal collectif dans lequel la maîtrise de soi, l’intérêt de la famille et du groupe l’emportaient sur l’exercice de la liberté individuelle et l’expression anarchique des désirs.
p. 423
Tout dans la modernité se mit, vers le mitan du XXe siècle, à converger vers la liquidation du monde ancien. L’exode rural et l’urbanisation firent se volatiliser l’immense réseau d’interconnaissance et d’interdépendance, de sociabilité et d’entraide que la vie des villages et celle des quartiers, l’instinct de continuité, la vitalité des solidarités spontanées avaient, génération après génération, tissé comme la chaîne d’une humanité complète et d’un devoir sans fin.
p. 468
Le grand récit du progressisme, qui prétendait réenchanter le monde, s’est révélé incapable de répondre à ces besoins universels et intemporels que sont les demandes de sacré, de grandeur et de symbolique.
p.490