« En étant le fruit de deux nationalités qui se sont opposées, déchirées, j’ai sûrement abrité une dualité, une violence inconsciente et aussi des conflits de loyauté : quelle nationalité choisir ? Qui trahir ou ne pas trahir ?1 »
L’autrice française Nina (Yasmina) Bouraoui, née en 1967 à Rennes d’un père algérien et d’une mère bretonne, a vécu à Alger jusqu’à l’âge de 14 ans. En 1981, craignant la violence qui recommençait à éclater dans le pays, ses parents décident de le quitter et de s’installer éventuellement à Paris.
L’adolescente réservée qu’elle était vit mal cet abandon de la terre paternelle. « Quand je suis arrivée en France, il y a eu une rupture, malgré moi. Je me suis sentie plus algérienne et parfois étrangère, par le regard des autres2. » Nina Bouraoui étudiera la philosophie et le droit, mais c’est dans l’écriture qu’elle se réfugiera et se réalisera.
L’écrivaine publiera une vingtaine de romans, traduits dans une quinzaine de langues, après être entrée en littérature en 1991 avec La voyeuse interdite3 – envoyé par la poste, sans recommandation – qui a connu un succès international et obtenu le prix du Livre Inter. Nina Bouraoui a été cette année-là la première lauréate du prix Emmanuel-Roblès.
Récemment, début 2024, Bouraoui connaît une période faste. Grand seigneur4 et Le désir d’un roman sans fin5, ses 19e et 20e romans, suivent de près la sortie de Satisfaction6 (2021) et d’Otages7, prix Anaïs-Nin (2020).
Les thèmes qu’elle aborde sont le déracinement, l’exil et la nostalgie de l’enfance. Elle parle d’écriture, de quête amoureuse et d’identité sexuelle. D’homosexualité. Elle aime citer Hervé Guibert, Annie Ernaux et Violette Leduc. Ses œuvres sont souvent autobiographiques et elle flirte avec l’autofiction, comme plusieurs autres femmes, fait remarquer Madeleine Ouellette-Michalska : « [D]’avoir occupé si longtemps la position inconfortable et ambiguë de l’entre-deux nature/culture a incité la femme à développer les feintes du non-dit, du dit sans en avoir l’air, du mi-vrai, mi-faux8 ».
Otages (2020) : une employée rebelle
Dans Otages, un court roman écrit au je, né à partir d’une de ses créations théâtrales produite quelques années plus tôt, en 2015, Nina Bouraoui situe d’entrée de jeu la protagoniste : « Je m’appelle Sylvie Meyer. J’ai cinquante-trois ans. Je suis la mère de deux enfants. Je suis séparée de mon mari depuis un an. Je travaille à la Cagex, une entreprise de caoutchouc. Je dirige la section des ajustements. Je n’ai aucun antécédent judiciaire ».
Le lecteur plonge immédiatement dans le quotidien banal et monotone d’une femme ordinaire. Il ne se passe rien, quoiqu’on sente le feu couver sous la cendre. Un peu journal intime, un peu confession qui aurait pu avoir été faite au policier chargé éventuellement de l’interroger lors de son arrestation, la quête de liberté de Sylvie Meyer est assourdissante de silence.
Et puis, sans trop réfléchir, elle se prête au jeu de son patron, qui veut dégraisser son entreprise et qui la manipule. Elle accepte d’espionner ses camarades. « Je veux, parmi tous nos employés, que vous trouviez celles et ceux qui nuisent ou pas à la Cagex. » Elle exécute le sale travail, jusqu’à ce qu’elle réalise l’odieux de sa tâche. « Je suis devenue ce que je déteste chez les autres, ceux qui profitent du malheur et qui en tirent satisfaction. »
Sylvie Meyer se libérera éventuellement de ses chaînes, pas seulement celles qui l’affligent au quotidien, mais aussi celles qu’elle a connues jeune fille et qui l’avaient alors brisée. Il y a des limites à être invisible aux yeux de tous, à subir l’agressivité de misogynes zélés, à accepter la souffrance et à supporter la violence psychologique. « Je rentrais à la maison tous les soirs avec la rage. Et cette rage je ne pouvais en parler à personne. »
Un jour, madame Meyer fera le pas et passera à la rébellion ouverte.
Dernière récompensée, Nina Bouraoui a reçu en 2020 le prix Anaïs-Nin pour cette œuvre. En 2024, nouvelle naissance, nouvelle mouture pour Otages, puisque Lyon l’accueille sous forme d’opéra au Théâtre de la Croix-Rousse.
Satisfaction (2021) : une passion inassouvie
Dans une Alger torride de chaleur, Michelle Akli griffonne son quotidien dans des carnets intimes qu’elle illustre avec « les images de [son] Polaroïd ». La protagoniste de Satisfaction – qui elle aussi écrit au je – cause de tout et de rien, de son fils adoré Erwan, 10 ans, de son mari, de leur arrivée en Algérie en 1962, « après l’Indépendance, pour suivre Brahim qu[’ell]e venai[t] d’épouser », dans un pays « où les couples mixtes sont mal vus ».
Bientôt madame Akli connaîtra la passion, dévorante et déroutante, pour Catherine Bousba, une autre Française émigrée, épouse d’Amar et mère d’Amina/Bruce, une fille/garçon à l’identité sexuelle indécise et trouble, qui est dans la même classe que son fils Erwan. Amoureuse de Catherine, Michelle Akli lui « trouve une ressemblance avec Catherine Deneuve par mimétisme, identification (le prénom) ou simplement par sa beauté – beauté de notre époque, de nos années soixante-dix ».
Suivre les aventures des Akli, c’est marcher dans les traces des parents de l’autrice, puisque Rachid Bouraoui et Maryvonne Henri se sont aussi mariés en France et installés à Alger en 1962. L’action du livre se passe à la fin des années 1970, peu avant le départ de la famille hors d’Afrique. Beaucoup de concordances résonnent dans cette autobiographie ou autofiction transposée. L’écrivaine revit en tant qu’adulte – et à l’âge qu’avait sa mère – ses dernières années dans le paradis de son enfance, avant l’exil.
Femme déracinée, femme dont les repères sont de plus en plus flous, Michelle Akli cherche une nouvelle sensualité : « J’ai grandi auprès d’un frère, je grandis encore auprès d’un fils, d’un mari, dans Alger, capitale virile. Il manque une femme à mes côtés ». Et quand cette femme arrive enfin, Michelle est attirée, ravie et désorientée. Que doit-elle faire ?
« Catherine me téléphone tous les jours, m’attend devant l’école, m’invite à l’immeuble Shell, le parc est plus frais que mon jardin. J’ignore ce qu’elle attend de moi. L’ennui des femmes expatriées. »
Le récit est odorant, enivrant, grisant. Fleurs, parfums, alcools, mer et ciel bleus, paysages ou encore cuisine alléchante, tout contribue à faire aimer ce pays que Bouraoui pleure encore d’avoir perdu, comme son personnage Michelle se désole d’avoir dû mettre fin à sa relation éphémère avec Catherine, relation à jamais détruite à grands coups de rejets.
« I CAN’T GET NO SATISFACTION ». Madame Akli se rallie à la chanson de Mick Jagger et de Keith Richards, des Rolling Stones, composée en 1965.
Grand seigneur (2024) : une perte infinie
Le récit de la fin de vie du père de l’écrivaine se résume en une dizaine de journées passées dans une unité de soins palliatifs : chambre 119, étage du Sacré-Cœur, maison médicale Jeanne-Garnier, Paris. Du 28 mai au 7 juin 2022.
Nina Bouraoui raconte avec une immense douceur les derniers moments du Grand seigneur Rachid Bouraoui, à qui elle ressemble : « Nous partageons nos traits, nos caractères, un fluide dans nos mains transmis par un ancêtre marabout qui exerçait son don à Sousse ». À ses yeux, il était ce Grand seigneur dont parle Serge Reggiani dans la chanson « Maxim’s ». Elle revient sur la vie de celui qui est né en 1935 à Jijel, chef-lieu de la petite Kabylie, et elle parle de son grand-père kabyle qui « porte une chéchia rouge », dont son père a peur, « malgré l’admiration qu’il lui voue ».
Cette fois, il s’agit clairement d’une autobiographie. L’autrice – dont le patronyme, heureuse coïncidence, « signifie en arabe le conteur » – égrène des souvenirs précis, tel le dernier voyage de son père à Alger, qui a commencé « le 28 mars 2022, deux mois avant Jeanne-Garnier », et qui s’est terminé à la mi-avril : « [L]e soir du 18 avril il m’appelait pour me dire qu’il avait acheté son billet ». Sidi Rachid Bouraoui voulait mourir en France.
L’écrivaine parle avec tristesse de ses allers-retours entre chez elle et la maison médicale, des siens désemparés – sa mère et sa sœur aînée –, des autres familles éprouvées qui accompagnent un des leurs en fin de vie. Tout comme elle, le lecteur s’attache au personnage de Georges, dont la sœur mourante est dans la chambre 118, voisine de celle de Rachid Bouraoui. « Nous nous serrons dans les bras comme si je retrouvais un ami perdu de vue, nous avons, Georges et moi, une fraternité immédiate. »
Nina Bouraoui a eu une relation père-fille très forte avec celui qui, docteur en économie oblige, avait été haut fonctionnaire, jusqu’à devenir gouverneur de la banque centrale d’Algérie. L’écrivaine reconnaît lui devoir beaucoup : « Merci papa d’avoir accepté mon homosexualité sans jamais me juger, me poser de questions […], merci d’avoir respecté l’amour, cet amour et de l’avoir protégé si tu entendais un autre le salir ou le sous-estimer ».
Une amie lui avait dit un jour : « Perdre un père c’est perdre une partie de son toit ». L’autrice avoue : « [J]e saisis aujourd’hui le sens de ses mots ».
Le désir d’un roman sans fin (2024) : le besoin d’écrire
Recueil de portraits, de nouvelles et de chroniques parus entre 1999 et 2022, les textes courts du Désir d’un roman sans fin nuancent la pensée de Nina Bouraoui. « Aucun n’a ma préférence, aucun ne me fait honte. L’art d’écrire ressemble à l’art d’aimer, dans sa grâce, dans ses abîmes et dans l’espoir qu’il fait naître. »
Plus loin, elle explique : « Écrire c’est unir la vie intérieure à la vie extérieure. C’est attendre longtemps, sans avoir peur, avant de pouvoir lier l’histoire du monde à son histoire ».
Lire et écrire sont pour elle aussi nécessaires que l’air et l’eau. Roman, théâtre ou opéra, Nina Bouraoui est de tous les genres littéraires et, clin d’œil chauvin, certaines de ses chansons ont été écrites pour Céline Dion, qui les interprète sur les albums D’elles et Sans attendre.
Étonnant trait de caractère, l’autrice aurait déjà déclaré : « J’écris dans les trains, sur mon lit… Toujours habillée, coiffée et maquillée. Je compare l’écriture à un rendez-vous. Il faut en être à la hauteur, l’accueillir avec respect et dignité9 ».
En 2005, Nina Bouraoui a obtenu le prix Renaudot pour Mes mauvaises pensées, confession d’une thérapie qui a duré trois ans, écrite sans chapitres, où elle revient sur son enfance, sa double appartenance, son homosexualité. En 2018, Tous les hommes désirent naturellement savoir était de la première sélection du prix Femina. La même année, elle a été promue au grade de commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres.
1. Extrait du Désir d’un roman sans fin, chapitre « Mon Algérie », (L’Obs, 2021).
2. Op. cit.
3. Nina Bouraoui, La Voyeuse interdite, Gallimard, Paris, 1991 ; « Folio », 1993.
4. Nina Bouraoui, Grand seigneur, Jean-Claude Lattès, Paris, 2024, 220 p.
5. Nina Bouraoui, Le désir d’un roman sans fin. Écrits (1999-2022), Jean-Claude Lattès, Paris, 2024, 396 p.
6. Nina Bouraoui, Satisfaction, « Le Livre de Poche », Jean-Claude Lattès, Paris, 2021, 211 p.
7. Nina Bouraoui, Otages, « Le Livre de Poche », Jean-Claude Lattès, Paris, 2020, 123 p.
8. Madeleine Ouellette-Michalska, Autofiction et dévoilement de soi, XYZ, Montréal, 2007, p. 81.
9. https://www.harpersbazaar.fr/culture/rencontre-avec-la-romanciere-nina-bouraoui_1600.
EXTRAITS
Il m’a poussée vers la porte, j’ai pensé que nous allions sortir, que c’était bon, que je pourrais oublier tout ça, pas le revoir non, mais oublier, ce n’était pas si grave finalement, mais il a sorti un de mes seins de mon soutien-gorge, l’a tété, longtemps, il y avait toujours cette odeur, ma nausée […]. Puis il a mis la main dans ma culotte.
Otages, p. 109.
Le vent couvre nos voix, je crois entendre Catherine, mais je ne l’entends pas. Je lui invente des mots doux, des regrets, une déclaration. Je sais réparer mon cœur. Bruce me ressemble. Elle deviendra l’oiseau hors de sa cage.
Amar court vers la mer, plonge sous l’écume, disparaît, ressurgit au loin, il est bon nageur, Catherine ne le surveille pas, l’admire, son homme est un homme véritable.
Satisfaction, p. 201.
Je me suis approchée, j’ai pleuré comme une enfant. J’ai prié, un genou à terre.
J’ai fait le tour du lit, je cherchais le meilleur endroit, la meilleure posture pour lui dire que je l’aimais.
Je n’ai pas osé effleurer sa main ni lui donner un baiser. Il avait rejoint un état ou un pays interdit aux gestes des vivants.
Grand seigneur, p. 210.
Je crois en la puissance des lieux sur les êtres, je crois au magnétisme d’un espace qui modifie les esprits. Nous ne pouvons pas nous séparer de la géographie, grande chambre dans laquelle nous vivons, aimons, rêvons, espérons.
Nos pays nous bâtissent et non l’inverse. Il ne faudra pas l’oublier, nous, qui dévorons la nature ; un jour elle se vengera.
Le désir d’un roman sans fin, p. 390.