Je ne pense pas qu’il soit excessif d’utiliser le qualificatif « surdoué » quand il s’agit de Marc Séguin. Les épithètes « multidisciplinaire » ou « polyvalent » seraient évidemment toutes désignées, mais sans doute trop modérées, ou simplement dépourvues de l’enthousiasme nécessaire pour rendre justice à l’homme et à son œuvre.
Artiste visuel, metteur en scène, chroniqueur, poète, documentariste, cinéaste et romancier, Séguin se situe au cœur d’une démarche créative d’une étonnante prodigalité, une quête picturale et narrative qui se développe depuis une vingtaine d’années déjà.
Dans le domaine des arts graphiques, il a exploré des thèmes liés à la nordicité, à la faune, à la vie sauvage. Son travail s’est également traduit par un questionnement qui touche l’esthétisation du sang et de la violence. Sur le terrain de l’écriture romanesque, on note la récurrence de ces mêmes thèmes. Une forte cohérence unifie les deux sphères de création. Aussi, entre Un homme et ses chiens, son plus récent roman, et La foi du braconnier, son tout premier – récompensé du Prix littéraire des collégiens en 2010 –, on constate une logique, une continuité.
Injurier l’Amérique
Le temps est l’espace qui sépare tout de la vérité.
La foi du braconnier, p. 40.
La foi du braconnier s’ouvre sur un suicide raté et sur la scène d’un ours illégalement abattu pour sa vésicule biliaire au Manitoba. La suite du roman met en place un enchaînement de séquences associées au parcours d’un homme aux mille vies, un homme en quête d’absolu qui conduit instinctivement sa destinée selon une trajectoire faite de déviations et de revirements imprévisibles. Marc S. Morris est à demi Mohawk. « À l’été 1990, [il] étai[t] de ceux qui bloquaient le pont Mercier à cette Amérique blanche de banlieue. » Il sillonne le continent, empruntant un itinéraire routier qui correspond à un immense Fuck you tracé sur une carte, une insulte qui pourrait être visible de l’espace si elle n’était pas constituée que du discret mouvement de l’air que déplace un Dodge Dakota entre le Canada et les États-Unis. Aventurier nomade, il est aussi un chef cuisinier et un amant convoité collectionnant les rencontres. Un jour, par un improbable hasard, il revoit Emma, une Américaine de qui il était subitement tombé sous le charme quelque temps auparavant et qui donnera naissance à leur fille.
Moi aussi, j’adore les musées et les œuvres qui existent. Parce qu’elles vont à contre-courant du quotidien.
Et j’avais ajouté fièrement, dans un élan d’euphorie et avec l’impression d’avoir dit un truc intelligent :
« c’est pour ça que j’aime la toundra ».
Nord Alice, p. 91.
Nord Alice s’intéresse à la filiation. L’auteur y reconstitue la généalogie paternelle du protagoniste qui prend racine dans les tribulations d’un ancêtre impétueux séduit par la ruée vers l’or. De plus, il s’interroge sur la distance entre les individus. Le récit s’amorce dans la toundra, au moment où Alice survit à l’attaque d’un ours polaire. Le narrateur, alors étudiant en médecine – tout comme Alice d’ailleurs –, parvient à sauver in extremis son amoureuse des griffes du dangereux prédateur. Le couple se brise par la suite. À demi Inuite, Alice est une maniaque de propreté, d’ordre et de rangement. Comme si dans son environnement quotidien elle tentait de reproduire l’immaculée blancheur et le parfait dépouillement des étendues de neige de l’Arctique, elle lave et ordonne tout de manière compulsive. Après la rupture, la femme demeure à New York, où elle pratique sa profession, tandis que l’homme part travailler à l’hôpital de Kuujjuaq pour tenter de fuir des souvenirs qui affluent et se bousculent. Les anciens conjoints se revoient dans le cadre des cérémonies liées au décès du père du narrateur. Alice annonce qu’elle se rendra au Nunavik dans le courant de l’été pour visiter sa famille. À partir de cet instant, la vie du médecin, qui divise son temps entre les patients de l’urgence et les escapades en nature, se transforme en un long moment d’attente.
Parce que « les souvenirs, c’est tout ce qui nous reste ».
Quand le monde meurt.
Nord Alice, p. 137.
Dans une petite localité partageant sa frontière avec une réserve autochtone, Jenny Sauro meurt noyée dès les premières pages. Suit une rétrospective sur la vie de cette mère monoparentale, serveuse dans le seul restaurant du village, une femme aimée, affable et appréciée pour sa beauté. En plein Vendredi saint, quelques mois après sa noyade, on célèbre finalement ses obsèques. L’église du village est bondée. Même un certain Marc Morris, un ancien amoureux, se trouve sur les lieux. Pour l’occasion, on profite de la tribune pour rendre un dernier hommage à la disparue. Le lundi de Pâques, trois jours plus tard, son corps, demeuré introuvable jusque-là, est repéré sous un pont. Jenny est vivante ! Elle semble être ressuscitée, « [u]ne réalité qui dépasse la nature des choses humaines ». De la tragédie, on passe rapidement à la stupéfaction. Devenue célèbre en raison de cette incroyable expérience surnaturelle, Jenny choisit de s’isoler et refuse d’en témoigner ouvertement. Elle, qui depuis toujours pressent en elle un instinct un peu sorcier, entre en contact avec une vieille femme de la réserve voisine.
Elle était morte, et elle ne l’était plus. Elle n’était ni fascinée ni choquée.
Il ne lui manquait que quelques secondes.
C’est le temps des vivants qui avait continué sans elle.
Jenny Sauro, p. 230.
Le protagoniste d’Un homme et ses chiens est guide de chasse. De tout temps, ce personnage secret porte une affection particulière à l’espèce canine tout en étant pénétré par une sorte de violence latente, « [d]’aussi loin qu’il se rappelle, il [a] souhaité la fin du monde ». À Anticosti et ailleurs, il accompagne une clientèle de gens bien nantis dans leur quête de proies. Entre ses contrats, il vit à Montréal à temps partiel avec Clara, une romancière jouissant d’une importante popularité. Dans le cadre du service funéraire d’Henry, un vieux guide avec qui il s’était lié d’amitié, il rencontre Marie, la fille du défunt. Tranquillement, une complicité se développe entre les deux. En parallèle, son couple avec Clara se disloque. Lors de l’un de ses séjours en pourvoirie, il échange à distance avec Marie ; ils finissent par s’avouer leurs sentiments. « Quelque chose d’extraordinaire v[ient] d’être scellé. L’homme le sa[it]. » Il revient malheureusement à Montréal en catastrophe après avoir appris que celle qu’il aime se trouve dans le coma après un accident. Marie ne sortira jamais de son état mais, miraculeusement, le lendemain de Noël, elle donnera naissance à un enfant. Il quittera ensuite le monde urbain pour le Nunavut.
Fin mai. Les oies reviennent du sud pour nicher au nord.
Quatre mois pour assurer leur descendance.
Le contraire des migrations que l’homme avait connues :
les chasses se font à l’automne lors des migrations vers le sud.
Un homme et ses chiens, p. 158.
Chasser, pêcher, renaître
Les héros de Séguin chassent et pêchent. Cela, on le retrouve évidemment dans La foi du braconnier et dans Un homme et ses chiens, mais aussi dans Nord Alice, où le narrateur s’adonne à la pêche à la mouche dans des rivières gonflées et tumultueuses que les saumons remontent pour venir s’y reproduire. Le père de Jenny Sauro, lui, pratique la trappe et la taxidermie. Il pose des collets, il tend des pièges, il permet même à certaines bêtes inanimées de se dresser à nouveau sur leurs quatre pattes. Ceux qui connaissent l’œuvre picturale de Séguin établiront naturellement un lien avec ses réputées représentations de cervidés, aussi avec ses toiles sur lesquelles sont superposées de véritables fourrures de carnassiers – loups, renards ou coyotes. Tous animaux qui, comme l’auteur l’écrit dans Affaires de terre et patentes d’artiste, « sont des nuisances », mais qui, en contrepartie, représentent « l’exemple parfait de l’intelligence animale [par leur capacité à] survivre ». À l’image de Marc Morris, personnage coriace qui déjoue un destin improbable avec persévérance, qui échappe au suicide, qui apparaît en caméo troublant dans les romans subséquents, cette caractéristique associée à la survivance fait par ailleurs écho à l’histoire des peuples autochtones d’Amérique, laquelle se profile en filigrane dans presque toute l’œuvre romanesque de Séguin.
Je suis préoccupé par le territoire.
Et suis fasciné par les gens qui habitent le leur.
Affaires de terre et patentes d’artiste, p. 94.
Le temps, matière fragmentée, matière élastique
Sur le plan de la technique narrative, ces récits d’une grande homogénéité thématique entretiennent un rapport complexe et tiraillé avec la temporalité. Le temps est constamment fragmenté par des allers-retours entre le présent et le passé, jamais la narration ne s’opère sur un mode linéaire. Les péripéties de Morris sont racontées sous forme de bribes. Dans Nord Alice, les passages qui concernent les générations ayant précédé le narrateur côtoient le présent de l’action. Jenny Sauro et Un homme et ses chiens participent également de cette même volonté de morceler le temps, de le fracturer, mais aussi de faire en sorte que l’action se diffracte, comme sous l’effet d’un kaléidoscope. Parfois, le temps se condense et s’étire. Ainsi, le protagoniste de Nord Alice tente de fuir, par son exigeant travail à l’urgence, les jours et les heures qui le séparent du retour de son ex-amoureuse. De son côté, Jenny, techniquement décédée et absente quelques mois sous les glaces, arrive à se couper de la temporalité humaine et, on le suppose, à entrer en contact avec cette notion insaisissable qu’est l’éternité.
Une absence de contradiction

Celui qui a dernièrement signé la superbe murale consacrée à Riopelle à Montréal, fresque sur laquelle on reconnaît une gigantesque oie blanche, n’est pas étranger au mode de vie de cet oiseau migrateur qui partage son temps entre des aires géographiques différentes. Séguin porte en effet de nombreux chapeaux, nombreuses casquettes devrions-nous plutôt dire. Son esprit créateur semble migrer avec aisance entre des médiums distincts, à partir desquels il parvient à ériger une œuvre d’une surprenante unité. Entre la pratique picturale qu’il développe et son travail de romancier, voire le discours citoyen qu’il tient comme chroniqueur, se remarque une totale absence de contradiction, ce qui, sans gêne, me fait dire : « Marc Séguin, l’homme cohérent ». Voilà.
Livres de Marc Séguin lus pour cet article :
La foi du braconnier, Bibliothèque québécoise, Montréal, 2012.
Nord Alice, Bibliothèque québécoise, Montréal, 2019.
Affaires de terre et patentes d’artiste, Leméac, Montréal, 2021.
Jenny Sauro, Bibliothèque québécoise, Montréal, 2022.
Un homme et ses chiens, Leméac, Montréal, 2022.