L’œuvre de Gaétan Soucy ne compte encore que trois livres, mais elle fascine déjà par le raffinement du style, la complexité du montage et l’audace vertigineuse de ses coups de sonde. Que sa lecture soit, d’un texte à l’autre, constamment renouvelée et déroutante surprend d’autant plus que Gaétan Soucy revient avec insistance, de livre en livre, aux mêmes symboles et à des questionnements que j’allais dire, à sa manière, jumeaux. Toujours le même, jamais le même. Toujours prenant, jamais prévisible.
L’entrée en piste de Gaétan Soucy, déjà, promettait tout. L’Immaculée Conception1 frappait, en effet, par ses dimensions (près de 350 pages) et la qualité de son écriture autant que par le recours à une large gamme de tonalités et de genres littéraires. Déjà, plusieurs des personnages s’octroyaient le droit de ne se confesser vraiment qu’à un journal intime et de ne révéler que par ce biais la démarcation et les liens entre leur apparence et leur vérité profonde. Déjà, des deuils frappaient tôt et projetaient les survivants dans l’obsession. Déjà, un incendie délibéré exerçait son attrait sur des êtres brimés, humiliés, vengeurs. Déjà, le sexe des personnages semblait fluctuant et telle apparence masculine pouvait, mais pouvait seulement, cacher la féminité. Ou l’inverse. Déjà, tel personnage prenait la liberté de ne pas se conformer au comportement attendu, de s’offrir bacchanales et pitreries. Déjà, il fallait attendre jusqu’à l’ultime révélation pour entrevoir les véritables charnières du récit ou pour renoncer à la logique qu’on avait pu imaginer. Déjà, des dates balisent le parcours : l’Immaculée Conception, par exemple, occupe un lieu précis au calendrier. Déjà, l’écriture, généreuse et déliée, élégante et originale, apparente des composantes qui, autrement, obéiraient peut-être à un mouvement centrifuge.
Le « mystère Soucy », aussi, fascine déjà. Non pas le « mystère » devant lequel la religion inclinait autrefois les nuques et qui, avec arrogance, affirmait être « ce qu’on ne peut pas comprendre », mais le mystère auquel se confronte de tout temps la condition humaine et qui est « ce qu’on ne finit pas de comprendre ». Car, d’une lecture à l’autre, l’écriture de Gaétan Soucy déploie, mais n’en finit plus de déployer ses richesses, ses ruses, ses méandres. L’auteur, sans s’en expliquer, donne le nom de Soucy à l’un de ses figurants. Sans dire pourquoi, mais de façon systématique, il remodèle ou « transexualise » les noms : l’institutrice est une demoiselle Clément, le banquier est un M. Judith, Séraphon, Remouald, Guillubert, Gaudon portent des noms qui rappellent, sans leur être tout à fait fidèles, ceux de la vie courante. Et l’écriture, sans se laisser distraire par ces jeux lourds de symboles, déroule sans essoufflement ses descriptions pénétrantes, incarne les caractères dans des dialogues heurtés ou truculents, s’offre à chaque tournant le plaisir d’un envol poétique ou d’une sentence frappée comme une médaille. Le « mystère Soucy », dans son foisonnement, séduisait déjà.
La confirmation éloquente
Trois ans après L’Immaculée Conception, Gaétan Soucy propose, avec L’acquittement2, un texte beaucoup plus ramassé et d’une autre tessiture. Le récit, plus linéaire, est « porté » par un personnage central qui, après vingt ans d’absence, tente un pèlerinage expiatoire vers les personnes et les lieux de sa jeunesse. Rendu peut-être plus abordable par la constance de ce fil conducteur, ce deuxième roman appartient quand même à l’univers de Gaétan Soucy, avec tout ce que cela implique de beauté stylistique et de déroutante réinterprétation du réel. L’insolite, l’inexpliqué, l’impossible émergent à leur gré et laissent sur la touche les lecteurs trop cartésiens. L’écriture s’épure, mais en conservant ses racines et ses couleurs.
Cette fois, peu ou pas de distorsion dans les noms des personnages. Si le narrateur porte un nom peu courant (Louis Bapaume), ses interlocuteurs sont un Hurtubise, un Chouinard. Rupture ? Pas tout à fait. Car le matériau dont on use ici provient visiblement d’un même univers. Le train de marchandises, qui avait emporté Remouald et Séraphon vers leur destin, reprend du service. Le père, une fois encore, est médecin. La mère, comme celle de l’autre roman, donne naissance à des jumelles et meurt en couches. Comme dans le récit précédent, le seuil des treize ans casse l’existence en tronçons étrangers, certaines dates de décembre s’imposent comme d’écrasants rappels, le lieu qu’il faut réapprivoiser s’appelle Saint-Aldor. Et, comme il faut désormais s’y attendre avec le romancier, l’explication, s’il en est une, ne pourra provenir que du passé.
Ce passé n’est pourtant pas aisément reconquis. On le sent, le personnage s’est autrefois permis un geste qu’il ne parvient pas à se pardonner. Il est coupable, d’une culpabilité qui affadit et fragilise son existence. Il est coupable, d’une culpabilité qui ne se résorbera que si l’« acquittement » est prononcé à la fois par la conscience du coupable et par la personne jadis lésée. Ce péché originel, on n’en soupçonnera la nature qu’au fil de révélations savamment distillées. Peut-être même se fera-t-on dire qu’il n’y a pas vraiment eu de péché. Cela, pourtant, ne réglera rien, puisque la culpabilité, fondée ou pas, maintient son emprise. Et l’auteur, artiste jusqu’à la fin, conclura en refermant doucement la porte sur le mystère. Nous resteront le plaisir d’un parcours aussi déroutant que celui d’un Mircea Eliade dans Il est minuit à Sérampore et le parfum d’une écriture qui aura su s’approcher du drame intérieur sans le déflorer.
Vers d’autres lectures du même mystère
Avec La petite fille qui aimait trop les allumettes3, Gaétan Soucy plonge à nouveau dans ses symboles familiers, mais il en offre encore, selon son art, une autre lecture. Une fois de plus, la mère meurt en donnant naissance à des jumelles. Une fois de plus, le chagrin déboussole le père. Une fois de plus, l’incendie intervient comme un cataclysme et une malédiction. Une fois de plus, on hésite à dire de la jeune voix narratrice qu’elle est celle d’un garçon ou celle d’une fille. Une fois de plus, la culpabilité, même si elle prétend s’être rachetée par un « juste châtiment », survit à tout acquittement.
Gaétan Soucy vit-il donc sur ses réserves ? Pas du tout. Il élargit ici son registre stylistique et déglingue brillamment la langue à la manière de Réjean Ducharme. Il ose même confier à un « secrétarien » candide et maladroit le soin d’insérer Saint-Simon et Spinoza dans le quotidien d’adolescents isolés. Cela est audacieux et réussi. Mais l’écrivain, pour ce bond en avant, n’abandonne pas ses thèmes antérieurs et il ne réduit aucunement le poids du passé dans son imaginaire. Il défriche du neuf, mais réensemence à nouveau son « vieux gagné ». C’est même sa plus grande force que ce réagencement sous nos yeux de matériaux que nous pensions désormais familiers et apprivoisés. Sous nos yeux, en effet, Gaétan Soucy fournit la preuve concluante et séduisante que l’écrivain voit à travers les choses et les faits, que l’écriture est une recréation toujours neuve de la vie, que le romancier de génie peut et doit, tel Sisyphe, faire rouler le lourd réel à l’encontre de ses apparences et de ses paresses.
Je ne sais ce que nous réserve Gaétan Soucy. Déjà, il mérite l’hommage dû aux meilleurs recréateurs.
1. L’Immaculée Conception, par Gaétan Soucy, Laterna magica, 1994, 344 p.
2. L’acquittement, par Gaétan Soucy, Boréal, 1997, 124 p.
3. La petite fille qui aimait trop les allumettes, par Gaétan Soucy, Boréal, 1998, 181 p.