Après Freud, Lacan. Sigmund Freud, le penseur le plus important du siècle qui s’achève ? Probablement. Jacques Lacan, dont Freud a été la plus grande source d’inspiration, en a remis, et de belle façon.
Mais Freud et Lacan ne sont pas que des psychanalystes, ce sont aussi des littéraires, tant par leur prose que par leur intérêt pour la littérature. Nous savons, depuis les premiers travaux de Freud, combien les grandes références littéraires, de Sophocle à Dostoïevski, ont nourri le savoir analytique. Freud a insisté sur le fait qu’un bon psychanalyste devrait être tout autant pétri de culture et de littérature que de connaissances cliniques. Idéalement, « l’enseignement analytique engloberait aussi des spécialités qui sont étrangères au médecin et qu’il ne rencontre pas dans son activité professionnelle : histoire de la civilisation, mythologie, psychologie des religions et littérature. Sans une bonne orientation en ces domaines, l’analyste reste sans comprendre une grande partie du matériel qui s’offre à lui1 ». Lacan entendra la leçon : « Pour interpréter l’inconscient comme Freud, il faudrait être comme lui une encyclopédie des arts et des muses2. » Inversement, dès les premières traductions de Freud en France, les écrivains ont à leur tour puisé dans la psychanalyse, parfois maladroitement, souvent avec bonheur. L’on songera en particulier aux travaux des surréalistes, mais aussi au nouveau roman des années 20, par exemple Paulina 1880 (1925) de Pierre Jean Jouve ou encore Les faux-monnayeurs (1926) d’André Gide. Depuis, littérature et psychanalyse ont fait des petits. « On retrouve des psychocritiques ou des théoriciens d’inspiration psychanalytique dans les départements de littérature de presque toutes les universités de la planète », note Robert F. Barsky3. Au Québec, la très grande majorité des chercheurs en psychanalyse littéraire travaillent dans une perspective lacanienne. On pourra notamment consulter à ce propos les travaux récents d’étudiants d’un séminaire de Christiane Kègle à l’Université Laval4.
Au-delà de la question analytique, Freud et Lacan se lisent pour leur prose extraordinaire. Sans doute que s’ils ont tous deux compris l’importance pour l’analyste d’interroger la littérature, c’est aussi parce qu’ils y tendaient naturellement, parce que l’enseignement de la psychanalyse devenait pour eux la meilleure façon d’être et de se dire écrivains. Les plus grands textes de Freud sont aujourd’hui ses essais sur le meurtre du père primitif, Totem et tabou et L’homme Moïse et la religion monothéïste, qui échappent à proprement parler à la clinique. Ce sont dans les deux cas des mythes, des fables historiques, qui illustrent à merveille toute une dynamique psychique que Lacan, sous l’impulsion du développement de la linguistique structurale, sera à même de conceptualiser dans les années 50 ; c’est là tout le fonctionnement de la métaphore paternelle, qui articule le désir à la loi symbolique. Si Totem et tabou est pour Lacan « un des événements capitaux de notre siècle5 », c’est parce que Freud, par le biais du parricide, conjugue le désir avec le signifiant. À ce propos, il est aussi assez frappant de voir comment leur expérience personnelle les a amenés à placer la question du Père au cœur du développement psychique. La thèse de L’homme Moïse se soutient de la relation ambivalente de Freud avec le judaïsme, alors que l’élaboration lacanienne du concept de Nom-du-Père paraît étroitement liée à une paternité problématique chez Lacan.
Cette question fondamentalement structurante pour le sujet de la métaphore paternelle occupe plusieurs séances du séminaire Les formations de l’inconscient, que vient de publier Jacques-Alain Miller, en charge de l’édition des séminaires de Lacan aux éditions du Seuil. C’est ici que la question du Père est la mieux synthétisée, même si elle est déjà posée ici et là par Lacan dans d’autres volumes des Séminaires et dans les Écrits. Que sont, par ailleurs, les formations de l’inconscient ? Simplement l’expression de l’inconscient tel qu’il peut se donner à entendre à travers le mot d’esprit, le lapsus, l’acte manqué, le rêve, l’oubli de nom. Lacan revisite ainsi des ouvrages essentiels de Freud, La psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient.
La publication d’un séminaire de Lacan est toujours un événement. Je ne sais plus quel écrivain français disait récemment en entrevue qu’il lisait quelques pages de Lacan chaque jour, que les Écrits était son livre de chevet. Cette prose lui faisait du bien, l’enchantait, le faisait rire. Il a raison. Pour peu que l’on y comprenne quelque chose, Lacan procure un extraordinaire plaisir de lecture, pas moins que celui d’un excellent roman, je vous assure. Lacan ne cesse de s’amuser dans ses exposés théoriques, ironisant, multipliant les jeux de mots, les prouesses verbales, qui comme les chats retombent toujours sur leurs pattes. Muni nécessairement de bonne volonté et au besoin d’un bon dictionnaire de la psychanalyse, allez-y voir, on ne s’ennuie pas.
Le désir
Les formations de l’inconscient se trouvent à révéler chez le sujet parlant, à travers des processus métonymiques et métaphoriques, le manque fondamental qui le structure dans son rapport aux autres. Ce manque, c’est le désir, en tant que celui-ci, qui s’inscrit dans la parole du sujet, fait signe vers un objet supposé perdu. Tandis que Freud expliquait le désir du sujet par le facteur biologique, il surgit chez Lacan dans une mise en forme signifiante, en vertu du fait que l’inconscient est structuré comme un langage. Dans ces conditions, l’objet désiré est imaginaire, et le sujet ne cessera de toute sa vie, dans sa relation aux autres, de rechercher à satisfaire un désir dont la caractéristique essentielle est d’être inépuisable.
On lira dans cette optique un drôle de bouquin, mi-fiction, mi-essai, Le désir6 de Pierre Rey, auteur de huit romans et d’un récit intitulé Une saison chez Lacan (1989). Le désir dont il est question ici, c’est donc strictement celui de la psychanalyse lacanienne, celui par quoi tout arrive, qui fait que vos relations sexuelles n’en sont pas et n’en seront jamais, qui fait que vous êtes trois quand vous baisez, qui fait que ce que vous désirez n’est pas forcément qui vous aimez, et vice versa ; ce qui au bout du compte risque de vous conduire à des formules en apparence contradictoires ou absconses pour bien des lecteurs : « Alors que son désir à elle, c’est d’être aimée pour quelque chose qu’elle n’a pas – mais qu’elle s’imagine avoir –, et dont l’autre – qui ne sait pas ce qu’elle croit – ignore qu’elle le possède. » Vous n’y comprenez goutte ? Vous croyez que je m’amuse ? Sans doute, mais en même temps, comme tout cela n’est pas drôle !
Juxtaposant des moments autobiographiques, des petites histoires à visée didactique, des formules théoriques, Pierre Rey se propose ainsi de faire le tour de la question (faute d’habiter le désir lui-même) en interrogeant la relation du sujet désirant à l’amour, au sexe, à la mort, à l’impossible, à la destinée, au temps, au manque, à l’éthique. C’est du Lacan non clinicien, plus personnel, mais enfin, disons que le sens de la formule lacanienne, avec sa verve ingénieuse, est là, bien intégré, bien pastiché au sens positif du terme, c’est-à-dire que l’auteur investit souvent l’idée dans un contexte énonciatif bien à lui. Témoin ce passage : « Quand le prisme de Newton tournoie sur lui-même, s’y délitent, en un blanc parfait, les différentes tonalités du spectre solaire qui en constituent les facettes. Dans leur rotation folle, rouges, jaunes et bleus amalgamés par leur vitesse se muent soudain en une seule absence – une absence de couleur, le blanc. Mais un blanc dont on sait qu’il contient toutes les couleurs – le prisme s’immobilise, elles réapparaissent. Ainsi de la multitude de nos désirs dont chacun, au-delà de sa singularité, ne nous livre rien de l’énigme qui les contient tous, l’énigme du désir, dont le sens, sans doute pour nous empêcher de mourir au cas où on en percerait le mystère, est destiné à nous rester interdit. » À vrai dire, tout se passe entre Pierre Rey et Lacan, car d’une part Le désir est à sa façon un magnifique hommage à Jacques Lacan, et d’autre part un ouvrage que l’auteur s’adresse à lui-même (l’on sent à la fois une relative complaisance dans l’écriture et un certain souci de mettre les choses au clair une fois pour toutes). Se glissant entre les deux, tel un voyeur, le lecteur averti pourra venir y prendre son plaisir de lecture. La difficulté d’une telle entreprise, où l’essai fait la part belle à la fiction, c’est bien sûr de parvenir à cerner la question du désir sans trop la théoriser. Et ma foi, c’est dans l’ensemble très bien fait, séduisant, sensible, intelligent. Il y a bien à travers tout cela des pages moins réussies, trop faciles. Et puis Pierre Rey, quand il ne répète pas Lacan, se répète ; mais, par ailleurs, je veux bien y voir une certaine conséquence du discours, tant il est vrai que le désir, « de ne pouvoir se dire, ne cesse jamais d’être dit »
En marge
Dans une optique didactique, Gilbert Diatkine publie un bref essai simplement intitulé Jacques Lacan7. L’auteur introduit Lacan en tentant de faire la synthèse de la pensée conceptuelle du maître, en rapport à la clinique et à l’éthique analytique. L’ouvrage est une certaine introduction, c’est-à-dire qu’il est visiblement conçu avant tout pour la collection au sein de laquelle il prend place ( « Psychanalystes d’aujourd’hui » aux PUF) : il ne s’agit donc pas de présenter Lacan à un débutant, mais de permettre au lecteur concerné de situer le discours lacanien par rapport à celui d’une Marie Bonaparte ou d’une Melanie Klein, ou plus près de nous d’un Didier Anzieu ou d’un André Green, entendu que chacun des discours convoqués puise à la pensée fondatrice, la pensée de Freud (qui significativement ne figure pas dans la collection : il en est exclu puisque tout y ramène). Reste que, dans l’ensemble, l’ouvrage de Diatkine est beaucoup trop allusif (le style cursif gomme les transitions nécessaires) et nettement insuffisant. À vouloir faire bref, l’on en arrive au paradoxe suivant : au lieu de vraiment expliquer les concepts, l’auteur ne fait que mettre en évidence, par défaut, les difficultés qu’ils soulèvent.
Je terminerai en signalant la publication du second tome des Écrits pour la psychanalyse8 de Serge Leclaire, décédé en 1994. Auteur notamment de Psychanalyser (1968) et de On tue un enfant (1975), il a été l’un des plus importants psychanalystes lacaniens. Toujours fidèle à Lacan, il a suivi le « maître » lors de la création de la Société française de psychanalyse en 1953, puis au moment de la fondation de l’École freudienne de Paris en 1964. À la fois provocateur et d’une extrême exigence intellectuelle, il aura été le premier à introduire l’enseignement de la psychanalyse à l’université française ; en outre, il participera, dans les années 80, à l’émission télévisuelle française Psy-show, où il s’agissait de se livrer à l’analyse en direct. Le présent ouvrage regroupe des articles qui, pour la plupart, ont déjà paru en revue. Des textes qui interrogent le sujet et le lien social ou qui concernent l’expérience de Psy-show complètent, si je puis dire, une majorité de textes cliniques sur la psychose. Une excellente préface du philosophe Dany-Robert Dufour introduit la réflexion du psychanalyste sur les technosciences, comme voie d’affranchissement de l’Autre, dans les années 90.
1. La question de l’analyse profane, par Sigmund Freud, Gallimard, Paris, 1985, p. 133.
2. Écrits, par Jacques Lacan, Seuil, 1966, p. 521.
3. « La psychocritique et la psychanalyse des textes », dans Introduction à la théorie littéraire, par Robert F. Barsky, Presses de l’Université du Québec, Sainte-Foy, 1997, p. 166.
4. Littérature et effet d’inconscient, sous la dir. de Christiane Kègle, Nota bene, Québec, 1998.
5. Le Séminaire V, Les formations de l’inconscient, par Jacques Lacan, Seuil, Paris, 1998, p. 310.
6. Le désir, par Pierre Rey, Plon, Paris, 1999.
7. Jacques Lacan, par Gilbert Diatkine, PUF, Paris, 1998.
8. Écrits pour la psychanalyse, Diableries, t. 2, par Serge Leclaire, Seuil/Arcanes, Paris, 1998. Le premier volume, Écrits pour la psychanalyse, Demeures de l’ailleurs, t.1, par Serge Leclaire, a été réédité au Seuil/Arcanes en 1998.