Cette œuvre naît de quatre mains et de deux compétences distinctes, mais elle vibre d’une unique compréhension. Celle du drame qu’est l’exil forcé.
L’instant du danger1 affiche sans prétention à la neutralité le plus tonique engagement face aux plaies que la fuite devant la terreur ensanglante sous nos yeux. Intelligence et engagement sont ici lourds de lucidité, débordants d’une révolte réfléchie et d’un exigeant respect de l’Arrivant. Michel Peterson est psychanalyste et Charles-Henri Debeur photographe, mais la convergence de leurs vues débride sous nos yeux des univers de souffrances non dites parce que indicibles ; et elle dénonce, chez nos gouvernants, le racisme, la méfiance, le rejet. Après ce texte et ces dérangeantes photographies, nul ne peut plus entendre sans frémir les mots torture, expulsion, cruauté.
Le dénominateur commun
S’il est plusieurs itinéraires dans la chronique des migrants forcés, un dénominateur commun les rattache : « Tous rencontrèrent l’instant du danger le plus extrême ». Qu’on liquide donc l’image de l’étranger calculant ses chances d’ascension sociale sur un sol plus prospère. Cela existe, mais ce n’est pas ce qui intéresse Peterson et Debeur. Les humains qu’ils soutiennent ont connu des « situations immondes : guerres interétatiques ou civiles, terrorisme d’État, génocides, ethnocides, famines ou désastres écologiques ».
Autre trait commun à tous ces exilés forcés, la peur d’être perçu comme un fabulateur. « Pour énoncer l’horreur absolue qu’il a vécue ou dont il a été témoin, le demandeur-narrateur ‘a besoin d’imaginer un destinataire bienveillant, capable de recevoir sa parole sans la mettre en doute. On sait que tous les témoins sont hantés par la crainte de ne pas être crus’ […]. C’est cela l’essentiel : croire quoi qu’il en fût et quoi qu’il en soit. » Cet essentiel que Peterson s’efforce d’assurer dans chacune de ses interventions comme psychanalyste n’est pas souvent présent. Pour tant de motifs. Les États nantis s’enorgueillissent de débusquer les fraudeurs, menteurs, escrocs, criminels qui se déguiseraient en pitoyables victimes. Le néolibéralisme, qui bafoue les frontières pour accélérer le cannibalisme des capitaux, s’efforce de sédentariser la main-d’œuvre ; il ne laissera pas les errants et les naufragés entraver la marche triomphante des guerriers de la finance. À ces hontes manifestes, Michel Peterson, spécialiste du domaine, greffe une critique mordante de ce qu’il dénomme « la vulgate du traitement cognitivo-comportementaliste ». Quand ces diverses forces additionnent leurs capacités de dévastation, le migrant forcé ne connaît plus de répit : non seulement on multiplie les obstacles à l’accès de la terre d’accueil, mais on soumet à des traitements aberrants ceux qui, malgré tout, ont vaincu le filet.
Le culte des événements
On aura compris que L’instant du danger ne se borne pas à déplorer la frilosité de nos politiques d’immigration. Le livre, textes et photographies à l’appui, va plus creux : il ébranle les certitudes selon lesquelles la générosité suffirait à fonder une réforme. Il ne suffit plus d’accélérer les enquêtes, d’assouplir les critères d’admission, d’allonger la liste des pays brutaux. Il s’agit, affirme Peterson en termes tranchants, d’encadrer l’omnipotence des faits, des événements, du vérifiable et du quantifiable. Que le factuel importe, soit, mais que son témoignage n’occulte pas l’intangible, l’inexprimable, l’humainement latent. Que l’on cesse de considérer la personne traumatisée comme un Lego à remanier. Parce qu’il s’en tient à une logique désincarnée, le courant présent stérilise la psychanalyse : « Le ‘traitement’ consiste à ‘réduire’ les symptômes, voire les éliminer, avec force médication, dont l’efficacité se révèle souvent médiocre. C’est là un objectif thérapeutique tout à fait louable, mais qui laisse de côté bien des aspects essentiels. À commencer par la personne humaine, qui se voit réduite à une machine qu’il s’agit de remettre en ordre ».
Gare, par conséquent, à ne pas surtaxer la mémoire. Comme chaque personne diffère de sa voisine, aucune mémoire ne reproduit celle du voisin, et cela même si, en apparence, plusieurs ont subi les mêmes ébranlements. La clinique, affirme Peterson, démontre ceci : « Les souvenirs du ou des événements s’avèrent souvent peu fiables, plusieurs informations sont pour un temps perdues ». « Voilà pourquoi, poursuit-il, au lieu de se centrer sur le moi pour redresser ses comportements, les normaliser, il peut s’avérer plus utile d’entendre, dans la texture de la répétition des souvenirs envahissants le trait unaire (terme de Lacan) qui constitue l’unité distinctive de la différence du sujet. » Voilà pourquoi, pourrait-on ajouter, les fonctionnaires qui reçoivent les demandes d’asile ne doivent pas crier au mensonge à chaque virgule oubliée dans les récits des apatrides et des errants forcés.
Écoute et regard
D’autres, plus familiers que moi des audaces de Lacan, de Derrida ou de Deleuze, saisiront mieux ce qu’apporte de neuf le propos de Peterson. Pour ma part, je lis ici trop de saine colère et un trop fervent pari sur la personne pour déplorer ces entorses aux orthodoxies en vigueur. Oui, « avec la montée fulgurante des idéologies sécuritaires depuis le 11 septembre, notre nécropolitique postmoderne est en plein essor ». Oui, on perpétue la terreur et le stress post-traumatique lorsqu’on exige des écorchés vifs une mémoire sans vibrato. Oui, les demandeurs d’asile et autres migrants forcés assument des risques quand ils acceptent de parler, d’être photographiés, de revivre leur enfer pour obtenir notre confiance. L’écoute de Peterson, le regard de Debeur, voilà qui témoigne contre les mœurs de nos gouvernements myopes ou lâches. Tant mieux si le puissant vocabulaire de Peterson ose, selon sa propre expression, des « questions hurlantes ».
1. Michel Peterson et Charles-Henri Debeur, L’instant du danger, Réflexions d’un psychanalyste sur l’exil forcé, Du Passage, Montréal, 2012, 160 p. ; 39,95 $.
En complément : La survivance en héritage, sous la direction de Simon Harel, Nellie Hogikyan et Michel Peterson.
EXTRAITS SÉRIE 1
Utiliser son semblable comme objet de jouissance, comme marchandise, quitte à l’humilier et à le nier dans son humanité, telle semble être maintenant la solution finale à privilégier, la norme éthique indépassable.
p. 26
Pour lui, la terre fuie est devenue, en lui et dans l’espace sans limites, embourbée de corps, de sang, de cendres et de traces délétères. Il a donc eu à faire un choix : habiter la géhenne, mourir ou partir, s’exiler à jamais. Le voilà maintenant engagé dans une procédure qui, si elle n’est pas efficace, rapide et menée de bonne foi par les représentants de l’État, risque de rejouer la torture, de le rendre fou, de le faire mourir à petit feu, le pire supplice qui soit.
p. 125
EXTRAITS SÉRIE 2
« Les menaces ont commencé et n’ont plus jamais arrêté. Notre vie est devenue insoutenable. Il ne nous restait plus qu’à fuir, à prier et à nous en remettre à Dieu. »
Luz Maria Zamudio Botello, Mexique
« Apprendre à laisser. Voilà l’expérience fondamentale de ma condition d’immigrante. […] Longtemps, j’ai nié la part de réfugiée de mon identité. J’en ai supprimé le mot de tous les récits où je devais me présenter. […] Peut-être est-ce cela apprendre à laisser : déplacer, transférer, transformer… »
Nellie Hogikyan, Libann
« À la fin de la vingtaine, j’ai commencé à participer à des activités politiques. Je travaillais à mobiliser les jeunes et j’organisais des cercles de discussion afin de leur redonner courage et espoir. »
Ave Ottis Hargound Bilala Mboungou, Congo-Brazzaville
« Je devins une cible pour les islamistes, dont faisait partie le président nigérian de l’époque, et je dus quitter le pays en novembre 1992. Je me suis retrouvé en Allemagne. Ma vie n’y fut pas facile, même avec mon permis de résidence permanente. »
Félix Eberechuk Nwobi, Nigeria
« Je n’avais jamais pensé me retrouver aussi loin de l’Afrique, de mes entrailles. Je n’avais aucun programme. Dans mon pays, j’étais passionné d’art et je me suis donc donné les outils pour promouvoir l’art de mon pays. »
Koffi Ayitevi Atsu, Togo
« Pendant plus d’une année, j’ai reçu cette femme terrifiée, détruite par l’absence de ses enfants que son mari et elle avaient dû laisser en Inde au moment de leur fuite. […] Elle restait là, dans l’attente d’un miracle, sans se rendre compte que c’est elle qui avait désespérément besoin d’eux. […] Cette femme m’a appris ce qu’est l’impuissance, mais également le pouvoir de l’écoute et de la patience. »
Manjit Kaur, Inde
« [T]out était si incroyablement propre, impeccable : le parquet du salon, le carrelage de la cuisine, les appareils électroménagers, la salle de bain. Tout nous semblait blanc, blanc, infiniment blanc. Comme si toutes traces d’un passé pourtant très récent avaient été effacées. »
Maria Alejandra Agredo Escudero, Colombie
« Ça n’a pas toujours été facile ; à cause de mon manque de formation, j’ai eu de la difficulté à trouver de bons emplois. Mais, aujourd’hui, ce qui compte, c’est de briser le silence. »
Kim Layna, Laos
Je n’étais qu’un jeune garçon lorsque toute ma famille a été assassinée et que j’ai fui ma terre natale, la Sierra Leone, pendant la guerre civile de 1991-2002. J’ai vécu au Nigeria et au Gabon pour ensuite me cacher à bord de bateaux qui m’ont emmené au Brésil, puis, plus tard, en Hollande, et finalement à Sept-Îles au Canada.
Edwin John Wisdom, Sierra Leone