L’identité malheureuse1 d’Alain Finkielkraut est paru en 2013. Depuis, bien des événements nous ont conduits à réfléchir sur le thème de l’identité. Nous pensons bien sûr, parmi d´autres exemples possibles, aux attentats survenus au Canada ainsi qu’au journal satirique Charlie Hebdo.
À cela nous pourrions ajouter l’important débat suscité au Québec par le projet de « Charte des valeurs » présenté par le gouvernement Marois. Certains ouvrages transcendent parfois l’actualité dès lors qu’ils portent en eux-mêmes une interrogation essentielle, de celle qui laisse apercevoir ce qui constitue notre lieu dans l´histoire. J´estime, pour ma part, que L´identité malheureuse, quelles que soient par ailleurs ses faiblesses, est de ceux-là.
Nul doute d’abord que ce livre témoigne d’une inquiétude bien française, si ce n’est même européenne, comme le révèle par ailleurs le succès considérable du dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission, dans de nombreux pays, notamment la France, l’Allemagne et l’Italie. Il s’agit là d’une inquiétude devant l’avenir qui s’enracine dans les ratés de l’intégration républicaine, voire l’incapacité de la gauche à envisager les défis que pose désormais l’immigration. Tout autrement, mais dans un mouvement parallèle, pareille inquiétude laisse entrevoir la crainte qu’entraîne un retour des anciens démons de l’Europe, à savoir la xénophobie, le racisme et l’antisémitisme, auxquels s’est ajouté l’islamophobie.
L’auteur de L’identité malheureuse recherche une voie entre ces écueils, qui sont aussi, remarquons-le, pour une part tout au moins, les nôtres. Si le livre s’adresse d’abord à un public français, comme en témoignent les faits examinés et les acteurs cités pour soutenir la discussion, convenons que cette crainte à l’égard de l’avenir de nos sociétés et l’embarras qu’elle fait naître dans les esprits les mieux informés ne nous sont pas étrangers. Nous connaissons tous quelques amis proches qui, dans les circonstances, s’abandonnent à une ouverture bien naïve à l’autre ou bien encore ne décolèrent plus de se voir dépossédés de leur pays.
C’est en ce sens que ce livre bien français, par le ton et la manière d’aborder le débat, n’en comporte pas moins des interrogations si ce n’est d’une portée universelle, à tout le moins étendue à l’ensemble des sociétés démocratiques les plus anciennes. Je ne retiendrai ici que deux des questions qui composent ce vaste débat : celles portant sur la situation actuelle de l’éducation et le destin de la nation.
Les lecteurs familiers avec l’œuvre de Finkielkraut ne seront pas surpris de retrouver dans cet ouvrage les inquiétudes maintes fois exprimées par celui-ci quant à la possibilité d’une éducation authentique à notre époque. Mais qu’est-ce donc qu’une éducation authentique, diront plusieurs ? Nul doute que pour l’auteur une véritable éducation doit permettre à la fois la transmission des savoirs formulés par nos prédécesseurs, dans les grands livres notamment, et le développement d’une conscience libre, c’est-à-dire libre en regard des opinions qui prédominent aujourd’hui. Or, sous l’influence de ce que nous pourrions appeler à la suite de Tocqueville « l’esprit démocratique », c’est la possibilité même d’une telle transmission et d’un tel décentrement qui paraît entravée. D’autant plus que sous la critique relativiste que suscite une certaine compréhension de l’égalité, c’est tout le corpus des grandes œuvres à enseigner qui est soumis à un feu incessant de critiques, et avec lui ce qui constituait jusqu’à nous l’héritage humaniste.
À ces critiques, traquant tout vestige d’élitisme en éducation, s’ajoute désormais, dans le contexte nouveau créé par l’immigration, une remise en question communautariste. Chaque communauté au sein de la société, notamment au nom de ses convictions religieuses particulières, s’estime en droit de réclamer, si ce n’est que l’enseignement soit adapté à sa foi, à tout le moins que celui-ci soit privé de tout ancrage dans la tradition des peuples d’Europe, à savoir le christianisme. Afin d’éviter de tels conflits de valeurs, on avait institué, en France, l’école républicaine. Or, c’est précisément cette solution qui aujourd’hui est mise à mal dès lors qu’il n’y a plus, selon certains, de France une et indivisible, mais bien plutôt, en lieu et place, un agrégat de France diverses et divergentes. Au milieu de tant de diversités autoproclamées, l’école semble ne plus savoir très bien ce qu’il convient de transmettre en héritage et abandonne, par conséquent, les futurs citoyens que sont les enfants d’aujourd’hui à l’emprise des opinions qui façonnent notre siècle.
L’autre grande question soulevée par ce livre, une question d’ailleurs qui n’est pas sans lien avec la première, porte sur l’avenir de la nation dans un univers toujours plus démocratique. Si la nation fut, à tout le moins depuis la Révolution française, la cadre politique au sein duquel a évolué la démocratie, il faut convenir, à l’heure de la mondialisation, que ce cadre est bien malmené dès le moment où toute frontière nous semble suspecte, à nous qui désirons tant vivre dans l’accueil le plus étendu qui soit à tout ce qui nous est étranger et qui nous délectons de toutes les diversités, jusqu’à n’en plus savoir ce que nous sommes devenus au terme de ces voyages dans l’altérité. Bien sûr les États nationaux subsistent et les frontières politiques aussi – parlons-en aux Ukrainiens ou aux Palestiniens –, mais qu’en est-il de l’idée de nation qui a permis l’établissement de ces pouvoirs souverains ? Il semble, à considérer l’époque, et cela nous concerne sans doute tout autant que la France, que l’idée de nation s’affaisse dans les consciences alors même qu’on célèbre de toute part la diversité comme un bien en soi, qu’elle soit individuelle, communautaire ou autre.
Il en va de cette grande transformation politique, voire spirituelle, comme si l’Europe, et la France et nous avec elle, ne pouvaient se constituer, en tant que sociétés justes, que par l’oubli de leurs origines. Se pose alors à nous, et c’est bien l’un des mérites de cet ouvrage que de nous le rappeler, la question de savoir ce qui peut encore constituer le lien de la communauté politique. Se pourrait-il que sous l’attraction universelle qu’exerce en nous le divers, c’est-à-dire les identités multiples qui nous composent, nous ne sachions plus très bien faire communauté humaine ? On aura compris, enfin, que cet affaissement présumé de la conscience nationale, que certains célèbrent comme une pure libération, n’est pas étranger au délitement généralisé de l’éducation humaniste qui en fut le substrat.
Plusieurs ont reproché à l’auteur de cet ouvrage de prendre parti pour la droite conservatrice. C’est là une manière bien connue en France de qualifier ou de disqualifier à volonté les amis et les adversaires. Ce qui semble plus significatif pour nous, qui sommes de l’autre côté de l’Atlantique, qui utilisons un autre vocabulaire politique, c’est le fait que l’auteur, dans ces pages, nous fait part d’un certain effroi ressenti devant ce monde qui advient dans une ingratitude toujours plus assumée envers le passé. Que devient même l’idée du politique, en tant que mise en commun d’un monde, dans un espace social qui semble voué à un pareil émiettement des mémoires ? Or, nous enseigne Finkielkraut, il faut craindre le retour des grandes peurs, des grandes fermetures, à droite, tout autant que l’acceptation paisible de la dissolution de soi dans la diversité béatement consacrée, à gauche. C’est donc bien une pensée conservatrice qui se déploie dans L’identité malheureuse, mais d’un conservatisme semblable à celui formulé autrefois par Hannah Arendt, qui craint que l’humanité de l’homme ne puisse subsister dans l’atmosphère raréfiée d’un présent qui ne sait plus croire qu’en lui-même, devenu ainsi entièrement sourd aux enseignements des humanités passées. Peut-être, finalement, avons-nous tout intérêt – quand bien même notre cœur serait-il tout à gauche – à écouter ce que nous disent ces conservateurs-là afin d’éviter le retour de tous ces réactionnaires qui n’attendent que leur tour pour revenir occuper la scène de l’histoire.
1. Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, Stock, Paris, 2013, 228 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
Pour la première fois dans l’histoire, les trois conditions de possibilité de l’entretien avec les morts – le silence, la solitude, la lenteur – sont attaquées en même temps.
p. 147
Nous faisons la découverte de notre être, sous le choc de la pluralité. Découverte précieuse, découverte périlleuse : il nous faut combattre la tentation ethnocentrique de persécuter les différences et de nous ériger en modèle idéal sans pour autant succomber à la tentation pénitentielle de nous déprendre de nous-mêmes pour expier nos fautes.
p. 134
Y a-t-il encore une place pour les œuvres et les actions des morts dans le monde fluide, volatil et volubile des vivants.
p. 137
S’il y a une crise du vivre-ensemble, la démocratie contemporaine ne peut s’en tenir quitte, car elle n’est pas seulement un régime politique (le gouvernement du peuple par le peuple), elle est aussi un mouvement, une dynamique, un processus historique d’effacement des frontières et de nivellement des différences…
p. 214
L’ancien et le moderne risquent de sombrer ensemble dans l’océan de l’indifférenciation. Le monde humain et terrestre a besoin de frontières.
p. 133