PRÉSENTATION DE L’INÉDIT
À côté – mais aussi à l’intérieur – d’une veine plus sociologique, voire politique, c’est dans un impressionnant bestiaire qui préfigure Alexandre Vialatte que se déploie la verve humoristique de Roorda. Jeux de mots potaches, regard décentré qui annexe l’allusion politique, culture du non-sens, déductions absurdes et goût pour la sentence tonitruante se déclinent ici sur le mode pachydermique.
« L’HIPPOPOTAME1 »
J’ai réussi à me procurer un exemplaire du très rare ouvrage intitulé : L’hippopotame chez lui, qu’a publié, il y a quelques années, l’intrépide explorateur K. Manchester. Ce livre est malheureusement écrit en anglais. Mais, pour celui qui sait lire entre les lignes, toutes les langues étrangères se ressemblent par leur parfaite transparence. D’autre part, comme le colonel Manchester ne m’a jamais menti, je ne vais évidemment pas mettre en doute ce qu’il affirme. Je possède ainsi sur l’hippopotame quelques renseignements de première main. Enfin, pour répondre d’avance à toutes les objections, je rappellerai qu’un hippopotame est un coin de la nature vu à travers un tempérament. La diversité des tempéraments implique celle des hippopotames. Que ma gracieuse lectrice reste donc calme si son hippopotame diffère beaucoup du mien.
Je suis heureux de pouvoir parler du dangereux palmipède susnommé. Voilà au moins un sujet bien défini. En dissertant constamment sur la Liberté du Monde, sur le féminisme et sur la reconstruction économique de l’Europe, les journalistes aggravent chez les esprits faibles cette habitude de l’imprécision qui a déjà ruiné tant d’intelligences.
Le savant devra peut-être toujours se contenter de rester à la surface de l’hippopotame. Seules, des inductions hasardeuses peuvent nous apprendre quelque chose sur la vie psychique de l’imposant canasson fluvial. On sait, par exemple, qu’il se marie une fois, deux fois ou trois fois : jamais plus. Doit-on en conclure que l’hippopotame sait compter jusqu’à trois ? À ce sujet les avis sont partagés.
L’hippopotame est végétarien par principe. Mais, comme il n’est pas très fort en botanique, il lui arrive de se tromper et de manger des poissons, des langoustes, des lapins, des fragments de pirogue et de vieux souliers.
L’hippopotamelon, qui est l’hippopotame en bas âge (et qu’il ne faut donc pas confondre avec le melon géant), est assez fréquemment mangé par le crocodile. Ses parents ne protestent jamais ; car, pour des êtres qui passent leurs journées côte à côte, dans les mêmes eaux, la vie serait intenable si l’on ne se faisait pas des concessions réciproques. À vrai dire, les concessions du crocodile seraient assez difficiles à énumérer. Il désarme les animaux féroces par ses larmes et par sa grosse peau rugueuse. Les crocodiles finiraient donc par pulluler dangereusement si les colons anglais, qui sont toujours, sur le continent, les adversaires de la race la plus forte, ne maintenaient pas, au moyen de leurs carabines libératrices, l’équilibre africain.
L’auteur du livre dont je parle dit que l’hippopotame a a dirty mug. En français, on dirait plus poliment : « une sale g… » Tous les photographes partagent cette manière de voir. À ce propos, on se perd en conjectures sur les mobiles qui poussent Dame Nature à produire avec la même conviction des êtres gracieux comme vous et moi et de volumineuses brutes au groin hideux.
Un sociologue superficiel a eu tort de dire que l’hippopotame ne sert à rien. Avec la graisse de l’animal on fabrique de l’excellente huile d’olives. Faites avec cette huile-là, les mayonnaises ne « tournent » jamais. Et l’on ne s’étonnera pas si l’on songe aux violents remous des fleuves africains que supportent, sans aucun malaise, les grasses bêtes dont nous nous occupons.
On ne sait pas à quoi les hippopotames pensent entre leurs repas. Tout porte à croire que ce sont de gros imbéciles. Quoi qu’il en soit, le colonel Manchester déclare qu’ils ne comprennent pas la plaisanterie. Un simple pétard qu’on fait éclater dans leur narine gauche suffit pour les courroucer.
L’hippopotame n’a pas d’avenir. Mais il a un long passé. Cela prouve qu’il a eu un bel avenir autrefois.
1. Chronique parue dans La Gazette de Lausanne le 25 mai 1922 (et recueillie dans Les saisons indisciplinées, volume de chroniques inédites publié en 2013 aux éditions Allia).
Œuvres d’Henri Roorda publiées récemment :
Le roseau pensotant suivi de Avant la grande réforme de l’an 2000, L’Âge d’Homme, 2003 ; Les Almanachs Balthasar (1923-1926), Association des Amis d’Henri Roorda/Humus, Lausanne, 2009 ; Le pessimisme joyeux (recueil d’aphorismes), Association des Amis d’Henri Roorda/Humus, Lausanne, 2009 ; Le roseau pensotant, édition établie et postfacée par Éric Dussert, Mille et une nuits, 2011 ; Le rire et les rieurs suivi de Mon suicide, édition établie et postfacée par Éric Dussert, Mille et une nuits, 2011 ; Le pédagogue n’aime pas les enfants, édition établie et postfacée par Éric Dussert, Mille et une nuits, 2012 ; À prendre ou à laisser, édition établie et postfacée par Éric Dussert, Mille et une nuits, 2012 ; La ligue contre la bêtise (théâtre), préface de Joël Aguet, Le Flibustier, 2012 ; Les saisons indisciplinées (chroniques de 1917 à 1925, totalement inédites en volume), édition établie par Gilles Losseroy (avec la collaboration de Doris Jakubec et Carine Corajoud), Allia, 2013 ; Mon suicide suivi de À Henri Roorda (Edmond Gilliard), Allia, à paraître en 2014.
Sur Henri Roorda : Henri Roorda et l’humour zèbre (actes du colloque de mai 2008 et catalogue de l’exposition « Drôle de zèbre », qui s’est tenue du 13 mars au 28 juin 2009, Musée historique de Lausanne pour ces deux manifestations), Musée historique de Lausanne/Association des Amis d’Henri Roorda/Humus, Lausanne, 2009.