Flamboyant, tenace, dialecticien, arrogant, séduisant, radin, autant d’épithètes qui ont collé à la peau de l’ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau et dont, aujourd’hui encore, on perçoit l’écho. Trois livres récents démontrent, sinon la constante pertinence de ces qualificatifs, du moins leur durable résonnance.
Ils offrent, dans le premier cas, un portrait qui doit tout au tachisme, dans le deuxième, un hybride de complaisance et de révélations étonnantes et, en troisième lieu, une magnifique analyse du parcours de l’homme depuis Cité libre jusqu’aux affrontements constitutionnels des années 1980.
Un collage interrompu
En entreprenant de regrouper des témoignages au sujet de Trudeau, la journaliste et voisine de l’ex-premier ministre, Nancy Southam, choisissait un mode biographique séduisant. Trudeau tel que nous l’avons connu1 promettait un regard proche et détendu. De fait, si, comme promis, chaque entrevue avait livré une anecdote au sujet de Trudeau, le résultat serait diversifié et complémentaire, révélateur et agréablement contrasté. Ce que raconte un garde du corps (« Mon boulot, c’est de vous protéger des autres, non de vous-même ») a toutes les chances du monde de nuancer la remarque prudemment avancée par le diplomate en exercice. Le problème, c’est que, d’une part, Nancy Southam donne trop fréquemment la parole à des gens dont la liberté d’expression est restreinte et, d’autre part, que la plupart des interlocuteurs oublient la règle du jeu. Ex-membres du cabinet, ex-premiers ministres des provinces, professionnels des combats idéologiques, ils sont nombreux à préférer la défense de leurs thèses aux anecdotes.
Quelques remarques, plus délicates, doivent s’ajouter. Premièrement, les témoignages recueillis proviennent surtout du monde anglophone et, plus précisément, du club des nantis. Deuxièmement, l’escamotage de Sarah. Autant, en effet, est constante et émouvante l’attention accordée par l’homme politique à ses trois fils, autant il est gênant que sa fille, qu’il n’a jamais négligée, demeure dans l’ombre. Troisièmement, Trudeau, fervent du canot, n’était pas toujours, loin de là, le catalyseur de ces expéditions. Quand, par exemple, Frank Scott prépare sa propre expédition sur le Mackenzie, il reçoit un téléphone lui demandant une place dans son groupe. « Scott n’est pas très content, écrit sa biographe. Il n’aime pas qu’on vienne ‘s’immiscer’ dans ses affaires, même s’il s’agit d’un jeune collègue aussi brillant et sympathique que Pierre Trudeau » (Sandra Djwa, F.R. Scott, Une vie, Boréal, 2001, p. 442). En somme, florilège plus que miroir fidèle.
Fidèles ou biographes ?
Malgré la richesse des documents qui éclairent la jeunesse de Trudeau, le premier tome de la biographie que signent Monique et Max Nemni, Trudeau, Fils du Québec, père du Canada, T. 1, Les années de jeunesse : 1919-19442, crée un malaise. Pour divers motifs. Dès la rencontre où les deux auteurs annoncent à Trudeau leur projet de le raconter, d’étranges règles se mettent en place. « Après un petit silence, il ajoute : ‘Je suppose que vous voulez votre autonomie intellectuelle… Je comprends et j’approuve. Alors voilà ce que je vous propose : vous me donnez vos chapitres au fur et à mesure que vous les écrivez, je vous fais des commentaires, et vous en faites ce que vous voulez.’ Nous n’en croyons pas nos oreilles. Nous avons beaucoup de mal à ne pas sauter de joie. » Que l’on compare cela à Verbatim (Fayard, 1993) où Jacques Attali parle de son patron, François Mitterrand : « Les épreuves de ce livre, une fois achevées, n’eurent que deux lecteurs : Claude Durand, mon éditeur, comme pour chacun de mes livres ; et le Président de la République, qui eut le droit de rayer ce qu’il voulait. Droit qu’il n’a pas exercé, sans que cela ait constitué pour moi une surprise » (je souligne). Le couple Nemni préfère, ce qui est son droit, s’approcher de la « biographie approuvée », genre qu’affectionnent les admirateurs.
Aux pressions de l’amitié s’ajoutent celles de la parenté politique. Codirecteurs pendant cinq ans de la revue Cité libre, Monique et Max Nemni ne font pas mystère de leur ferveur fédéraliste. Avouer ce penchant parfaitement légitime ne garantit ni la neutralité des perceptions ni la sérénité des plaidoyers. Le livre rangera toujours du même côté de la barricade les interprétations lénifiantes. Encore là, les auteurs jouent à visière levée.
L’ouvrage ne se méfie pas assez de l’anachronisme. Sans surprise, le collégien de 1938 partage les unanimités souvent laides de l’époque, mais on lui en fait grief. Ce qui est lentement devenu impardonnable, voilà qui aurait dû, selon les auteurs, paraître inadmissible dès 1935 ou 1940. Il est facile, quand on lit l’histoire dans le rétroviseur, de préférer de Gaulle à Pétain, mais la prescience n’étant pas à la portée de tous, comment blâmer le jeune Trudeau de lire la conscription de 1942 comme une autre astuce impériale et non comme l’affrontement de deux civilisations ? Si avait régné l’évidence, pourquoi les gouvernants canadiens auraient-ils si longtemps affirmé eux aussi que la conscription n’était pas nécessaire ?
Les éducateurs jésuites auxquels s’en prennent les auteurs sont également jugés en vrac et chargés de culpabilités excessives. Tous issus du même moule, ils auraient réussi à endoctriner jusqu’à l’os des jeunes que la suite des choses révélera pourtant diversement caractérisés. Après tout, Voltaire et Castro furent élèves des jésuites ! Dans ses études récentes (Les dessous d’Asbestos et L’affaire silicose, PUL), Suzanne Clavette a trop souvent décelé des clivages marqués à l’intérieur même de l’orthodoxie jésuite pour qu’on accepte la description monochrome qu’en donne le couple Nemni.
Cela dit, Monique et Max Nemni débusquent un Trudeau étonnant et complètement inattendu. Il est près de Charles Maurras, séduit par le corporatisme, capable de propos honteusement racistes et grossiers. La démocratie lui déplaît tant qu’il s’investit dans une société secrète aussi naïve qu’ambitieuse. Tout cela contredit si nettement les mythes reçus que certains en seront heurtés. À dire vrai, loin d’enlaidir Trudeau, cela fait peut-être de lui un jeune momentanément tenté comme tant d’autres par la révolution, l’exploration, la marginalité. « On naît à gauche et on meurt à droite », disait Laurendeau. En ce sens, la grande proximité entre les auteurs et leur idole explique peut-être qu’ils aient eu accès à des documents jusqu’à maintenant secrets et superbement éclairants. Quant à savoir s’il faut faire de Trudeau le premier ministre canadien le plus charismatique de l’histoire, qu’il soit permis de ne pas ignorer Wilfrid Laurier.
À la trace
Le livre que consacre André Burelle à Pierre Elliott Trudeau, L’intellectuel et le politique3 projette sur le personnage une lumière honnête et tranchante. Ni acharnement ni déloyauté, mais une liberté d’esprit qui honore celui qui l’ose autant que celui qui, la subissant, l’autorise. Il y a cependant beaucoup plus. André Burelle, en effet, est de taille à confronter Trudeau sur le terrain de la pensée philosophique et sociale. Il peut comparer les convictions que nourrissait l’homme politique au début de Cité libre et celles, nettement « libéralisées », qu’il défendait trente ou quarante ans plus tard. Quiconque croit, au nom d’un manichéisme étriqué, que philosophie et politique circulent sur des planètes différentes évitera sans doute cette lecture.
L’ouvrage d’André Burelle s’ouvre sur une éloquente citation d’Emmanuel Mounier, dont le personnalisme influença notablement plusieurs des plus illustres collaborateurs de Cité libre : « […] la Personne n’est qu’anarchie sans les communautés qui l’accomplissent » (Mounier et sa génération). Tout sourd de là. Selon le personnalisme, nul humain n’est dissociable de son environnement. Du coup, des droits collectifs existent que les États doivent reconnaître et respecter. Méthodique et pleinement porteur de cette intuition fondatrice, l’auteur lui consacre une introduction de quarante pages (dont vingt sur le personnalisme d’Emmanuel Mounier et de Jacques Maritain). Il se donne ainsi les assises philosophiques qui lui permettront, pendant ses années de « plume française » auprès de Gérard Pelletier et Trudeau, de garder le cap sur la défense des droits collectifs au sein du fédéralisme canadien. C’est aussi à partir de cette base qu’il pourra, sans jamais manquer à la loyauté ni même à l’amitié, reprocher à Trudeau la volte-face asséchante et individualiste de sa fin de carrière. L’essayiste livre ainsi, par cette pénétrante trouée dans la carapace de Trudeau, une clé infiniment précieuse : le politique a dépouillé les convictions du personnalisme lié au réel pour endosser la thèse néolibérale de l’individu sans droits collectifs. Les textes qu’André Burelle consacre à la période de Meech et de Charlottetown sont particulièrement éclairants. Que son environnement professionnel l’ait autorisé à pousser aussi loin l’esprit critique ne laisse subsister qu’une alternative : ou le Sirius du Conseil privé est si lointain qu’aucune critique ne l’atteint ou ce pays demeure capable, malgré tout, d’un grand respect de la liberté intellectuelle. Un livre à lire des deux côtés de la barricade constitutionnelle.
1. Sous la dir. de Nancy Southam, Trudeau tel que nous l’avons connu, Fides, Montréal, 2005, 447 p. ; 34,95 $.
2. Monique et Max Nemni, Trudeau, Fils du Québec, père du Canada, T. 1, Les années de jeunesse : 1919-1944, L’Homme, Montréal, 2006, 446 p. ; 27,95 $.
3. André Burelle, Pierre Elliott Trudeau, L’intellectuel et le politique, Fides, Montréal, 2005, 477 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Comme l’écrit Mounier « le personnalisme n’annonce pas la constitution d’une école, l’ouverture d’une chapelle, l’invention d’un système clos. Il témoigne d’une convergence de volontés, et se met à leur service, sans toucher à leur diversité, pour leur chercher les moyens de peser efficacement sur l’histoire ». Un musulman, un bouddhiste, un agnostique, voire un athée peuvent donc y adhérer. Tout ce qui leur est demandé, c’est de partager avec les autres membres de la Cité ce que Maritain appellera dans L’homme et l’État, une « foi séculière démocratique ». C’est-à-dire une adhésion « essentiellement pratique et agissante » aux valeurs spirituelles postulées par tout régime démocratique qui croit au « caractère sacré et inaliénable des droits et libertés de la personne ».
André Burelle, Pierre Elliott Trudeau, L’intellectuel et le politique, p. 27.
Dans un monde où les multinationales se rient des États nationaux, où les problèmes de la faim, de l’énergie, de l’environnement, de la guerre et de la paix transcendent, par leur nature même, les frontières humaines, je constate que, bon gré mal gré, nous n’allons pas vers plus d’indépendance mais vers plus d’interdépendance économique et politique. L’État-nation commence de plus en plus à s’effacer devant ce que Raymond Barre appelle les États continentaux. D’où le désarroi de ceux qui croient que l’autonomie culturelle d’un peuple est liée à la souveraineté nationale. Pour eux, le dilemme est de taille : ou bien, en renonçant à l’État-nation, ils se voient menacés d’anonymat culturel au sein du vaste creuset des États continentaux ; ou bien, en s’accrochant à l’État-nation, ils renoncent à régler les grands problèmes de l’humanité sous le signe de la raison et de la supranationalité.
Pour ma part, je refuse de me laisser enfermer dans pareil dilemme. Je sais, bien sûr, que la standardisation technique et la production de masse mènent directement à l’uniformisation des modes de vie, à la dépersonnalisation des milieux et à un certain appauvrissement des consciences. Je sais aussi, qu’en marge des grands ensembles, la personne humaine ne saurait s’épanouir que dans des communautés à l’échelle humaine. Voilà précisément pourquoi je suis fédéraliste. Seul le fédéralisme permet de marier, de façon vraiment efficace, le besoin d’intimité et d’autonomie culturelles des groupes et des personnes avec les mises en commun qui s’imposent pour régler les problèmes de notre époque. Seul, il permet de centraliser vraiment le pouvoir, là où il le faut, dans les domaines économiques et techniques, et de le décentraliser, là où il le faut, dans le domaine culturel.
André Burelle, Pierre Elliott Trudeau, L’intellectuel et le politique, p. 140.
Si le droit à sa langue maternelle était un droit fondamental de la personne comme personne, les Canadiens et Canadiennes de langue allemande, italienne, ukrainienne, auraient droit à leurs écoles et à leurs institutions culturelles au même titre que les Francophones, les Anglophones ou les Autochtones. Et les gouvernements auraient l’obligation de les servir dans leur langue maternelle. On voit vers quelle Babel une telle doctrine pourrait mener le Canada. On n’insistera donc jamais assez sur la distinction qui s’impose entre les droits de la personne en tant que personne, et les droits qu’un individu tire de son appartenance à une communauté porteuse de droits historiques nés du vouloir-vivre collectif des citoyens et inscrits dans le contrat social et politique d’un pays.
Si ces prémisses sont justes, il en découle premièrement qu’élever la liberté de choix de l’individu en matière linguistique au rang de liberté fondamentale, c’est pratiquer une confusion dangereuse pour la paix sociale canadienne et québécoise. Et le moins qu’on puisse dire est que la charte de 1982, si jalousement défendue par M. Trudeau, invite à cette confusion lorsqu’elle permet le recours à la clause nonobstant pour mettre en veilleuse des libertés aussi fondamentales que les libertés de conscience, de religion, de pensée, de croyance et d’opinion, mais interdit toute dérogation aux droits linguistiques pourtant de nature contingente.
André Burelle, Pierre Elliott Trudeau, L’intellectuel et le politique, p. 404.
Mais il a fait remarquer, sur un ton neutre, qu’il s’imposait une maîtrise de soi de tous les instants, tant sur les plans émotif qu’intellectuel. Et alors, je ne sais s’il s’agissait d’un simple commentaire ou d’une confession, il a ajouté qu’il était sûr de ne pouvoir renoncer à cette maîtrise de soi pratiquée sa vie durant.
Sous la dir. de Nancy Southam, Trudeau tel que nous l’avons connu, p. 26.
De fait, mises à part sa logique redoutable et son incontestable force de caractère, il m’a semblé que l’aura de Pierre Trudeau était en grande partie celle du « parent qui dit non », schéma comportemental tant psychologique, culturel que générationnel que je ne connaissais que trop bien à cause de mon propre père. Moins M. Trudeau se dévoilait en parole ou en geste, plus il alimentait l’insécurité infantile de son interlocuteur : « Me trouve-t-il ennuyeux ? Suis-je assez intelligent ? Assez drôle ? Assez bon ? Assez rigoureux ? Assez digne ? » Et, sur le silence de cet homme, beaucoup ont projeté le jugement de quelque voyant omniscient capable de pénétrer l’âme d’autrui et d’en déceler les faiblesses.
Sous la dir. de Nancy Southam, Trudeau tel que nous l’avons connu, p. 32-33.
Je l’ai vu parfois croiser des collaborateurs, des parlementaires ou des fonctionnaires avec lesquels il travaillait ou qu’il connaissait bien, et n’avoir pour eux même pas un bonjour, sans doute trop occupé pour être poli, mais je ne l’ai jamais vu se comporter ainsi avec des enfants. Il les respectait, il oubliait tout pour aller à leur rencontre.
Nous avons une photo d’une visite à Ottawa de la Reine Elizabeth II. Maureen ayant dû s’absenter ce jour-là, ma fille se tenait sagement avec moi dans la première file d’accueil, coincée entre de vénérables vice-rois, Mme Léger, ainsi que les Michener. Pierre Trudeau approchait, escortant Sa Majesté le long d’une autre file de dignitaires. Après avoir présenté aux anciens gouverneurs généraux les hommages prévus au protocole, il est arrivé à notre hauteur, déclarant : « Et Votre Majesté, voici Catherine Clark », comme si, tout naturellement, la Reine avait aperçu la petite fille de six ans.
Sous la dir. de Nancy Southam, Trudeau tel que nous l’avons connu, p. 243.
Mon déjeuner avec Pierre m’a rappelé que les véritables intellectuels ne se laissent pas facilement couler dans des moules politiques, et acquièrent peut-être, avec le temps, un attachement profond aux doutes mêmes qui les poussaient, au départ, à chercher des réponses à des questions politiques et philosophiques. En ce sens, c’était un homme sans réponses, qui vivait pour enseigner à tous les Canadiens la valeur de la raison, de la réflexion et du doute.
Sous la dir. de Nancy Southam, Trudeau tel que nous l’avons connu, p. 397.