Je ne suis pas un spécialiste de Louis-Ferdinand Céline, mais un éditeur. Aux éditions Huit ont été réédités, entre autres, Les Incas de Marmontel (chef-d’œuvre du préromantisme français, daté de 1778), des romans d’auteurs de l’École patriotique de Québec (active de 1860 à 1895), un traité de prononciation du français publié au Massachusetts en 1870 et un recueil de contes, Legends of le Detroit, paru initialement en 1884.
Ces œuvres, disparates du point de vue de leur contenu, avaient en commun d’être introuvables. Jeune étudiant en littérature à l’Université Laval, il y a quarante ans, j’éprouvais un vif sentiment de frustration à la pensée de tel ou tel texte commenté dans une étude, nommé dans une bibliographie, mais dont je ne pouvais prendre connaissance, parce qu’il ne se trouvait pas à la bibliothèque pourtant bien pourvue de mon établissement et n’était pas disponible non plus par le prêt entre bibliothèques. C’est ainsi que j’ai commencé à faire de l’édition, en 1987, pour satisfaire ma propre curiosité et aussi afin que d’autres chercheurs, dans une situation identique à la mienne, bénéficient de ces publications.
Depuis, Internet a répondu en partie à ce besoin. Mais ce n’est pas tout de rendre des textes accessibles, il faut aussi en favoriser la compréhension. C’est dans cette double perspective que les éditions Huit publient des éditions critiques et celle des Écrits polémiques de Céline ne fit pas exception, visant à répondre aux questions qu’un lecteur « de bonne foi » (pour reprendre l’expression de Montaigne) pouvait se poser à leur sujet. Il est cependant évident que, en raison de l’idéologie qui les colore, les pamphlets haineux de Céline représentaient un cas particulier et la question de savoir s’il convenait de les rééditer devait tenir compte de cette spécificité.
Du point de vue des études littéraires, la réponse était affirmative, une lacune se trouvant ainsi comblée. Ces textes constituent des espèces de « trous noirs », comme on dit en astronomie, une zone de ténèbres au milieu de la carrière de Céline, qui pour eux a suspendu sa production romanesque et ne l’a reprise qu’après cette interruption. Or, une réédition permettait de rendre compte de ce hiatus, de faire voir que, du strict point de vue de l’écriture de Céline et de sa progression, les pamphlets marquent à la fois une cassure, pour certains aspects, et une continuité ou même un progrès, pour d’autres.
Du point de vue éthique, la réponse s’avérait en définitive identique. Tant que ces ouvrages restaient cachés ou accessibles seulement à des initiés, ils possédaient une aura qui ne faisait qu’accroître leur prestige, voire leur pouvoir de séduction. En les exposant au grand jour, dans un contexte éditorial qui les explique (au sens étymologique du mot : explicare, en latin, veut dire « déplier », « exposer »), ils apparaissaient dans leur figure complète et le voile de la légende tombait.
Voilà quel était mon raisonnement justificatif après que l’idée me fut venue, en 2008, de rééditer les brûlots de Céline. Mais outre la pertinence littéraire et éthique se posait aussi la question légale. Aux termes de la loi, l’œuvre d’un auteur décédé appartient à ses ayants droit et à son éditeur. Cependant, alors qu’en France ce droit s’étend, passé le décès de l’auteur, jusqu’à soixante-dix ans, au Canada il échoit après cinquante. Céline étant mort en 1961, son œuvre, ainsi que je m’en assurai auprès d’un conseiller juridique, tombait donc ici dans le domaine public au 1er janvier 2012. Plus rien, pensai-je, ne s’opposait à ce projet de réédition.
Le corpus une fois saisi et mis en pages, j’entrepris la recherche nécessaire aux notes explicatives. Contrairement au XIXe siècle québécois, la période historique et littéraire à laquelle font référence les pamphlets ne m’était pas familière et j’avançais laborieusement. Durant un séjour à Paris à l’automne 2010, j’eus la chance inouïe de faire la connaissance d’un célinien émérite, Jean Castiglia, bouquiniste sur les quais, qui avait collaboré à l’édition de Céline dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il me mit en relation avec un spécialiste de Céline et professeur de littérature du XXe siècle à l’Université de Nantes, Régis Tettamanzi, qui avait publié aux éditions du Lérot une étude sur les pamphlets, Esthétique de l’outrance, sa thèse de doctorat, laquelle constituait, à proprement parler, l’appareil critique d’une édition encore à venir.
À la fin de l’été 2012, l’ouvrage était prêt et entrerait bientôt sous presse. Bien entendu, j’avais gardé secrète cette entreprise, voulant que les étapes de la mise en marché et du service de presse se succèdent à point nommé et chacune en son temps. Malgré mes précautions, une fuite se produisit et un article d’une pleine page, dans le cahier « Livres » du Devoir, le 31 août, par Jean-François Nadeau, fit, sans exagérer, le tour de la planète. Je n’avais pas du tout prévu ce tourbillon médiatique. La presse française, en particulier, s’empara de la nouvelle, mettant en évidence le côté transgressif de cette publication, qui, semblait-il, bravait un interdit. Devant l’ampleur de ce retentissement et cette connotation de scandale, je commençai à m’inquiéter. Avec raison, du reste : des représentants des communautés juives de Québec et de Montréal marquèrent leur opposition. Le Canadian Jewish News, notamment, titra : « French-banned author to be republished in Quebec ». Des journalistes ou des lecteurs européens, oublieux du décalage horaire, s’informaient et le téléphone sonnait nuitamment, m’éveillant en sursaut. Pour couronner le tout, une lettre recommandée me fut adressée : l’avocat de la veuve de Céline m’avisait de l’interdiction de vente en France et m’intimait de lui communiquer le nom de mon avocat. Je pris à nouveau des informations auprès de mon conseiller juridique, qui me rassura parfaitement. Par ailleurs, lors d’une visite à Montréal, je pris l’initiative de solliciter une rencontre avec la délégation du B’nai B’rith1, afin de dissiper tout malentendu. Je fus très bien reçu et d’emblée la représentante de l’organisation comprit et même approuva la teneur de cette publication.
Les Écrits polémiques de Louis-Ferdinand Céline connurent un succès d’édition auquel, au vrai, je ne m’attendais pas. J’avais publié cet ouvrage à 400 exemplaires, estimant qu’il s’agissait d’un titre comme un autre dans la collection « Anciens », mais dus bientôt procéder à des retirages successifs. L’aventure célinienne, à laquelle le parcours de ma maison d’édition ne me destinait pas, se poursuivit toujours imprévisiblement et en 2016, deux autres titres en lien avec cet auteur se sont ajoutés, soit une édition critique, derechef par les soins de Régis Tettamanzi, de la version manuscrite de Voyage au bout de la nuit et les actes d’un colloque relatif aux Écrits polémiques, tenu dans le cadre du congrès de 2013 de l’ACFAS.
1. Organisation internationale juive d’aide humanitaire et de services.