La collection « Typo » ne pouvait imaginer meilleure façon de marquer son vingtième anniversaire que de rééditer la sélection des « grands textes indépendantistes » établie en 1992 par Andrée Ferretti et Gaston Miron et de l’enrichir d’un deuxième tome rendant compte des années 1992 à 2003. La mémoire qui s’exprime ainsi rappelle, d’une part, le chemin parcouru au cours des deux siècles qui ont suivi la conquête et, d’autre part, les formes plus récentes de la fidélité indépendantiste.
Du plus loin à hier
Nation privée d’État, le Québec a recommencé très tôt après la conquête à chercher son plein épanouissement. Le rythme de la marche a fluctué selon les oppositions, les occasions, les leaders, mais s’il y eut des piétinements et des plateaux, on ne trouve rien qui puisse ressembler à la résignation. Les textes sont d’ailleurs là qui soulignent et expliquent les avancées, les ajustements, les divergences. À les lire ou à les relire les uns à la suite des autres, des lignes de force se dégagent qui témoignent de la détermination de ce peuple qui, selon la durable observation d’un visiteur, ne sait pas mourir.
Andrée Ferretti et Gaston Miron ont investi dans le rappel de cette marche entêtée leur immense culture et une admirable capacité d’accueil. Pour qu’un texte devienne une balise, point n’était besoin à leurs yeux qu’il affiche une orthodoxie frileuse ou anachronique. Qu’il soit éclairant suffisait. Le premier tome, achevé en 19921, distingue entre les textes plus anciens qui ont valeur de « jalons pour la mémoire » et ceux, plus récents, qui appartiennent à une époque où l’indépendance s’avance visière levée et projet affirmé. La distinction est heureuse. À l’époque où le Québec recevait d’autrui son cadre politique et où l’agitation américaine multipliait les tentations et les craintes, l’indépendance ne parvenait pas toujours à se dire d’une voix claire. Louis-Joseph Papineau, mécontent du sort fait au Québec, professait un tel respect pour les valeurs républicaines qu’il aurait volontiers attaché son char à l’aventure étatsunienne. Presque cent ans plus tard, au terme d’une vaste enquête effectuée en 1922 sur l’avenir du Québec, Lionel Groulx parlera lui aussi des États-Unis, mais sur un autre ton : « Seule, il faut le dire, notre effroyable insouciance d’État en tutelle a pu nous permettre d’observer, sans émoi, le vaste mouvement panaméricaniste qui s’est développé dans les deux Amériques depuis 1914 ». Tenant compte d’une évolution dont Papineau, forcément, ignorait tout, Lionel Groulx observait la naissance d’un nouvel ordre mondial et réduisait plus nettement l’alternative québécoise à un choix entre le fédéralisme et l’indépendance. Jalons éclairants que le « jury » Ferretti-Miron a sagement retenus, sans pour autant les convertir abusivement (et anachroniquement) en plaidoyers spécifiquement indépendantistes.
Les années d’accélération
Tout se précise et s’intensifie lorsque se termine le règne de Maurice Duplessis et que se propage le souffle de la Révolution tranquille. La pensée indépendantiste s’exprime à gauche comme à droite, dépassant l’autonomie provinciale si présente dans les discours de l’Union nationale, mais débordant aussi par la gauche le programme libéral élaboré par Georges-Émile Lapalme et Jean-Marie Nadeau. En une courte et intense décennie, on entend ou on lit Raymond Barbeau et André D’Allemagne, Marcel Chaput et Pierre Bourgault, le Ralliement national (RN) et le Rassemblement pour l’indépendance du Québec (RIN), La Cognée et la revue Maintenant, Parti Pris et le Front de libération du Québec. Période effervescente dont les textes présentés par Andrée Ferretti et Gaston Miron transmettent un écho étonnamment vivant.
La suite chronologique ne se présente pas comme une accalmie, mais comme une consolidation, peut-être même comme la mutation de discours individuels en un plaidoyer organisé, professionnalisé, davantage assuré de ses assises sociales. Non que les ténors se soient tus, mais le témoin est passé entre les mains du coureur suivant, celles des groupes de pression. Aux textes des précurseurs et des visionnaires que furent François-Albert Angers, René Chaloult, Andrée Ferretti ou François Aquin succèdent ceux des militants intégrés au Parti québécois, à la Société Saint-Jean-Baptiste et, après un long temps d’hésitation, aux centrales syndicales. Le discours indépendantiste appartient désormais à toute la société et détermine pour une part les orientations politiques.
À mesure que le Québec devient pluraliste et que les groupes de pression éprouvent le besoin de se situer face à l’indépendance, le risque grandit d’un éclatement de la motivation. Comment s’en étonner ? Le Québec indépendant tel que l’un le conçoit diffère, notablement parfois, de celui dont rêve l’autre. Pourtant, Andrée Ferretti et Gaston Miron parviennent, malgré les variations de tessiture entre les textes, à garder l’objectif de l’indépendance en dehors et au-dessus des « listes d’épicerie » sectorielles. Plusieurs plaidoyers défendent déjà le projet d’une indépendance québécoise d’inspiration social-démocrate, mais la grande majorité des textes tempèrent cette impatience et acceptent de mettre en veilleuse les modalités et les débats jusqu’à ce que le Québec se soit soustrait à l’emprise du fédéralisme. Cette stylisation, que le tandem Ferretti-Miron réussit sans homogénéisation forcée, révèle l’impressionnante cohérence de la démarche.
La quête et le pourquoi
En raison du décès de Gaston Miron, le survol du cheminement indépendantiste risquait de ne pas tenir compte de la dernière décennie. Risque aussitôt contré par la décision nuancée des éditeurs et d’Andrée Ferretti : par respect pour Miron le Magnifique, le premier tome demeurerait en l’état et Andrée Ferretti assumerait seule la sélection des textes surgis au cours des années 1992-20032. Sans qu’on puisse s’en étonner et encore moins le déplorer, le relevé change de tonalité. D’une part, l’indépendantisme, pour le meilleur et pour le pire, a tâté de la gouvernance ; d’autre part, la période qu’examine Andrée Ferretti autorise des textes plus longs et plus souvent rédigés par des femmes et des jeunes.
Au cours de cette récente décennie, les clivages et les équivoques prévisibles se sont multipliés. L’attrait et l’exercice du pouvoir émoussent plus d’une vertu et les compromis tolérables conduisent parfois aux détestables compromissions. Les textes que retient Andrée Ferretti sont ceux des tenaces, des fervents, de ceux et celles pour qui le pouvoir importe moins que la clarté du cap. Elle rejette d’emblée « les textes des crypto-indépendantistes et ceux des politiciens qui ajustent sans cesse leur discours aux aléas de la conjoncture électorale ». Du coup, certaines absences sonnent comme des condamnations. Le Parti québécois sera plus souvent une cible qu’un porteur du message. Se précise ainsi et s’alourdit le reproche mal voilé que lui adressait déjà le premier tome : « Nous avons réuni ici certains extraits du programme du Parti tel que réédité en 1991 où s’affirme enfin, de manière non équivoque, sa foi en une souveraineté sans trait d’union ». Le deuxième tome donne, en effet, la parole à des militants comme Yves Michaud, Louise Beaudoin, Gilbert Paquette, mais n’approche jamais le micro d’un Lucien Bouchard ou d’un Pierre-Marc Johnson.
Cette insistance sur la clarté du propos ne conduit pourtant pas Andrée Ferretti à ne retenir dans son corpus que les inconditionnels. Elle conservera, par exemple, le texte passablement désabusé de Mathieu Rock-Côté au lendemain d’un référendum raté : « Pour la première fois de notre histoire, nous cessons d’aspirer à l’indépendance. Cette question semble vraiment réglée ». Cela est dit avec un tel chagrin qu’elle y lit avec justesse une blessure plutôt qu’une véritable renonciation.
Le corridor idéologique s’élargit d’ailleurs au bénéfice surtout d’une pensée de gauche. Alors que le premier tome accueillait, en raison de son indépendantisme précoce, un Jules-Paul Tardivel fortement marqué à droite, le second accorde une importance croissante et sans contrepartie « cléricalisante » à des auteurs comme Mona-Josée Gagnon ou Claude Bariteau qu’on ne peut ranger ailleurs que dans la mouvance égalitaire et laïque. Il faut dire que le terroir québécois engendre aujourd’hui assez peu d’équivalents de Tardivel !
Relais et préférences
Le tome dû à Andrée Ferretti témoigne de l’importance prise depuis quelques années dans la réflexion indépendantiste par ce que j’appellerais des relais. À côté d’un média comme Le Devoir qui ouvre régulièrement ses pages à la pensée indépendantiste, des revues, des cercles de discussion, des sites Internet servent de plus en plus souvent d’incubateurs et de haut-parleurs. On doit penser ici à Argument, à L’Action nationale, à la coordination offerte par un Michel Venne ou un Michel Sarra-Bournet, tout comme il faut évoquer des sites comme Vigile. Avec flair, Andrée Ferretti les met à contribution et signale ainsi discrètement la modernisation du discours.
Des préférences de ma part ? La déclaration courageuse et lucide d’un François Aquin incapable de suivre son parti politique dans sa bouderie face au général de Gaulle, les lettres chaleureuses et abruptes d’Élaine Audet et d’Hélène Pelletier-Baillargeon à leurs amies iranienne et libanaise, le lyrisme inspiré d’Yves Michaud osant le terme vétuste et irremplaçable de patrie… Préférences, on l’aura compris, qui n’excluent aucun des choix d’Andrée Ferretti.
Le mot qui vient aux lèvres après un pareil retour aux sources et une telle mise à jour, c’est celui de merci.
1. Andrée Ferretti et Gaston Miron, Les grands textes indépendantistes, T.1, 1774-1992, Typo, Montréal, 2004, 685 p. ; 18,95 $.
2. Andrée Ferretti, Les grands textes indépendantistes, T. 2, 1992-2003, Typo, Montréal, 2004, 367 p. ; 14,95 $.