Pour évaluer le travail des éditeurs québécois pendant le conflit de 1939-1945 et au cours de l’immédiat après-guerre, il s’imposait de faire appel à un observateur déjà campé sur des décennies de fréquentations et de coups de sonde.
Qui aurait pu mieux que Jacques Michon satisfaire à cette exigence ? À la compétence technique et historique, il pouvait ajouter le courage de l’évaluateur qui tient à la clarté de son bilan. On doit à Michon une éloquente exposition et un éclairant catalogue avec Les éditeurs québécois et l’effort de guerre, 1940-19481.
Une édition en promesse
Lorsque éclate le conflit de 1939, l’édition québécoise cherche encore les moyens de ses rêves. Elle ne se demande plus, comme dans les décennies antérieures, si le Québec possède une littérature spécifique, mais elle n’entretient encore que des prétentions modestes. Avec la guerre, les états d’âme passent à la périphérie des soucis : oser est possible. En effet, puisque les éditeurs français sont à court d’autonomie et de papier, l’occasion s’offre aux Québécois de faire, une main sur le cœur et l’autre sur le gousset, œuvre culturelle et commerciale. Ottawa facilite d’ailleurs cette audace : il autorise l’édition au Canada de livres français et place en fidéicommis un pourcentage des revenus en prévision du paiement des droits. Prudent, Michon ne prétend pas décoder les motifs qui, du souci littéraire à la gourmandise, incitèrent les éditeurs du Québec à lancer l’offensive. Car offensive il y eut : « 55 % des quelque mille titres français parus dans les trois Amériques de 1940 à 1944 provenaient de Montréal ».
À chacun son style
Michon ne s’y trompe pas : si la guerre modifie le marché de l’édition, elle ne dote pas les éditeurs de principes inédits. Bernard Valiquette, dont la maison a devancé la mue, garde le cap : « […] équilibre entre la littérature nationale et la littérature française ». Trois autres intervenantes majeures suivent leur pente : les éditions de L’Arbre appuient la France libre et font profiter la littérature québécoise de leur visibilité nouvelle ; plus au ras du comptoir, les éditions Variétés puisent à pleines mains dans les catalogues français des années 1920 et 1930 et dans les manuscrits issus du conflit ; quant à Fides, elle tire du réservoir français de quoi nourrir sa détestation du fascisme, du communisme et de la franc-maçonnerie. Moins préparées et d’autant plus pressées que la guerre s’essoufflait, une demi-douzaine d’autres éditeurs sortirent du berceau entre 1944 et 1946. Il faudra rappeler ces distinctions quand, la guerre terminée, une certaine France multipliera les doléances.
Chose certaine, la ponction effectuée par les éditeurs québécois à même la littérature française équivaut à un énorme effort de guerre. Hugo, Baudelaire, Duhamel, Wahl, Rimbaud, Victor Serge, Pourrat, Genevoix, Aragon, c’est par grappes que les grands noms « traversèrent l’Atlantique ».
Ressac dévastateur
Avec l’après-guerre, vint un retour à la normale dont les éditeurs québécois se seraient dispensés. Non seulement les éditeurs français reprirent possession de leurs auteurs, ce qui était leur droit, mais ils entourèrent leurs homologues québécois de sentiments barbelés. Encore là, Michon place les faits en perspective. Oui, l’édition québécoise dut se replier en catastrophe : « Sur les 22 maisons en activité en 1944, sept seulement réussirent à traverser la crise ». À ce recul, plusieurs causes. Certes, l’ostracisme français déferla sans retenue, mais la collusion entre Duplessis et le haut clergé québécois ranima ici une intimidation droitière que la guerre et le quinquennat d’Adélard Godbout avaient tempérée. Paradoxalement, gauche française et droite québécoise se comportaient en alliées objectives : Aragon et son vindicatif Comité national des écrivains reprochaient aux Québécois d’avoir édité des textes de collabos, tandis que les évêques et les élus québécois les blâmaient d’avoir propagé l’immoralité des Gide, Radiguet et… Mauriac. Aux commandes de la France libérée, de Gaulle envoya l’écrivain Georges Duhamel au Québec pour y évaluer la « menace québécoise » (Duhamel, dont nos professeurs jésuites admiraient le texte sur les abattoirs de Chicago, nous gratifia d’une conférence au cours de sa tournée…). Enquête sans imprévu, car Duhamel avait publié d’avance ses conclusions dans Le Figaro.
À dire vrai, les éditeurs français avaient quelques raisons de se montrer méfiants. Qu’on lise, par exemple, Paul Aubin : « Depuis le premier catéchisme imprimé à Québec en 1765 et qui était la reprise d’un manuel de France, tout près de huit cents manuels d’origine étrangère ont été réimprimés tels quels, adaptés, traduits, parfois plagiés » (300 ans de manuels scolaires du Québec, BAnQ et PUL, 2006, p. 122). De là à imputer à toute l’édition québécoise les mSurs des communautés consommatrices de manuels, il n’y avait qu’un pas. Déjà patente, la méfiance s’amplifia quand Paris tarda à verser aux éditeurs français les droits perçus et dûment remis par Ottawa ; c’est aux éditeurs québécois qu’on reprocha l’interception.
Rares furent les auteurs français à se souvenir des éditeurs québécois. On verra pourtant Jean Paulhan dénoncer la liste noire du Centre national des écrivains où l’on trouvait des auteurs français publiés au Québec (La vie est pleine de choses redoutables, Verdier, 1989, p. 269) : « […] votre petite décision modeste s’est transformée par la malice des hommes, en verdict prétentieux ; votre mesure démocratique, en sentence fasciste ».
Une occasion ratée
Bilan de la période ? Michon parle d’une occasion ratée. Heureusement, ajoute-t-il, certains éditeurs québécois avaient profité des années de vaches grasses pour enrichir leurs catalogues de titres québécois. Sans encore bénéficier d’un accueil chaleureux en sol français, ces titres rejoignent aujourd’hui des auditoires auxquels ils avaient peu accès jusqu’à la guerre.
Magnifique travail littéraire et historique de Jacques Michon.
1. Jacques Michon, Les éditeurs québécois et l’effort de guerre, 1940-1948, PUL/BAnQ, Québec, Montréal, 2009, 180 p. ; 47,95 $.
EXTRAIT
Malgré l’occupation allemande et le blocus qui coupaient la France du reste du monde, les éditeurs montréalais réussirent à mettre la main sur des ouvrages publiés à Paris durant la guerre. Les exemplaires parvenaient à Montréal par des voies détournées, via Londres, New York, Lisbonne, et parfois grâce à des réfugiés qui avaient échappé au désastre. Ainsi, le public canadien put avoir accès, peu de temps après leur parution en France, à des nouveautés parisiennes comme Vent de mars d’Henri Pourrat, prix Concourt 1941, et Laframboise et Bellehumeur de Maurice Genevoix. Les deux derniers tomes de la Chronique des Pasquier de Georges Duhamel, Suzanne et les jeunes hommes et La passion de Joseph Pasquier, parurent même en primeur à Montréal en 1943 grâce aux Éditions de l’Arbre. De leur côté, les Éditions Variétés réussirent à mettre la main sur Le crève-cœur, le célèbre recueil de Louis Aragon qui avait donné le coup d’envoi au mouvement poétique de la Résistance. Le livre connut un tel succès qu’il fut réédité à Londres, à New York et à Beyrouth. Lancée à Montréal en octobre 1943, l’édition montréalaise reproduisait à l’identique l’édition Gallimard, tandis que la maison américaine Pantheon Books reprenait celle de Londres.
Les éditeurs québécois et l’effort de guerre, 1940-1948, p. 72.