La belle et dense biographie de Robert Belleret1, reporter au journal Le Monde, ami et grand admirateur de Ferré, est née d’un article qu’il avait rédigé lors du décès de ce dernier en 1993.
Éprouvant le désir d’en raconter plus, il entreprit alors ce qui est devenu un remarquable travail tant biographique que littéraire. Claude Fléouter2, qui a également été reporter au Monde et ami de Ferré, nous offre, quant à lui, une biographie beaucoup moins démesurée mais plus intimiste. On a ainsi l’impression de vivre quelques heures avec le chansonnier-poète disparu.
Robert Belleret a tout lu, relu, écouté, réécouté Léo Ferré, il a repris les entretiens que Ferré lui a accordés, recueilli les témoignages de plusieurs personnalités ayant côtoyé de près ou de loin le poète: Marie-Christine Ferré, Mathieu Ferré, Maurice Froi, Maurice Angeli, Catherine Sauvage, Juliette Gréco, Charles Aznavour et bien d’autres. Le roman autobiographique Benoit Misère (Robert Laffont, Paris, 1970) a également été utilisé.
La démarche biographique employée est classique : l’enfance, le lycée, les lectures initiatiques (Baudelaire, Rimbaud et Verlaine que Ferré chantera plus tard), la découverte fondamentale de la musique avec la Cinquième Symphonie de Beethoven. On passe, ensuite, aux années d’apprentissage à Paris, à la fin des années 30. On apprend que le jeune Léo Ferré y fût étudiant en Sciences-Po, plus ou moins bohème, alors qu’il n’était pas encore engagé politiquement. Il deviendra, on le sait, un poète anarchiste très critique de son époque et intellectuellement indépendant. Mentionnons l’importance de la période dite de Saint-Germain-des-Prés ; on découvre un Ferré anar avant la lettre. Mais cette époque représente surtout l’âge d’or de la chanson française avec les Gréco, Brassens, Aznavour, etc. Notons également l’importance de la rencontre avec Aragon et la mise en musique de dix textes du poète, comme il fera de « La chanson du Mal-Aimé » de Guillaume Apollinaire. Sa collaboration avec Eddy Barclay, pendant les années 60, le lance définitivement.
Anarchiste dans l’absolu
C’est dans les années 70 que les thèmes anarchistes s’imposent dans l’œuvre de Léo Ferré : ils vont représenter sa « formulation politique du désespoir », son grand cri poético-critique. Nous sommes en présence d’une conception de l’anarchisme qui ne s’apparente point à l’engagement réel, mais plutôt à un idéal, à un absolu. L’anarchisme férréen est quasiment situé dans le divin… Il ne correspond en rien à un système ou à un parti : c’est un « état d’âme », l’unique et pure « invention » et l’ultime « solitude de l’être humain ». Léo Ferré fera siennes les revendications libertaires de Mai 68, mais en les projetant créativement dans son art : ce qui est aussi une forme d’engagement. Rappelons-nous seulement les chansons « Ni Dieu, ni maître » (1964), « Les anarchistes » (1969) qui sont de véritables cris de révolte. On peut même remonter à 1947, à la chanson « Mon général », qui fait découvrir un Léo Ferré critique du Pouvoir : anar, en fait, depuis longtemps!
C’est maintenant l’heure de l’aventure rock avec le groupe Les Zoo. On sait que Ferré se sentait des affinités esthétiques et idéologiques avec la pop music, qu’il voyait une correspondance entre cette forme musicale et la liberté. Le résultat de cette conjonction est le surprenant album Amour-anarchie Ferré 70 plus anarchisant et libertaire que jamais. La chanson « La solitude » (1971) annonce les « années-galaxies ». Encore une fois, les thèmes principaux du poète-chanteur et « immense provocateur » sont la solitude et le désespoir, mais les textes sont plus éclatés, à la manière de la musique qui les soutient. C’est pendant les années suivant Mai 68 que Ferré sera conspué par une certaine gauche dogmatique. On va le traiter de « salaud », de « vendu » ! Il rétorquera intelligemment que cela fait vingt ans que par son art il bâtit ses propres barricades…
Et jusqu’à la fin
Aux alentours de 1973, Léo Ferré délaisse Les Zoo et revient au concept voix piano: c’est l’époque de Il n’y a plus rien. Robert Belleret considère cette chanson comme le « testament politico-artistique » de Ferré. Un Ferré qui a rompu avec ses compères de toujours Paul Castanier et Maurice Frot, qui se retrouve seul, sans musiciens. Pour ses spectacles, il utilise des bandes sonores pré-enregistrées et fait parfois appel à des orchestres symphoniques. Pendant les années 80, Ferré va carrément s’identifier aux artistes incompris, « maudits » tels Baudelaire, Rimbaud et Verlaine, puis avec Van Gogh, Gauguin et Beethoven. Un aspect nous est moins connu de Léo Ferré, il a été chef d’orchestre. En effet, à Montreux, il a dirigé l’orchestre de l’Institut des hautes études musicales de Montreux et, en Belgique, l’Orchestre symphonique de Liège. La musique, autant que la poésie, a de l’aveu même de Ferré occupé une place centrale dans sa création. Son unique objectif durant les dernières années de sa vie sera, justement, de faire, comme avec la poésie, « descendre » la musique dans la rue. Léo Ferré donnera ainsi énormément de spectacles un peu partout dans le monde. Par ailleurs, il va multiplier ses critiques contre l’abêtissement culturel ambiant: le vieil anar ne désarme pas… Il se battra jusqu’à la fin contre toutes formes de déshumanisation.
Le bel ouvrage de Robert Belleret nous donne donc à voir les rapports qui existent entre le parcours difficile et complexe d’une vie et la magnifique progression d’une œuvre. Une seule réserve: les chansons et poèmes de Ferré sont trop abondamment cités, ce qui alourdit et surcharge un livre déjà très dense. Mais le message est clair: il faut réécouter et relire Léo Ferré, s’aguerrir l’âme à son contact en ces temps d’absurdité et d’inquiétude.
La musique pour Ferré
Claude Fléouter insiste sur la découverte et l’apprentissage de la musique par le jeune Ferré. Il met notamment en évidence l’écoute illuminée de la Cinquième Symphonie de Beethoven. La connaissance de la philosophie se révélera également importante. Mais ce sont les chansons de Charles Trenet et le jazz américain qui vont l’emporter. C’est l’époque des laborieux débuts à Paris, du temps de l’incertitude face à une carrière d’auteur-compositeur et celle, aussi, des rencontres fondamentales. Avec la musique et la chanson, c’est l’esprit libertaire qui va nourrir Ferré. C’est l’anarchie, on le sait, qui sera la source, la référence ultime de la pensée ainsi que de la création du chansonnier-poète. Nous ne reviendrons pas ici sur l’évocation de la vie et de l’œuvre de Léo Ferré: ce qui a été excellemment fait par Robert Belleret.
Avec l’ouvrage de Claude Fléouter, nous avons plutôt l’impression de passer quelques moments avec Ferré, de partager un peu de son quotidien, de sentir sa présence. Une biographie, en somme, beaucoup moins lourde que celle de Belleret, mais malheureusement sans grande saveur malgré ses indéniables qualités. D’autre part, le travail d’édition est de moindre précision que celui de Robert Belleret : les sources, entre autres, étant mal identifiées. Mais ce sont deux biographies qui se complètent, qui nous mettent en présence d’un très grand artiste à l’âme belle et tourmentée.
1. Léo Ferré, Une vie d’artiste, par Robert Belleret, Actes Sud, Arles/Leméac, Montréal, 1996, 773 p. ; 45,95 $.
2. Léo, par Claude Fléouter, Robert Laffont, Paris, 1996, 227 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
« Léo Ferré serait mort ? Allez, à d’autres… Ses chansons courent encore dans les rues, et pour longtemps. Peut-être pour l’éternité même si l’éternité c’est long, surtout vers la fin. Léo Ferré vit, is living, ici, ailleurs ou autre part, il n’en a pas fini de vivre. Sous un diamant ou un rayon laser. Pour nous aider à survivre. »
Léo Ferré, Une vie d’artiste, Robert Belleret, Actes Sud / Leméac, p. 24.
« Ferré l’instinctif se méfiait, jusqu’au rejet, de – l’anarchisme – qui remettait sur le tapis des doctrines incompatibles avec l’insoumission foncière de celui qui – refuse singulièrement les coups de pied dans le cul –. Il préférait se référer tout simplement à la définition du dictionnaire qui, raconta-t-il cent fois, l’avait séduit lorsqu’il avait quatorze ans : – négation de toute autorité d’où qu’elle vienne –. »
Léo Ferré, Une vie d’artiste, Robert Belleret, Actes Sud / Leméac, p. 428.
« La musique pour Ferré, c’est le Bon Dieu dans un chemin de terre, dans une larme, dans un piano, dans un accordéon, dans la mélancolie d’une répétition quand on donne la vie avec l’aide de musiciens à cette partition noircie de tant de problèmes, de tant de pleurs la nuit, quand il ne reste plus rien qu’une phrase indomptée parce que lyrique. On ne voit pas la musique, on en a peur. Et alors pleurent les années perdues, retrouvées, fantastiques, démolies, parce que rien ne résiste à rien, sinon une façon d’être ou de s’imaginer ou de se souvenir. »
Claude Fléouter, Léo, Robert Laffont, p. 13.
« La vie fait tenir des mots où un homme entasse ses souvenirs, ses expériences, ses espoirs qui tournent court, ses fureurs et ses sanglots, ses joies et ses désespoirs. L’œuvre est étroitement collée à l’histoire de son créateur. Et c’est pourquoi elle respire la jeunesse, la fraîcheur, c’est pourquoi elle reste d’une étonnante modernité. »
Claude Fléouter, Léo, Robert Laffont, p. 204.