Il n’avait rien publié depuis 2016. Pour n’importe qui d’autre, ce serait peu. Mais pour l’écrivain et éditeur de Trois-Pistoles, c’est une petite éternité.
En effet, celui qui avait habitué ses lecteurs à une ou deux publications chaque année depuis 1968 n’avait jamais gardé le silence aussi longtemps. La sortie de deux ouvrages à six mois d’intervalle vient donc confirmer que le septuagénaire n’a pas encore dit son dernier mot.
Le vieil homme et la mer Océane
C’est bien connu : VLB aime labéliser ses écrits. Après avoir qualifié son Jack Kérouac d’« essai-poulet », il a apposé toutes sortes d’étiquettes à ses écrits subséquents : « épopée drôlatique » (La tête de Monsieur Ferron ou les Chians), « roman-plagiaire » (Moi Pierre Leroy, prophète, martyr et un peu fêlé du chaudron), « pèlerinage » (Docteur Ferron), « vaudecampagne » (Le bonheur total), « dithyrambe beublique » (666. Friedrich Nietzsche), « recueillement » (Monsieur Parizeau. La plus haute autorité). Persistant dans ce joyeux principe, il présente Ma Chine à moi1 comme une « candiderie ». À l’heure où cette « épormyable Nation moderne » inquiète les démocraties occidentales par son autoritarisme, il faut certes une bonne dose de candeur pour clamer que la Chine « peut apporter plus de beauté à chacun de nous ». En donnant suite à une fascination éprouvée depuis l’enfance, Beaulieu replace l’empire du Milieu à l’échelle de ses 6 000 ans d’histoire et célèbre de multiples facettes de cette civilisation colossale : figures mémorables (Huangdi l’Empereur Jaune, l’impératrice Wu Zetian), réalisations époustouflantes (armée de terre cuite, Grande Muraille de Chine), traits de civilisation (le « chef-d’œuvrage des petits pieds », l’encyclopédie de Yongle), perfidie occidentale (trafic d’opium, destruction de l’ancien Palais d’été)… L’auteur fait montre d’une étonnante culture sinophile. Mais on comprend aussi, dès la tournure pléonastique du titre, que c’est de « sa Chine à lui » qu’il s’agit, et donc, que c’est en grande partie de lui-même que VLB nous cause, candidement. À cet égard, les nouvelles ne sont guère bonnes. Outre le vieillissement – ou « vieillardissement » comme il aime l’appeler –, l’écrivain traverse de graves problèmes de santé, dont une otite qui a dégénéré en labyrinthite et qui l’a passablement amoché. Pour faire face à ce corps qui ne répond plus, Beaulieu apprivoise les vertus du Non-Agir et se replie dans ses quartiers, dans sa « Meson », face à l’ondulante mer Océane. Il est trop tôt pour parler de testament ; mais les conditions sont propices pour que l’écrivain au ventre de Bouddha se remémore diverses scènes de ses autrefois, le tout, pour le plus grand plaisir des beaulieusiens.
Sa Russie à lui, ou L’écrivain à la face de bouc
De la Chine, on passe naturellement – et quasi prophétiquement2– à la Russie avec Écrire sur Facebook. La vieille dame de Saint-Pétersbourg3. La première partie du titre renvoie aux circonstances dans lesquelles l’ouvrage a vu le jour. Après qu’une campagne de financement des Éditions Trois-Pistoles lui eut révélé l’importance des réseaux sociaux, VLB s’est retrouvé sur Facebook avec 12 000, puis 19 000 personnes prêtes à le lire. Emporté par une jovialité rabelaisienne et laissant libre cours à ses élans néologiques – au point où Facebook a menacé de fermer sa page s’il continuait d’utiliser autant de mots inconnus –, l’écrivain s’est mis à pondre une enfilade de récits jaillis de son passé. La deuxième partie du titre fait d’ailleurs référence à l’un d’eux. Par un matin de promenade à bord de sa rutilante Fury III 1966, il avait rencontré une vieille dame à la valise ; elle aurait été comblée qu’il la dépose à Rivière-du-Loup, mais il l’avait inopinément conduite au Château Frontenac, avant de s’embarquer avec elle encore plus inopinément dans un voyage à Saint-Pétersbourg, ville éloignée et belle de l’être. Si la Russie de Pierre le Grand et de la tsarine Catherine Ire lui inspire de mordants parallèles avec la France ou le Québec, les autres récits délaissent le pays de Tolstoï au profit de menus souvenirs, anecdotes et coups de gueule, VLB livrant beaucoup de lui-même dans une parlure ne cessant de réinventer le français québécois. Lecteurs allergiques aux néologismes s’abstenir. Les autres se laisseront assurément griser par les histoires « fleurifleurantes » du barbu des Basques.
1. Victor-Lévy Beaulieu, Ma Chine à moi, candiderie, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2021, 312 p.
2. Avec sa dernière entrée datée du 9 août 2021, l’ouvrage était donc terminé plusieurs mois avant que Poutine ne se pavane arrogamment aux côtés de Xi Jinping aux JO de Pékin le 4 février 2022 et ne lance, 20 jours plus tard, son inhumaine offensive contre l’Ukraine.
3. Victor-Lévy Beaulieu, Écrire sur Facebook. La vieille dame de Saint-Pétersbourg, contes et racontars, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2021, 184 p.
EXTRAITS
Je ne sens plus la fatigue que j’ai, je ne sens plus ma matière grise faire ses flammèches entre synapses et neurones, je ne sens plus ce que je devrais saisir du côté de mon Temple gauche, je ne sens plus mon corps quand je le touche. Je ne sens plus que ce qui devient extrêmement ténu et tuméfié dans le vieillardissement – une fuite muette qui n’épargne même pas mon respir, une fuite informe et terrorisante comme si j’habitais le monde des montres molles de Salvador Dali peinturées entre le kidnapping de Gala et l’infini désarroi de son amant trahi, le grand poète Paul Éluard de qui j’ai appris que la Terre, capitale de la douleur, est bleue comme une pomme de Chine.
Ma Chine à moi, p. 157.
J’ai si tant besoin de m’égayer, de m’allégresser, de m’esbaudir – danser un set carré irlandais, danser la gigue québécoise, danser le setup des steppes russes, danser le Dragon qui va faire pleuvoir. J’ai tant besoin de tout ce qui pourrait n’avoir rien à voir avec moi, à cet amas de couleurs délitées que je suis devenu dans ce fauteuil dont les malusés chanteaux craquellent dès que je les fais bouger du bout de mes pieds. Je voudrais caresser de mes longs cheveux une peau douce comme l’est parfois la bise soufflant de la mer Océane. Je voudrais être juste assez jeune pour que mon corps puisse encore chanter romance en roucoulant de plaisir.
Ma Chine à moi, p. 161.
Y tardouille, le printemps. Pas encore de corneilles dessus la pagée de clôture juste devant ma fenêtre – et moi j’aime leurs chantements de gorge comme quand l’humanité vivait dans des grottes, y passant toutes ses nuits à chanter, voix de gorge aussi, pour oublier la peur que c’était la traversée de la ténèbre.
C’est ainsi que l’humanité est passée du râclement à ce qu’on appelle la ligne mélodique qui fit venir à son tour le chant. Du fond de la gorge comme chez les ancêtres Mongols ou chez les ancêtres Esquimaux, quand le chant se fit sur plusieurs longueurs de lignes mélodiques, l’humanité fit un bond profond dans l’art que c’est de parler en fredonnant ce qu’on parle.
Écrire sur Facebook, p. 45.
Et tout à coup, c’est là – le livre que tu as écrit pour briser quatre ans de mal heur, de somnolence et de paniquitude, ah calvert de calvette !, il se donne enfin à fleurer, à catiner, à dodicher tout partout dessus lui !
Ce livre, il a pour titre Ma Chine à moi, tapé sur mon Infernale Machine, en toutes ces matinées venues d’un mois de juillet mal famé, mal famant, car je me suis retrouvé à l’hôpital en état d’urgence parce que j’avais un si gros ventre qu’on craignait que je finisse par m’y perdre, esprit et corps en total désorientement.
Il fallait juste tenir bon, mais tenir bon n’est pas si simple que ça quand on est en état de vieillardissement et esseulé en maladerie tel un lépreux !
Écrire sur Facebook, p. 134-135.