Les éditions du Quartanier ont sans contredit la main heureuse quand il s’agit de débusquer de nouvelles voix prometteuses et originales. Si 2017 a été l’année de Stéphane Larue et de son vertigineux Plongeur, 2018 a été celle de La bête creuse, roman foisonnant récipiendaire du Prix des libraires, qui a placé Christophe Bernard sur la liste des romanciers à surveiller de près.
Dire du jeune auteur originaire de Maria en Gaspésie qu’il ne manque pas d’ambition relève de l’euphémisme. Celui qui est également traducteur pour le Quartanier et réside maintenant quelque part en territoire vermontois signe une saga familiale touffue dispersée sur près d’un siècle. Agités par cette gigantesque « mécanique du hasard » à laquelle ils sont soumis, les membres de la tribu Bouge donnent forme à une suite de récits satellites que l’on suivra en alternance sur plus de 700 pages. Tour à tour, Honoré dit Monti, son fils Henri, ses petits-fils François et Yannick montrent ainsi de quelle façon ils inscrivent leur trajectoire hésitante dans la grande mythologie familiale.
Le conflit originel
La bête creuse, c’est d’abord ce cheval de Troie que Victor Bradley, alias le Paspéya, réservera à Monti après des années de querelles acharnées. À l’origine, leur conflit n’a pourtant rien à voir avec les concours de beauté truqués, mais plutôt avec l’annuel tournoi juvénile de hockey organisé par les très catholiques soutanes du diocèse de Gaspé. D’un côté, les Grisous de Saint-Lancelot-de-la-Frayère et leur cerbère, Monti Bouge ; de l’autre, les redoutables Crolions (crocodile + lion) de Paspébiac menés par Billy Joe Pictou, mi-homme mi-cheval de trait, avec des poignets gros comme ça, capable d’atomiser le premier quidam à se barrer en travers de ses fulgurants ovnis de caoutchouc.
Le score est égal 2 à 2 quand le Micmac s’avance en échappée, endeuillant au passage quelques parents ébaubis de l’assistance. La glace craque, les nez morvent, on entend les nerfs grésiller tellement la tension monte. Pictou dégaine. Tétanisé, Monti ne trouve pas de meilleure méthode que d’arrêter le boulet avec ses mâchoires. Il laisse ainsi l’empreinte de ses dents dans la rondelle, celle de son nom dans l’histoire locale. Or l’arbitre, le susmentionné Bradley, a beau ne pas être bancroche, en tant que Paspéya, il a tendance à pencher pour son patelin : la rondelle, fût-elle enfoncée dans la tête du valeureux gardien, a bel et bien franchi la ligne.
Voilà donc le but accordé aux Crolions, qui célèbrent bruyamment le jugement du Pâris gaspésien. Un jugement lourd de conséquences, puisqu’il soudera nez à nez les destins du Paspéya et du cerbère frayois, pour des décennies de guéguerre intestine, chacun rivalisant d’ingéniosité dans les coups portés, de préférence entre la ceinture et les genoux. Quelques trêves ont cependant bien lieu, notamment quand Monti Bouge part pour ce Klondike anachronique, alors même que l’âge d’or de la prospection aurifère est chose du passé.
La ruée vers l’(Ou)est de Monti
Peu importe que Dawson City ne soit plus le haut lieu du rêve américain qu’elle a été, car c’est plutôt du côté de Timmins qu’atterrit Monti, un Ouest pour le moins oriental, dans la grisaille d’un Ontario forestier rasé par des feux historiques. Peu importe aussi qu’à cette époque, l’ambitieux Frayois ne connaisse absolument rien à l’orpaillage, puisque le tamis et la batée y seront pour si peu dans sa soudaine richesse.
Près de son campement, au milieu des baraquements de prospecteurs, quelques malfrats ont coutume de tenir des parties de poker. À la table de jeu ce soir-là, Honoré Bouge fait face à un certain William Dexter, pionnier au sourire miné par une remarquable absence de dents, et à Donald W. Bead, un vacher sanguin surnommé Tomate, flanqué de son renégat de frère, Charles, criminel en cavale recherché par les limiers américains.
Un parfait alignement des astres semble alors opéré, puisqu’au terme d’une soirée arrosée plus que de raison, les quatre joueurs galvanisés par l’alcool et une main supposée imbattable retournent tous une straight flush royale, dans les oh ! et les ah ! de surprise et d’incompréhension. Quand enfin retombe la poussière, Bouge est plus riche de quelques pépites et d’un lot d’exploitation sur lequel il fait sa fortune, lot arraché à un Dexter incrédule, qui s’empressera de le retrouver sur le chemin du col White, et de le dépouiller à son tour du butin qui lui revient de droit.
C’est également à la faveur de cette nuit que la bête creuse du titre se manifeste. Quand les cloches du délirium sonnent la fin des émissions du réel, des saillies s’ouvrent tout à coup sur le fantastique, d’où surgit, à travers les vapeurs éthyliques, cette curieuse fusée de poils au corps concave de marionnette. Et cela arrivera d’autant plus souvent que la malédiction de la famille Bouge, appelons-la bibine ou tord-boyaux, répond à la subtile philosophie de Monti voulant que « tu peux pas voir grand, quand tu bois pas ».
Dans le train le ramenant vers l’Est, Monti, par un extraordinaire coup du hasard, tombe sur l’un de ses détrousseurs qu’il s’empresse évidemment de détrousser. Énième revirement, énième arroseur arrosé : le Frayois rentre chez lui avec de l’or plein les idées et des projets plein les poches, de quoi marier la Joséphine à Bujold, se faire construire un beau trottoir en bois de sa demeure jusqu’à l’église, et de quoi devenir, moyennant un peu de jugeotte en gestion, l’un des notables incontestés de Saint-Lancelot-de-la-Frayère.
La nuit des frères Bouge
Tous n’ont pas le flegme du patriarche devant la bête creuse. Grand angoissé flirtant avec la maladie mentale, François vivote comme chargé de cours dans une université montréalaise, peine à terminer sa thèse de doctorat et préfère plancher sur sa grande Œuvre, avec la majuscule s’il vous plaît, celle portant sur l’histoire de la famille Bouge, un casse-tête dont il tente de rassembler les derniers morceaux éparpillés à travers le temps. Pour ce faire, et dans le but aussi de conjurer la présence de cette ombre menaçante lancée à ses trousses d’ivrogne, le fragile gaillard s’engage à son tour dans une laborieuse odyssée vers le pays natal.
À bord d’un taxi conduit par un chauffeur aux manières étrangement diaboliques et à la contenance aussi ferronienne que la sienne (on pense à son homonyme Ménard dans La nuit), François fend la noirceur d’une nuit diluvienne qui le recrachera, tel un vieux bout de cigare mâchouillé, quelque part au pied d’un viaduc surplombant la 132. Son arrivée, effectuée au terme d’une longue marche à travers la campagne enneigée, donne ensuite lieu à de formidables retrouvailles, ponctuées de dialogues de sourds d’une drôlerie d’anthologie, entre l’enfant prodigue en question et ses parents, Henri Bouge et Liette Nault.
Pendant ce temps, son frère Yannick, tout aussi sympathique et dégénéré, participe à une fête de destruction massive dans le chalet cinq étoiles de l’oncle à Laganière, un pauvre bibliothécaire tranquille, pris en otage par une bande d’affreux colons de fond de rang à la matière grise entamée par la dope, le tournage en rond et l’alcool. Ce qui était conçu au départ comme une banale partie de chasse a en effet tourné en beuverie interminable, puis en course-poursuite au beau milieu des bois éclairés par le petit jour.
D’autres individus peu recommandables, dont un certain Perreault, s’ajouteront, dans ce savoureux bordel où les images éclatent sans cesse au détour de phrases admirablement tournées, à Martin « Marteau » Pelchat, Steeve Allard, petit-cousin des Bouge par la fesse droite, au gars de Montréal − dit Poupette, une étrange bestiole en soi −, ainsi qu’à cette belette importune venue se faufiler dans la chaleur du foyer et semer le chaos parmi les indésirables convives.
Le cheval de Troie
Preneur de détours d’une prolixité prodigieuse, Christophe Bernard maîtrise à merveille l’art de passer par quatre chemins. L’emphase formelle fait partie de sa signature : l’écriture est expansive, ondoyante, le récit se dilate toujours et encore de sorte que son point d’impact initial nous échappe constamment. Il faudra donc attendre la toute fin du roman pour que les hostilités entre Monti Bouge et Victor Bradley trouvent une issue à leur mesure.
Plusieurs années se sont écoulées depuis à La Frayère, au cours desquelles Monti et le Paspéya, entre-temps embauché à titre de facteur du village, s’échangent les coups pendables. Celui que porte Bradley à son insu marquera néanmoins le point culminant de cette escalade lorsque, par un de ces soirs d’ivresse écumante, le vieux postier libidineux souille une jeune Liette Nault à moitié inconsciente, émergeant le lendemain sans guère de souvenirs, à travers les déchets d’un stationnement de bowling. La rumeur veut qu’Henri Bouge l’ait par la suite mariée par convenance, en pensant que l’enfant attendu était le sien.
Mais les yeux vairons de Yannick ne dupent personne, sinon la seule famille Bouge. C’est ce que semble subitement comprendre Monti à la lecture de l’Odyssée, durant l’épisode du cheval de Troie. Délaissant tout à coup Homère, le vieillard se dirige à l’écurie en agrippant son fusil au passage, qu’il décharge en direction de son canasson, celui-là même, peut-on penser, que l’ancien prospecteur a jadis fièrement ravi au postier partial de Paspébiac désormais mort et enterré. À l’avenir, le sang de Victor Bradley coulera dans la progéniture des Bouge, grâce à – ou à cause de – ce cadeau grec que représente le jeune Yannick.
Un dénouement habile pour une épopée gaspésienne souvent renversante, un monstre d’inventivité qui classe d’emblée La bête creuse parmi les inclassables. En bonne partie parce que le langage de Christophe Bernard, c’est l’or des fous, ce sont les scories devenues plus précieuses que l’or. Le roman brille par ses éclats de vernaculaire, de vocabulaire vieilli, de barbarismes assumés et d’heureux néologismes. Il compte bien certaines longueurs durant lesquelles on perd le(s) filon(s) d’une œuvre à la fois riche et tricotée lousse. Reste qu’on ne compte plus les pages qui nous virent les pupilles en astérisques et cela, ça vaut son pesant d’or.
EXTRAITS
La route vers ce que Monti croyait être le col White se déroulait sans embûches. Le panorama tout en paliers, glissoires et crevasses papillotait du seul friselis des rares végétaux. Le poitrail du cheval bringuebalait, ses pattes torses dans la pierraille. Sur sa robe pivelée de lumière tombaient des rayons découpés par les ramures. Monti crapahuta de la sorte, un air de pondeuse dans la face, durant l’essentiel de la journée.
p. 282
– T’es belle à croquer, toé, approche un peu par icitte. Il avait la larme à l’œil. […] La créature se fit toute craintive en se zébrant de lilas sous l’étreinte à Monti. Son panache aux pointes duvetées se rétracta sous son pelage angora qui se fendit d’orifices ourlés d’où tombèrent de longues et pelucheuses oreilles.
p. 317
J’ai l’impression d’avoir regagné la surface à un endroit du monde où les gens et moi ne parlons pas la même langue. Ils sont où, les gens ? Ai-je manqué quelque chose ? J’ai trouvé de l’or. J’en ai plein les veines, moi, de l’or. Est-ce que cela m’a rendu heureux ?
p. 508-509
Personne avait jamais osé passer la remarque à Henri, lui dire que son fils avait les mêmes yeux vairons que feu le facteur Bradley. […] François était sur le point de se remettre à pleurer, et Joséphine et lui s’éclipsèrent donc à l’intérieur. Tenant toujours le bébé, elle alla voir dans le livre d’Homère si Monti avait laissé un signet à la page suspectée. Il aura cru que son cheval était creux, se convainquit Joséphine.
p. 712-713