George Floyd serait-il mort en vain ? Des événements récents indiquent que le temps semble vite avoir enterré son souvenir. Cet automne, Michel Zecler a été passé à tabac dans son studio parisien par des policiers ponctuant de « sale n**** ! » leurs salves de coups à son endroit. Au début du mois d’octobre, c’est le décès de Joyce Echaquan qui a choqué le Québec. Une vidéo virale montre l’Atikamekw de Manawan, mère de sept enfants, quelques minutes avant qu’elle ne meure à l’hôpital de Joliette. Les employées à son chevet, insensibles à son sort, la couvrent crûment d’injures qui reconduisent les préjugés les plus odieux envers les Autochtones.
Réclamant justice pour Joyce, des milliers de citoyens tiennent par la suite une vigile en mémoire de la victime. Ils en profitent aussi pour dénoncer le racisme systémique de la société québécoise. Alors que plusieurs se gargarisent, sans trop en mesurer les implications, de l’expression soudain à la mode, François Legault met son holà. Racisme systémique ? Ce serait donc reconnaître le racisme du bon peuple québécois ? Que non ! Va pour racisme, mais passons sur le systémique, tranche-t-il.
Racisme d’État, discrimination systémique, racisme systémique, racisme structurel, discrimination structurelle, discrimination institutionnelle, racisme institutionnel : le fatras terminologique endort, le débat sémantique étourdit. Et tandis que l’on s’obstine sur le sexe des anges, la grogne populaire se consume, le débat de fond n’a pas lieu, le confort racial, dirait Robin DiAngelo, est sauf1. Le réflexe d’argumenter serait d’ailleurs, à en croire la « millionnaire de l’antiracisme » américaine, un des mécanismes favoris de la fragilité blanche qu’elle analyse dans un essai aussi percutant que controversé. Le déni en est un autre.ù
Durant sa présidence, Donald Trump a traité les immigrants latinos de violeurs et de criminels ; il a promis d’interdire l’entrée des musulmans aux États-Unis ; il a déclaré que les ressortissants haïtiens avaient tous le sida. À un journaliste du Washington Post, il confiait néanmoins le plus sérieusement du monde : « Non, non. Je ne suis pas raciste. Je suis la personne la moins raciste que vous ayez jamais interviewée2 ». Le racisme, c’est toujours le racisme de l’autre. Cela explique sa faculté d’être partout et nulle part à la fois : socialement partout, individuellement nulle part.
Un aveuglement systémique
Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. En matière de racisme, l’adage se confirme. D’après Robin DiAngelo, auteure médiatisée de Fragilité blanche. Ce racisme que les Blancs ne voient pas, l’aveuglement volontaire serait un réflexe pratique pour maintenir le statu quoracial. Le concept de fragilité blanche qu’elle élabore réfère en effet à un ensemble de comportements défensifs permettant à une personne blanche d’éviter le moindre stress racial. Ce stress est susceptible de se déclencher chez une personne lorsqu’elle est informée de ce que sa couleur de peau influe sur les divers aspects de sa vie sociale. Des émotions telles que la colère, la peur ou la culpabilité, des réactions comme le silence ou la fuite sont autant de manifestations épidermiques par lesquelles une personne vise à rétablir le confort racial.
Par confort racial, il faut entendre la perpétuation du « privilège blanc », c’est-à-dire le traitement avantageux auquel les Blancs ont globalement droit dans les domaines de la vie courante, que ce soit au sein des institutions gouvernementales, dans leur communauté, au travail, à l’école, etc., du seul fait qu’ils sont nés blancs. Pour elle, la blanchité détermine la norme et, ce faisant, elle ne peut qu’inscrire les non-Blancs en décalage par rapport à cette même norme, d’où l’institution d’un rapport de forces asymétrique.
DiAngelo, après avoir abordé l’éventail des formes du « nouveau racisme », en arrive aux déclencheurs de cette fragilité blanche qui, par-delà la démonstration des ancrages sociaux de la « suprématie blanche », fonde l’intérêt premier de son essai. Formatrice en diversité auprès d’entreprises, elle enrichit ses derniers chapitres d’observations de terrain, un des points forts de cet essai vivant, ancré dans la réalité. Qu’une personne non blanche parle de ses perspectives raciales, qu’une personne soit informée de la portée raciste de ses actions ou de ses paroles, les mécanismes de la fragilité blanche viendront à la rescousse des âmes échaudées par ces situations. L’indignation vertueuse, l’attitude défensive, la négation, les white tears, l’interruption de la conversation, l’argumentation, l’autoapitoiement, tous les moyens sont bons s’il faut sauver la face (ou la race).
En identifiant ces comportements qui sont autant d’entraves au dialogue, Fragilité blanche se veut une main tendue vers l’autre, une invitation à prêter véritablement l’oreille à ce qu’il dit et ressent, ainsi qu’à effectuer un retour réflexif sur ses propres mécanismes de défense face au stress racial. Là où il devient plus difficile de suivre DiAngelo, notamment, c’est dans le rétrécissement asphyxiant des conditions de communication auquel elle aboutit, où le Blanc, en raison de sa domination innée, est réduit au rôle d’auditeur passif. Il est terriblement hasardeux de souhaiter rétablir le dialogue par l’attribution de la parole uniquement à l’opprimé. La possibilité même de l’échange écope, avec tout le danger que cela représente. Il faut voir de quelle manière la situation a dérapé sur le campus d’Evergreen State College, dans l’État de Washington, pour constater à quel point l’égalité est un équilibre précaire, et combien rapidement certains individus peuvent devenir plus égaux que d’autres3.
La fragilité de Pascal Bruckner
D’un point de vue rhétorique, recourir aux mécanismes de la fragilité blanche revient à adopter une position de victime. La posture victimaire n’a jamais effrayé Pascal Bruckner, dont le glissement réactionnaire atteint son paroxysme dans Un coupable presque parfait4, long sanglot hoquetant sur la persécution de l’homme blanc. Selon ce dernier, la récupération en Amérique de la French Theory5 aurait participé à la construction d’une mystique de la culpabilisation du Blanc, retournée à l’expéditeur sous les triples auspices des discours néoféministe, antiraciste et décolonial. Ainsi serait né le bouc émissaire blanc, enfanté par cette « Sainte Trinité de l’incrimination ».
Concentrons-nous, pour les besoins de la cause, sur la seconde partie intitulée très sobrement ‒ voilà qui donne le ton ‒ « L’antiracisme exterminateur ». C’est l’occasion de prendre connaissance de ce bricolage antithétique déguisé en « rareté conceptuelle » : l’antiracisme raciste. Bruckner, pour étayer sa thèse, pèche alors par amalgame douteux, faisant de l’exception une règle, considérant la partie comme représentative du tout. Il prend, de plus, des libertés avec l’interprétation des faits.
Le compte rendu qu’il donne d’un rassemblement antiraciste, organisé pour dénoncer les violences policières responsables de la mort d’Adama Traoré, fait ainsi état d’un policier noir traité de « vendu » par des manifestants de la foule. Cet incident, anecdotique en soi, lui permet alors d’extrapoler : « C’est vraiment la victoire posthume du IIIe Reich : qui aurait pu imaginer que soixante-quinze ans après la mort d’Adolph Hitler, le cri de ‘Traître à ta race’ retentirait dans les rues de Paris de la part de manifestants ‘antiracistes’ ? ». Le point Godwin paraît d’autant plus grossier que jamais ce fameux « traître à ta race » n’est prononcé. Il ne s’agit malheureusement pas d’un traitement isolé : raccourcis et formules-chocs fondent en quelque sorte la méthode de l’auteur.
Mais la meilleure défense reste sans contredit l’esquive. Ainsi de cette idée, qui mène on ne sait où, ni à quoi, et qui veut que, contrairement aux États-Unis, la France n’ait jamais pratiqué l’esclavage ou la ségrégation sur son propre sol. Ou de cette autre formulation retorse voulant que l’Europe n’ait pas inventé l’esclavage, mais plutôt son abolition. Et alors ? Cela n’efface pas le Code noir, non plus que 400 ans de colonisation. Un coupable presque parfait est traversé de cette tentation constante d’aller chercher de pires coupables ailleurs qu’en Europe, et notamment ailleurs qu’en France, « nation de l’art de vivre et de la tolérance ».
Le procédé finit par dessiner de nouvelles cibles. Sous le couvert de bonnes intentions, l’essayiste controversé d’Un racisme imaginaire dit par exemple craindre les conséquences liberticides de l’immigration musulmane pour les femmes ; il déplore que l’arrivée massive de Syriens en Allemagne ait entraîné une vague d’antisémitisme ; quant au passé esclavagiste français, que pèse-t-il devant les dix-sept millions de victimes noires qu’a laissées dans son sillage la traite arabo-musulmane, entre le VIIe siècle et le XXe ? Et que font encore les gardiens de la vertu devant l’esclavage moderne de Daech ?
L’indignation du pamphlétaire est sélective. De même, on reconnaît, flottant parmi ses mises en garde, ce parfum d’altérophobie délétère que diffuse la droite médiatique de l’Hexagone. « La peur, non de l’étranger, mais de devenir étranger chez soi, la crainte de l’insécurité culturelle […] n’est pas qu’un fantasme ‘réactionnaire’ », avertit-il, joignant sa voix à la ritournelle du remplacisme global serinée sur tous les tons par Éric Zemmour, Alain Finkielkraut et Renaud Camus, entre autres.
La théorie du bouc émissaire blanc n’a de sens qu’à condition de choisir l’aveuglement volontaire, le confort racial, la fragilité plutôt que l’égalité. Si tout n’est pas parfait au royaume de l’antiracisme, tout n’y est pas pourri pour autant. Jeter le bébé avec l’eau du bain, comme le fait Pascal Bruckner, est intellectuellement malhonnête. La finale, exercice ronflant de pyrotechnie verbale, donne d’ailleurs une bonne idée de l’ensemble : « La malédiction de l’homme blanc, renversement de son règne passé, est la dernière étape de l’autodestruction de l’Europe ». Catastrophisme, peur et pente glissante. C’est gros. Trop gros.
Antiracisme 101 : les leçons d’Ibram X. Kendi
Après ce formidable morceau de mauvaise foi, un peu de mesure fait le plus grand bien. Elle nous arrive comme un vent de fraîcheur, d’un jeune professeur à la Boston University. Ibram X. Kendi n’a que 34 ans quand il reçoit le prestigieux National Book Award pour Stamped from the beginning (2016). Cette récompense le propulse immédiatement parmi les intellectuels antiracistes les plus influents de l’heure aux États-Unis.
En attendant la traduction de cet ouvrage, les lecteurs francophones peuvent désormais se rabattre sur Comment devenir antiraciste, dont la version originale a trôné au sommet du palmarès des ventes du New York Times. On accordera à la mort de George Floyd ce bénéfice collatéral d’avoir fait vendre beaucoup de livres. De How to be an antiracist, essai méritoire à plus d’un titre, ce sont plus d’un million d’exemplaires qui se sont envolés. Et pour cause : il s’agit là de l’allié le plus fiable que l’on puisse espérer pour mieux comprendre les enjeux liés au racisme.
L’historien fournit d’abord les précisions nécessaires à la bonne compréhension de son lecteur. Premièrement, qu’est-ce que le racisme ? Que veut dire « iniquité raciale » ? « politique raciste » ? Comment définir une « idée raciste » ? Écoutons-le également prendre position par rapport au fourmillement terminologique ambiant : « ‘Politique raciste’, cela dit exactement ce qu’est le problème et où il réside. ‘Racisme institutionnel’, ‘racisme structurel’ et ‘racisme systémique’ sont des expressions redondantes. Le racisme, en lui-même, est institutionnel, structurel, systémique ».
Ces définitions préliminaires introduisent un déplacement fort profitable de l’examen du racisme qui, plutôt que de porter sur les comportements individuels, aborde de front les politiques qui donnent corps aux inégalités raciales. Cela permet d’éviter le sempiternel jeu de culpabilisation en faisant de l’action politique le véritable moteur du changement. « Les Américains, depuis fort longtemps, précise l’essayiste, sont formés pour voir les déficiences des individus plutôt que celles de la politique. C’est une erreur très facile à commettre : les gens sont devant nos yeux. La politique est lointaine. »
Kendi postule en ce sens que le racisme n’est pas une essence fixe, une identité permanente. Un individu peut selon lui se montrer raciste un instant et antiraciste l’instant suivant. Cette labilité reste permanente, puisque le qualificatif colle non pas à l’être, mais à ses actions : « Les mots ‘raciste’ et ‘antiraciste’ sont comme des étiquettes qu’on peut coller et décoller sur quelqu’un en fonction de ce qu’il fait ou ne fait pas, de ce qu’il soutient ou exprime à chaque instant ». Raciste ou antiraciste, telle est la question. La logique de Kendi est celle du tiers exclu. Entre les deux positions, aucune gradation n’existe, aucun moyen terme. On ne peut, simplement, se dire « pas raciste ». L’action, autant que l’inaction, place forcément de l’un ou l’autre côté.
On comprend donc que l’antiracisme nécessite un engagement de tous les instants. D’autant que la suite du manuel, son cœur à vrai dire, passe en revue les nombreux domaines où le racisme étend son emprise. L’intersectionnalité, cette « nouvelle casuistique » que congédie d’un trait de plume Bruckner, Kendi en démontre implacablement l’intérêt en mettant en lumière les nombreux points de contact du racisme avec l’ethnie (racisme ethnique), le genre (racisme genré), la classe (racisme classiste) et plusieurs autres aspects. Et chacun des dix-huit chapitres se termine par une invitation à adopter l’attitude antiraciste seyant à chaque inégalité mise en lumière.
Comment devenir antiraciste est imprégné d’ouverture, de générosité et de lucidité, des qualités qui font parfois cruellement défaut aux ouvrages sur le racisme ou l’antiracisme. Ibram X. Kendi les a assurément peaufinées au fil de son impressionnant cursus universitaire, mais aussi au gré des situations quotidiennes qui, en raison de la couleur de sa peau, le condamnaient au délit de faciès. Parce qu’il vit son sujet d’étude, il soumet des pans de son histoire personnelle à l’analyse, faisant habilement dialoguer vie et théorie, dans un essai magnifiquement incarné qui se refuse à tout dogmatisme.
Achille Mbembe disait que nous ne cesserons d’être blancs ou noirs que lorsque nous apprendrons à devenir humains. Kendi ne nous dit pas autre chose. Apprendre à devenir antiraciste, c’est, de toutes les races, travailler pour n’en conserver qu’une seule : la race humaine.
* « Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ». Photographie : La différence, 2020, par Sophie Gagnon-Bergeron.
1. Robin DiAngelo, Fragilité blanche. Ce racisme que les Blancs ne voient pas, Les Arènes, Paris, 2020, 300 p. ; 32,95 $.
2. Ibram X. Kendi, Comment devenir antiraciste, L’Homme, Montréal, 2020, 416 p. ; 36,95 $.
3. Le documentaire Evergreen et les dérives du progressisme est disponible sur Youtube.
4. Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait. La construction du bouc émissaire blanc, Grasset, Paris, 2020, 352 p. ; 29,95 $.
5. L’expression French Theory désigne un ensemble hétéroclite de penseurs français qui ont connu une forte popularité aux États-Unis au cours des années 1970. Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Derrida et Julia Kristeva en sont quelques-unes des principales figures. La création des gender studies, postcolonial studies et cultural studies doit beaucoup à la récupération de la French Theory par les intellectuels américains.
EXTRAITS
Imaginez une jetée sur la mer. Vue du dessus, on dirait qu’elle est juste posée sur l’eau. […] Si elle semble flotter sans effort, c’est évidemment une illusion : en réalité, elle est soutenue par une structure immergée dans l’eau et repose sur des piliers bien ancrés dans le sol marin. Eh bien, les convictions qui étayent nos opinions raciales déclarées sont cachées, elles aussi, comme ces piliers invisibles à l’œil nu. Si nous voulons faire basculer la jetée, il nous faut y accéder pour les déraciner.
Robin DiAngelo, Fragilité blanche, p. 141.
La fragilité blanche peut être conceptualisée comme une réaction ou une « situation » produite et reproduite par les avantages sociaux et matériels de la blanchité. Lorsque le déséquilibre survient ‒ quand il y a une interruption du familier et de ce qui semble naturel ‒ la fragilité blanche restaure l’équilibre et restitue le capital « perdu » par la remise en question. Ce capital englobe l’image de soi, le contrôle et la solidarité blanche.
Robin DiAngelo, Fragilité blanche, p. 181.
Pour trois discours, néoféministe, antiraciste, décolonial, le coupable désormais est l’homme blanc, réduit à sa couleur de peau. C’est lui le pelé, le galeux, responsable de tous les maux. Rien a priori ne rapproche ces trois rhétoriques sinon la figure du Maudit, le mâle blanc hétérosexuel qui fédère des aversions identiques.
Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait, p. 18.
Détruire l’Occident c’est, qu’on le veuille ou non, détruire la conscience du monde. Si imparfait, décrépit soit-il, il y a encore en lui trop d’exigence, de rayonnement pour ne pas déplaire aux tyrans. En tant que berceau des valeurs morales, l’esprit de l’Europe n’appartient plus aux seuls Occidentaux, il s’est détaché de sa patrie d’origine, est devenu le patrimoine du genre humain.
Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait, p. 343.
[L]a race est un mirage, ce qui ne diminue pas sa force. Nous sommes ce que nous nous voyons être, que ce que nous voyons existe ou pas. Nous sommes ce que les gens nous voient être, que ce qu’ils voient existe ou pas. Ce que les gens voient en eux et dans les autres a un sens et se manifeste en idées, en actes et politiquement, même si ce qu’ils voient est une illusion. La race est un mirage, mais un mirage que nous faisons bien de voir, tout en n’oubliant jamais qu’il s’agit d’un mirage, que c’est la puissante lumière du pouvoir raciste qui crée ce mirage.
Ibram X. Kendi, Comment devenir antiraciste, p. 58.
Être antiraciste, c’est ne jamais confondre la marche globale du racisme blanc avec la marche globale des personnes blanches. Être antiraciste, c’est ne jamais confondre la haine antiraciste du racisme blanc avec la haine raciste des personnes blanches. Être antiraciste, c’est ne jamais assimiler les personnes racistes aux personnes blanches, sachant qu’il existe des Blancs antiracistes et des non-Blancs racistes.
Ibram X. Kendi, Comment devenir antiraciste, p. 199.