Et puis l’immense oiseau repart
Gonflé de vent
Et blessé de quelques étoiles dans les ailes
Pierre Reverdy
Déjà dans le titre, tout l’univers de Robert Lalonde est contenu, telle la chrysalide qui n’attend que son heure pour percer le mystère qui l’avait jusque-là retenue prisonnière, et enfin déployer ses ailes au grand jour. Un jour, promesse à venir qu’il faut espérer, déchiffrer… le vieux hangar, lieu clos par excellence qui, à l’image du cocon, renferme tout à la fois le passé, le présent et le futur, lieu de recueillement et d’échanges, de secrets et de dévoilement, mais aussi de transgressions, sera emporté par la débâcle1, par la force de la vie qui naît, de l’écriture, des mots que l’on aligne d’abord aveuglément, dans le grand désordre de vivre, des mots englués de maladresse et de doute, mais portés par l’intuition de percer, d’élucider le mystère avec ce mélange de joie et d’appréhension, d’incertitude et de rage, qui donne toute sa force, justement, à la rupture qui entraîne l’effondrement des résistances qui paralysent plus souvent qu’elles ne protègent, et le dévoilement de ce qui, jusque-là, demeurait tapi dans l’ombre.
Le roman se décline en deux temps, deux cahiers écrits en retrait du monde dans un monastère où le narrateur trouve refuge. Temps d’arrêt et de réflexion pour permettre l’appel de la vocation, comme on disait au sortir du collège dans le Québec de la fin des années 1960, avant de s’ouvrir à soi et au monde. L’atmosphère qui émane de ces lieux n’est pas sans rappeler celle des autres romans de Robert Lalonde : feutrée, touffue, chatoyante ; magique par moments, intense et grave à d’autres. Des couleurs riches, un bestiaire qui fait corps avec les peurs et les désirs qui, tel un écho, se répondent au fil des pages, au fil de la mémoire qui ramène à la surface de la page écrite ce qui demande à être exorcisé avant de poursuivre la quête. Et ce côté aérien, opposé à la force de la terre et des eaux, parfois proche des ciels de Chagall avec ce frère jumeau qui dialogue avec le narrateur, qui lui donne en échange de l’oubli sa mémoire sans laquelle il ne peut entreprendre le périple intérieur qui s’amorce. « Pour voir, pour comprendre, j’aurai toujours manqué de temps. Et pourtant, aujourd’hui encore, je convie et parfois retrouve leurs visages, superposés au mien, le jour dans une flaque de pluie, la nuit dans la fenêtre de ma chambre. Revenants revenus. Alors au-dessus du village s’allume le même incendie qui prend tout le ciel et les voix de nouveau m’interpellent… »
Cette voix omnisciente, c’est celle du narrateur qui pose un regard sur la traversée initiatique qui le conduit de l’enfance à l’âge adulte, thème cher à Lalonde, avec un arrêt sur la fin de l’adolescence, point de fuite entre deux âges de la vie où les repères que l’on croyait jusque-là immuables s’évanouissent comme la rosée du matin pour laisser place à une lumière plus crue qui dessine le monde autrement, qui dessille les yeux du narrateur ; ce monde qui prend forme en même temps que s’éveille la conscience, qui s’ouvre à soi dans toute son étendue, sa vastitude et ses replis, et qu’il faut apprendre à apprivoiser en même temps que l’on prend la mesure de la précarité de toute chose, qu’on entrevoit pour la première fois la mort sous son véritable jour. Ce même narrateur qui, sans jamais être nommé, se voit affublé du surnom de blind boy tant son aveuglement persiste jusqu’au moment où des voix l’interpellent dans le monastère où il a trouvé refuge, ces mêmes voix dont il devra apprendre à déchiffrer les messages qu’elles lui livrent.
C’est d’abord la voix du double gémellaire qui, comme il se doit, se confond avec celle du narrateur, puis celle de Stanley, l’Indien, dont le regard perçant inquiète autant qu’il attire à lui le narrateur, force obscure qui s’exprime dans deux langues pour mieux brouiller les messages qu’elle livre sous couvert d’une folie que rien ne parvient à endiguer. S’ajoutent à ces voix celle de Serge, l’ami avec qui il se languit dans la tiédeur des longs après-midi d’été, souffre-douleur de ses camarades parce que différent, fils de bourgeois qui porte la marque des sorcières qu’en d’autres temps on menait au bûcher, la voix d’Éloi, l’ivrogne exorciseur qui détient les secrets d’un autre temps, celle de Claire, la cousine, qui « apparaissait, disparaissait, surgissait là où elle n’avait pas d’affaire, longue ombre maigre à lunettes, grimaçant toujours le même sourire entendu et secouant la tête dans une espèce de non solennel et dramatique qui me donnait froid dans le dos », celle de Delphine, qui lui révèle tout à la fois sa soif de connaissance et l’étendue du désir corporel qui ne demande qu’à jaillir tel un geyser trop longtemps retenu. À ces voix multiples, il faut ajouter celle d’Alma, l’outarde clouée au sol à qui il cherchera à rendre son envol, comme s’il s’agissait de son propre envol, et, enfin, celle de Clément, dont la rencontre au monastère sera déterminante. Clément, qui par sa générosité, sa bienveillance et sa miséricorde permettra au narrateur de trouver sa voie : « Il y a trente-six fourches au chemin qui s’allonge devant la porte d’une prison. Et où qu’on aille, on va au plus beau, au plus vrai. Tu ne t’es jamais aventuré plus loin que ton ombre et tu crois que de l’autre côté de la clôture, chacun vivote de la même façon que toi. Tu n’as pas tort, bien sûr, mais. Car il y a un mais, non ? Ne lâche pas ! Je repasserai, comme le voleur que je suis ».
De trois ans son aîné (il a vingt-deux ans), Clément devine le trouble qui habite le narrateur, et qui lui renvoie l’écho de son propre désarroi. Clément sera le guide, le compagnon qui permettra qu’à défaut de réponses aux questions qui le tourmentent, il trouve la force d’affronter ses propres silences et d’en extraire la culpabilité qui s’y est logée et qui obstrue sa liberté de mouvement. C’est à l’instigation de Clément que le narrateur entreprend l’écriture des deux cahiers qui retraceront le passage initiatique dont il est ici question, qui brosseront tour à tour le portrait de chacun des protagonistes qui ont ici un rôle à jouer dans le passage étroit qui débouche sur la vie adulte, qui marque la fin de l’innocence et des rêves d’enfance, pour laisser place, toute la place à la quête qui s’amorce et qui ne prendra fin qu’au dernier souffle. Car au-delà du passage de l’enfance à l’âge adulte, ce que ce roman illustre avec force et gravité, c’est l’éveil d’une conscience qui découvre la force d’aspiration de l’écriture par les conseils délivrés par Clément, qui se révèle être le véritable éveilleur de conscience : « Je savais que Clément attendait la suite. Ce que je tentais de faire, de refaire encore, c’était d’abord pour lui. J’ouvrais mon cahier et trouvais un mot de lui, glissé entre les pages : Il s’agit de te mettre d’égal à égal avec ton histoire. Ne cherche pas de règles, il n’y en pas. Tu es pur de naissance et chaque chose pure de naissance est une énigme ».
L’écriture, extrêmement serrée, se déploie ici au plus près du sujet, des battements qui sourdent entre chaque phrase. Bien au-delà du passage initiatique de l’enfance à l’âge adulte, c’est l’émergence d’une conscience, celle d’un écrivain, et d’une écriture que dévoile ce magnifique roman avec toute la force à la fois expressive et contenue dont est capable Robert Lalonde.
1. Robert Lalonde, Un jour le vieux hangar sera emporté par la débâcle, Boréal, Montréal, 2012, 192 p. ; 21,50 $.