Comparer ceux qui furent les deux aspirants à la candidature démocrate étatsunienne sur la foi des trois livres publiés récemment à leur sujet causerait une injustice à Hillary Clinton. Barack Obama, en effet, s’exprime sans intermédiaire, tandis que ce sont des journalistes qui brossent le portrait de l’ex-première dame des États-Unis. Dans un cas, la très contrôlable autobiographie ; dans l’autre, l’imprévisible biographie non autorisée. La prudence est donc de mise. Elle n’interdit pas de constater une fois de plus l’importance de la séduction qu’exerce le pouvoir sur les êtres humains.
La victoire à tout prix
Entre les biographes Jeff Gerth et Don Van Natta et l’ex-aspirante à la candidature démocrate, il n’y a ni affection déformante ni rancune aveugle. Hillary Clinton refuse sa collaboration aux auteurs et bloque de son mieux les contacts entre eux et son entourage, mais Hillary Clinton, Histoire d’une ambition1 ne tourne quand même pas au règlement de comptes. Les documents, nombreux et diversifiés, ne sont pas sollicités au-delà de leur sens patent. D’eux-mêmes, ils militent en faveur des conclusions des biographes. Ils sont souvent accablants. Hillary Clinton, depuis toujours, entend trôner au sommet de la pyramide. De cette visée, elle déduit qu’elle peut ignorer toute règle qui empêcherait ou même retarderait son ascension. S’il semble vrai que plusieurs années de sa vie l’ont mise au service de son turbulent époux, les biographes concluent à un sursis, non à une immolation. Un pacte intervenu entre les jeunes Hillary et Bill pointerait même en direction d’une étonnante hypothèse : les deux prévoient que Bill sera le premier à occuper la présidence, mais qu’Hillary aura son tour !
Les biographes établissent hors de tout doute que les époux pratiquent tous deux l’amnésie sélective, l’embellissement du curriculum vitæ, les éclairages lénifiants. « Les chroniqueurs judiciaires de l’Arkansas se rappelaient encore, des années plus tard, avoir rarement vu Hillary plaider (une enquête montrera d’ailleurs qu’elle n’a plaidé devant un tribunal qu’à cinq reprises durant toute sa carrière. » Lorsque Hillary, qui a gagné en première instance contre une certaine famille Rolf, renonce à lui faire face en appel, plusieurs analystes concluent en sa défaveur : « […] elle serait humiliée, ainsi que tout son cabinet, si quelqu’un venait à s’apercevoir de son erreur grossière ». Quant à Bill, « il lui faudra plus de dix ans avant de confesser ‘une déclaration erronée’ quand il a juré n’avoir ‘jamais obtenu un sursis d’incorporation’ dans l’armée étatsunienne ». Dès lors, une conclusion s’impose dont l’équilibre évite l’admiration inconditionnelle : « L’ascension d’Hillary Rodham Clinton restera de toute manière une des sagas les plus captivantes de la politique américaine. Elle a déjà abondamment démontré une volonté à toute épreuve, une résistance pratiquement sans équivalent, enfin une foi profonde en son mari, et en son propre avenir. Elle incarne, comme son époux l’a souligné, certaines des meilleures qualités de sa génération. Elle a aussi, de l’Arkansas au Sénat, adopté certains comportements beaucoup moins admirables de cette même génération ».
Obama hier et aujourd’hui
Entre le Barack Obama que son éditeur français pouvait se dispenser de présenter au public français en 1995 et celui dont on répand aujourd’hui tous azimuts le nouvel ouvrage, la distance semble immense. Comme si la fulgurante montée du personnage lui avait valu de prudents conseillers et une souplesse équivoque. Dans Les rêves de mon père, L’histoire d’un héritage en noir et blanc2, Obama raconte ses hésitations, ses difficultés à bâtir son unité intérieure, des déchirements entre ses origines et les exigences de la société étatsunienne. Il connaît des passages à vide ; il fut, dit-il sans glose inutile, emporté par l’alcool et la drogue. Les aveux ne sont pas enlaidis de mauvaises excuses : l’ébranlement touchait l’homme tout entier. Ce bouquin est crédible et séduisant : voilà, se dira le lecteur, un homme politique d’une autre tessiture.
Cette impression ne survit qu’en partie à la lecture du second livre d’Obama, L’audace d’espérer, Une nouvelle conception de la politique américaine3. Le jeune animateur communautaire a trouvé sa voie. Il a, derrière lui, un parcours éloquent et, devant lui, un avenir déjà glorieux. Il ne renie pas ses ferveurs d’hier, mais le calcul négocie désormais avec la spontanéité. « Comme ceux qui rejettent Darwin pour le ‘dessein intelligent’, je préfère peut-être présumer qu’il y a quelqu’un à la barre. » De telles précautions oratoires (et peut-être mentales) se retrouveront sur presque tous les fronts, le critère ultime consistant à chercher en toutes choses l’intérêt étatsunien. Certes, il serait suicidaire et anormal qu’un aspirant à la présidence de son pays semble mettre en berne son patriotisme, mais on se serait attendu, sur la foi des confidences d’hier et dans l’espérance d’une « nouvelle conception de la politique américaine », que Barack Obama se situe plus nettement par rapport à l’embourbement actuel. S’il n’accouche que de velléités pendant la campagne, de quels virages sera-t-il capable s’il accède aux leviers de commande ? À l’entendre vanter les subventions à la production d’éthanol, on peut redouter qu’il soit lui aussi inhabile à entrevoir les risques portés par les propositions censément magiques.
Quel horizon ?
Ces lectures ne ragaillardissent pas l’espoir. Même si l’opinion étatsunienne a perdu son enthousiasme à l’égard de l’invasion de l’Irak, on ne trouve ni chez Hillary Clinton ni chez Barack Obama une feuille de route clairement distincte des ancrages républicains. Nulle part non plus un examen rigoureux de la politique étatsunienne au Proche-Orient. Presque rien sur l’emprise du complexe militaro-industriel. L’électeur étatsunien sait déjà qu’un président républicain perpétuera les outrances de Bush, mais aucun des aspirants démocrates ne lui garantit une différence. Ce sentiment est renforcé par le fait que la remontée démocrate lors des dernières élections n’a rien changé.
Ces livres ne lèvent pas l’incertitude. Le plus fascinant ? Le premier d’Obama. Le plus déprimant ? La biographie d’Hillary Clinton. Le plus déstabilisant ? Le second d’Obama.
1. Jeff Gerth et Don Van Natta, Hillary Clinton, Histoire d’une ambition, trad. de l’américain par Patrick Sabatier, Lattès, Paris, 2008, 500 p. ; 34,95 $.
2. Barack Obama, Les rêves de mon père, L’histoire d’un héritage en noir et blanc, trad. de l’américain par Danièle Darneau, Presses de la Cité, Paris, 2008, 454 p. ; 24,95 $.
3. Barack Obama, L’audace d’espérer, Une nouvelle conception de la politique américaine, trad. de l’américain par Jacques Martinache, Presses de la Cité, Paris, 2007, 369 p. ; 24,95 $.
EXTRAITS
« Quand donc une femme pourra-t-elle devenir Présidente des États-Unis ? »
Telle est la question provocante que toute l’Amérique entend à la radio un mardi soir de septembre 1934. L’idée qu’une femme puisse exercer le commandement en chef des armées semble alors peut-être ridicule à beaucoup. Le droit de vote n’a été accordé aux femmes que quatorze ans auparavant à peine. Pourtant, le jour historique qui verra les Américains élire pour la première fois une femme à la Présidence ne semble nullement inimaginable aux yeux d’une jeune avocate féministe du nom de Lillian D. Rock.
Hillary Clinton, p.11-12.Il y a quelques mois, j’ai remporté l’investiture démocrate pour un siège au Sénat des États-Unis en tant que sénateur de l’Illinois. Ce fut une course difficile, au milieu d’une foule de candidats bien dotés financièrement, doués et célèbres. Sans soutien d’une quelconque organisation, sans fortune personnelle, noir et portant un nom bizarre, j’étais considéré comme un outsider. Aussi, lorsque je remportai la majorité des votes au cours des primaires du Parti démocrate, en tête dans les quartiers blancs comme dans les quartiers noirs, dans les banlieues comme à Chicago, la réaction qui suivit fit écho à celle que suscita mon élection à la tête de la Harvard Law Review. La plupart des commentateurs exprimèrent leur surprise et leur sincère espoir que ma victoire soit l’augure d’un changement significatif dans notre politique raciale.
Les rêves de mon père, p. 8.La première fois que j’ai vu la Maison-Blanche, c’était en 1984. Je venais de finir mes études et je travaillais dans un organisme associatif du campus de Harlem, au City College de New York. Le président Reagan proposait alors une série de coupes dans l’aide aux étudiants et avec un groupe de dirigeants estudiantins – pour la plupart noirs, portoricains ou originaires d’Europe de l’Est, et presque tous les premiers de leur famille à poursuivre des études – j’ai fait signer une pétition s’opposant aux réductions pour la remettre à une délégation new-yorkaise au Congrès.
L’audace d’espérer, p. 51.Dans Pennsylvania Avenue, à quelques pas du poste de garde des Marines, à l’entrée principale, alors que les passants se faufilaient entre les groupes sur le trottoir et que les voitures passaient en grondant derrière nous, je suis resté planté, émerveillé non pas tant par les courbes élégantes du lieu que par le fait qu’il était exposé au tourbillon de la ville, que nous avions le droit de nous tenir si près des grilles, de faire le tour du bâtiment pour admirer la roseraie et la résidence présidentielle. Ce caractère ouvert de la Maison-Blanche est révélateur de notre confiance en nous en tant que démocratie, ai-je pensé.
Vingt ans plus tard, s’approcher de la Maison-Blanche n’était plus si simple. Des postes de contrôle, des gardes armés […].
L’audace d’espérer, p. 51.