J’ai tenté, puisque surabondent les biographies, de baliser mes choix. Je me méfierais des biographes amateurs et des impatients qui « travaillent » sur des vivants, je naviguerais au large des biographies romancées et des autobiographies, je privilégierais ce qui ne doit rien au décès subit ou à l’anniversaire artificiel, je Puis j’ai lu et chacune de mes règles a dû avouer sa porosité.
Que Jacques Languirand, l’homme et le phénomène, mérite une ou plusieurs biographies, cela va de soi. Divers projets, d’ailleurs, ont déjà surgi dont plusieurs, visiblement, obtenaient son aval. Que chacun veuille dès lors devancer la concurrence, il fallait s’y attendre. Cela ne hisse pourtant pas la tentative de Claude Paquette au niveau souhaitable1.
Claude Paquette, qui a du métier, travaille vite. Il écoute, note, met en ordre et publie. À le lire, on mesure l’empathie qui a emporté l’interviewé et son intervieweur. Mais on sent davantage encore que la chaleur de ce courant a fait oublier au second la nécessité des corroborations. Languirand, en humain normal et en communicateur aguerri, embellit ce qu’il raconte, balaie ce qui, bien que vrai, risquerait d’ennuyer, stylise et choisit. Son interlocuteur, qui sait cela, devient pourtant accompagnateur plus que biographe. Ce que Languirand lui dit d’Hubert Aquin, il ne le compare pas avec les terribles jugements que formulait Aquin à propos des mêmes rencontres. Trop proche de l’imprévisible et impénétrable Languirand, Claude Paquette se prive de recul. Certes, le biographe n’est pas un juge, mais il ne doit pas non plus ressembler à un bénisseur. Un temps de réflexion et un détour par les témoins auraient été utiles.
Peut-on loger aussi au rayon des impatiences l’ouvrage sur la pensée de Pierre Elliott Trudeau2 établi avec la collaboration de Ron Graham ? Oui et non. Oui, l’ouvrage est prématuré puisqu’il traite d’un politique toujours tenté par la polémique. Non, il n’anticipe pas imprudemment sur l’histoire, car il n’est question ici que des convictions de Trudeau, convictions qui ont déjà viré à l’obsession.
Les reproches que mérite Ron Graham sont d’un autre ordre. Il confond et se plaît à confondre deux genres littéraires. Alors qu’il fait mine d’aligner de façon sobrement thématique les propos tenus par Trudeau au cours d’une longue carrière, il ménage en fait à l’ancien premier ministre la chance d’un autre tour de piste. Trudeau retouche sans cesse son portrait. On quitte alors le monde serein des citations pour l’univers des batailles toujours actuelles. Graham va même plus loin quand il reporte à la fin du volume l’ensemble des références. Un lecteur le moindrement pressé cessera de se promener d’une couverture à l’autre et lira un extrait de Cité Libre de la même façon qu’un propos issu de la crise d’octobre. Ce n’est plus d’impatience qu’il s’agit, mais d’acharnement et de manipulation.
Les proches et les trop proches
Quand Robert Gauthier raconte Jacques Normand, il le fait en bénéficiant à la fois du recul et de la connivence3. Recul créé par le décès de Normand, connivence chaleureuse et persistante entre deux hommes rompus à l’activité artistique. Ces atouts, malheureusement, ne suffisent pas. Le Normand de Robert Gauthier ressemble tout simplement, ressemble trop à dire vrai, à celui qu’ont connu et qu’auraient pu décrire des dizaines de contemporains. Normand, bien sûr, savait effacer ses traces, se claquemurer derrière un impénétrable glacis de pirouettes, esquiver élégamment toute interrogation sur sa vie privée, mais n’est-ce pas précisément cela que devait éclairer la biographie ? Robert Gauthier, peut-être par délicatesse, peut-être aussi parce qu’il voit, lui, ce que ses mots ne peuvent dire, rédige ainsi un hommage plutôt qu’une biographie. Signe des temps et conformément à un usage répandu et un peu paresseux, il demande aux photographies d’époque de dire l’indicible que la rédaction n’a su rendre.
Pourtant portée par une connivence plus chaleureuse encore, la biographie que consacre au grand Napoléon-Alexandre Comeau (1848-1923) sa propre petite-fille évite les pièges de l’hommage inconditionnel4. Pauline Boileau, biographe amateur, investit dans son récit les qualités de rigueur, de bon sens, de pondération qui en faisaient, dans une autre vie, une si efficace défenderesse des consommateurs. Napoléon-Alexandre Comeau en profite pour devenir plausible et réel. Ni dieu ni même surhomme. À douze ans, il assume, seul pendant des mois, le rôle de garde-chasse sur la rivière Godbout. Fort d’une unique année de vraie scolarité, il lit, écrit, étudie, collectionne, alimente les sociétés savantes. Jusqu’à sa mort, il comprendra mieux les forêts et le large que l’éternel féminin. Et Pauline Boileau, toujours pondérée, attribue à son grand-père moins d’exploits faramineux que ne faisait Yves Thériault dans son Roi de la Côte-Nord5. Ce qui ne veut pas dire que celui-ci exagérait.
Donc, place aux récits biographiques ?
De la réussite de Pauline Boileau faut-il conclure aux mérites de tous les récits biographiques ? Certes pas.
Le Félix Leclerc de Marguerite Paulin6 vient vite en effet tempérer l’enthousiasme. Rien là qui séduise, qui explique, qui serve de tremplin à une meilleure compréhension du mystère Leclerc. Le pire, cependant, est le recours au ventriloquisme littéraire, aventureuse fiction qui met le récit dans la bouche de Leclerc lui-même. Marguerite Paulin, pour son malheur, n’a ni le ton ni la plume de Félix Leclerc. Le « je » qu’elle utilise à la place de Leclerc ne renvoie pas à du Leclerc. Elle n’a pas non plus l’art de s’arrêter avant d’imputer à Félix Leclerc des propos qui lui donnent une allure stupide ou prétentieuse. Leclerc faisant de Gabrielle Roy « une fille de chez nous » ? Douteux. Leclerc se félicitant d’avoir eu la lucidité des pionniers ? Inélégant.
Pourtant, malgré le culte déjà rendu à Félix Leclerc, beaucoup reste à découvrir et à dire à son sujet. À condition de fouiller, puis d’oser. Aucune de ces conditions n’est ici remplie. Tout au plus Marguerite Paulin laisse-t-elle entendre, avec justesse d’ailleurs, que Leclerc souffrit durablement de ne pas avoir été plus marquant comme écrivain que comme chansonnier. Beaucoup pensent aujourd’hui sans le claironner que Leclerc a déjà un peu plus que sa part de gloire. Comme écrivain, il baigna longuement dans un certain misérabilisme. Son théâtre, c’est le cas de le dire, ne passa guère la rampe. Quant à ses chansons, il devrait être permis de dire que toutes ne valaient pas le Charles-Cros. Si un Marc Robine peut juger infecte telle chanson de Brel, le culte rendu à Leclerc devrait tout de même faire parfois la pause. Ce sera pour une autre fois.
Même maison d’édition, même collection, même recours au ventriloquisme littéraire, mais résultat radicalement différent. Grâce à André Brochu7. Se glissant dans la peau de Saint-Denys Garneau, André Brochu nourrit de ses mots le « poète en sursis », mais cela s’accomplit avec tant de culture, de doigté, d’intelligente complicité que le poète, littéralement, naît à nouveau et reprend vie. Le défi était abrupt, n’insistons pas davantage, mais celui qui l’a relevé prouve qu’aucune formule n’est d’avance vouée à l’échec. Garneau, en somme, dit le texte rédigé par André Brochu et s’y sent à l’aise. Garneau, animé par Brochu, exprime des doutes cent fois ressentis. Il dit, grâce à Brochu, ce qu’il n’a pas toujours dit clairement à André Laurendeau ou à Jean LeMoyne. Il suffit d’ailleurs à son biographe de quelques courts chapitres enlevés pour fixer l’image. Garneau, grâce à la superbe stylisation de Brochu, est nettoyé des rumeurs et des ragots, remodelé en fils fier et désargenté d’une lignée glorieuse, ramené à l’essentiel de ses dons et réinséré dans sa « cage d’os ». Défi relevé.
Quand le biographe se contemple
Autre formule dangereuse, l’autobiographie. Là encore, mes balises me servent peu. Telle autobiographie ennuie, telle autre séduit. Et, bien sûr, rarement selon les prévisions !
Nul doute que Michelle Tisseyre8 fera plaisir à de vastes auditoires en leur racontant sa carrière. Peu de gens, en fait, se rappelleront toutes les facettes de cette vie. Le parcours, en effet, traverse divers milieux et autant d’époques. Monde de l’art dramatique comme celui de l’information. Monde de la controverse politique et monde de music-hall. Histoire d’une certaine télévision. Reflet d’une autre société québécoise. Regard sur une autre conception des « affaires publiques ».
Cela dit, ces Mémoires ont les qualités et les défauts de leur élégance. Avec tact, Mme Tisseyre s’interdit tout commentaire acrimonieux à l’égard d’adversaires politiques ; sa nostalgie la ramène cependant plus volontiers à ses anciennes toilettes qu’à la naissance du journalisme télévisuel.
L’autobiographie d’Émile Boudreau9, c’est autre chose. Dès le départ, l’objectif est affirmé : « Un exercice narcissique pour en finir avec mes vieux démons ! » L’objectif, d’ailleurs, ne sera pas atteint, car, au terme de ce premier tome et de ses 400 pages, Émile Boudreau entame à peine sa puissante trajectoire de syndicaliste. Quant à la dimension narcissique du récit, elle ne réussit jamais à priver le lecteur de son plaisir. L’auteur réussit plutôt le pari de nous plaire autant qu’à son Narcisse.
Émile Boudreau raconte ce qu’a été un temps écrasant pour les plus démunis d’une population elle-même dépourvue. C’est dire. La famille vivote en Acadie, puis à La Tuque, à la merci de ce que trouve son pourvoyeur. Les enfants meurent en bas âge, l’instruction fait défaut, deux des garçons survivants souffrent d’un handicap intellectuel dont le jeune Émile Boudreau a honte et dont il a encore honte d’avoir eu honte. Du sang maternel, il soupçonne qu’il doit quelque chose aux autochtones, mais il apprend à ne pas trop chercher. La délinquance étale ses tentations et l’adolescent doit peut-être seulement au hasard de ne pas s’y être englouti. Peu à peu, malgré tout, l’homme émerge et se forme. Chaque occasion d’apprendre, il la saisit, qu’il s’agisse de la dactylo ou du maniement de la hache. Tous les métiers y passeront et chacune des misères qui s’y rattachent. Quand il devra gagner le lointain canton Paradis, Émile ne fera que répéter les ancestrales déportations. Dans tout cela, une croissance irrésistible, quelque chose qui ressemble à une force qui veut vaincre la coquille, un sens aigu de la dignité. Même la langue, d’abord truffée de termes anglais comme le veut la loi du maître, brise sa gangue. Un livre si vrai, si juste qu’il réconcilie (presque) avec les autobiographies.
Place aux professionnels ?
Terminons sur deux livres consacrés à des sommités par des chercheurs professionnels. Une fois de plus, les généralisations doivent déclarer forfait.
Lancée sur la trace de Gabrielle Roy, l’universitaire Ismène Toussaint10 présente une quarantaine de témoignages rendus à la romancière par diverses catégories de contemporains, depuis les parents immédiats jusqu’aux anciens étudiants. L’enquête requérait de la patience ? Ismène Toussaint en a. Le projet, cependant, ne pouvait susciter l’intérêt que s’il débouchait sur une synthèse, sur une vue d’ensemble, sur, peut-être, un rappel des incertitudes, sur l’évidente fragilité des témoignages eux-mêmes. Rien de tel ne conclut la quête minutieuse et même fastidieuse de la chercheure. La présentation est quelconque, l’écriture, banale et même hésitante, la connaissance des usages et des termes nord-américains, souvent prise en défaut. Quand François Ricard existe, pourquoi ce détour ?
Ne concluons quand même pas que la recherche universitaire ne sache que se répéter. La preuve du contraire nous est vite administrée par un ouvrage collectif consacré à François-Xavier Garneau11. Depuis le cadre physique qu’assimile le jeune Garneau jusqu’à l’interprétation trompeuse que fait de sa thèse Lionel Groulx, depuis les groupes de discussion auxquels se mêle Garneau jusqu’aux séjours déterminants qu’il fit en Europe, tout y passe. Garneau, doit-on conclure, fut probablement plus mal servi par ses amis, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau par exemple, que par ses ennemis. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il rendait aux institutions anglaises un culte inusité et puisqu’il n’attendait pas de la Providence le genre de déterminisme historique qui en consolait beaucoup de la conquête britannique. Il sut lire le rapport Durham et en « apprécier » aussi bien la logique que le cynisme. Cette liberté intellectuelle et cette peu banale lucidité suscitent d’autant plus l’admiration que Garneau aborda l’existence avec les handicaps de l’épilepsie et de l’analphabétisme familial. Tel texte consacré à une activité marginale de Garneau aurait pu se résumer à trois fois moins de pages ? C’est vrai, mais la fresque pouvait se permettre ce caprice. Tardivement, mais bellement, Garneau obtient justice.
Si conclusion il y avait, elle se bornerait à interdire les généralisations.
1. Languirand, Biographie, par Claude Paquette, Libre Expression, 1998, 278 p. ; 24,95 $.
2. Trudeau, L’essentiel de sa pensée politique, par Pierre Elliott Trudeau, avec la collaboration de Ron Graham, Le Jour, 1998, 207 p. ; 22,95 $.
3. Jacques Normand l’enfant terrible, par Robert Gauthier, Éditions de l’Homme, 1998, 276 p. ; 24,95 $.
4. La Côte-Nord contre vents et marées, Biographie romancée de Napoléon-Alexandre Comeau, 1848-1923, par Pauline L. Boileau, Septentrion, 1998 ; 24,95 $.
5. Roi de la Côte-Nord, par Yves Thériault, Éditions de l’Homme, 1960.
6. Félix Leclerc, Filou, le troubadour, par Marguerite Paulin, XYZ, 1999, 181 p. ; 15,95 $.
7. Saint-Denys Garneau, Le poète en sursis, par André Brochu, XYZ, 1999, 207 p. ; 15,95 $.
8. Mémoires intimes, par Michelle Tisseyre, Éditions Pierre Tisseyre, 1998, 273 p. ; 29,95 $.
9. Un enfant de la grande dépression, par Émile Boudreau, Lanctôt éditeur, 1998, 389 p. ; 22,95 $.
10. Les chemins secrets de Gabrielle Roy, Témoins d’occasions, par Ismène Toussaint, Stanké, 1999, 289 p. ; 24,95 $.
11. François-Xavier Garneau, Une figure nationale, sous la dir. de Gilles Gallichan, Kenneth Landry et Denis Saint-Jacques, Nota bene, 1998, 400 p. ; 24 $.