Je l’avoue tout de go, j’aime Larry Tremblay. J’aime sa façon de raconter, de dire et de ne pas dire, j’aime sa constance, son audace.
J’aime le rencontrer partout : sur scène au théâtre, au détour d’un recueil de poésie, au cœur d’un livret d’opéra, au fil d’une pensée critique sur l’art et partout, je le reconnais ou peut-être est-ce son double tellement il est prolifique ? Lui, qui s’amuse à inventer des pseudos, des jumeaux et autres soi-même est lui-même multiple dans sa création. Il a été professeur, danseur, il est parfois comédien et metteur en scène, à croire qu’il existe vraiment en plusieurs exemplaires et qu’il ait besoin d’être multiforme pour mieux embrasser les thèmes qui parcourent son œuvre, je devrais dire les obsessions qu’il promène au fil des pages qu’il nous donne à lire, à sentir et à découvrir au rythme de son incessante réflexion autour du bien et du mal, incarnée fréquemment par la présence d’un double.

Comme moi, vous pensez sûrement aux jumeaux de L’orangeraie mais aussi au Problème avec moi, pièce que nous avons pu voir au Périscope où il partageait la scène avec son double incarné par Carl Béchard, ou à Abraham Lincoln va au théâtre, si merveilleusement montée par Claude Poissant, dans laquelle un couple d’acteurs comiques retrace l’assassinat de ce président. Et encore, et encore tout au long de son œuvre, on retrouve ces personnages qui se débattent avec la notion de bien et de mal, construisant leurs souvenirs devant nous avec cette part essentielle de fiction en équilibre sur une réalité parfois vérifiable et parfois tout aussi fictive que l’histoire qui se déploie sous nos yeux. Et voilà, le jeu de Larry Tremblay est lancé et nous y sommes conviés comme lecteurs, comme spectateurs.
L’automne de toutes les formes
À l’automne 2016, Le joker était joué au Quat’Sous, Le garçon au visage disparu à La Licorne, Même pas vrai, un roman graphique jeunesse illustré par Guillaume Perreault, paraissait à La Bagnole et un doublé chez Alto, L’impureté, un roman qui met en scène un roman (nous sommes en plein territoire « Larry Tremblay »), et La hache, pièce jouée au Quat’Sous en 2006 dans une mise en scène de l’auteur suivie du texte « Résister à la littéréalité », commentaire à la Rilke sur la nécessité d’écrire.
L’impureté
L’impureté, une histoire qui s’ouvre sur la mort d’une auteure de romans à succès. Elle laisse derrière elle un mari plus froid que dérouté, son fils Jonathan en rupture de ban avec sa famille et un dernier ouvrage, Un cœur pur, qui se retrouvera bientôt sur les tablettes des librairies. On est en 1999, à la fin d’un millénaire et au début d’un autre dont on redoute tant le bogue. Tout au long de cette histoire, comme un tableau qui laisse voir les multiples couches de peinture qui le composent, on découvre de quoi est faite la vie d’Alice, d’Antoine et de Jonathan. Grâce à ce roman d’Alice, Un cœur pur, on ira d’une trentaine d’années plus tôt au Saguenay à cette fin de millénaire à Montréal, où Antoine se retrouve seul, maladroit et sans larmes.
Au Saguenay, en 1971, deux jeunes étudiants très différents, imprégnés de leur époque traversée par des événements majeurs tels la guerre du Vietnam, l’après-crise d’Octobre, le glissement de terrain tragique de Saint-Jean-Vianney, partagent leurs ambitions, leurs peurs, leurs amours, leurs espoirs. Cette période animée par la libération des mœurs, par les nouveaux courants de pensée inspirés du marxisme et de l’existentialisme seront un moteur de cynisme pour l’un et entreront en accident avec la spiritualité et les valeurs de l’autre. Ce berceau de pensées et d’émotions se répercutera sur la vie de chacun des acteurs.
Ces deux histoires se déroulant dans des temps et des endroits différents se croiseront pour finalement nous dévoiler la vérité sur la vie de cette famille fictive constituée d’Antoine, d’Alice et de Jonathan. La fiction créée par Alice révélera la fiction du roman de Larry Tremblay. Un cœur pur en bain d’acide de L’impureté. Par un effet de miroir entre les deux époques, entre les deux histoires, entre les personnages et leurs doubles, Larry Tremblay ne cesse de traquer l’expression du bien, du mal, l’articulation des arrangements consentis pour vivre avec cette tension incessante qui conduit dans certains cas à un refus clair et net de certains actes. Et le roman se referme comme un piège, comme un frisson de fiction qui fait éclater les murs d’une certaine manière de vivre.
La hache
Du côté de La hache, nous entrons en plein suspense. Le récit s’ouvre sur l’élimination de milliers, de centaines de milliers de vaches pour éviter la transmission d’une maladie chez l’humain. À quoi sommes-nous prêts pour sauvegarder notre intégrité ? La tête pleine de ces images de destruction extrême, un professeur de littérature s’enfuit de chez lui mu par le désir impératif de se retrouver chez un de ses étudiants. Cet homme roulant sa vie sur les rails de l’habitude est bousculé par l’envoi de cet étudiant, une hache. Pourquoi ? Il ira chez lui, fera face à son silence, emplira ce silence de toutes ses pensées sur la valeur de l’existence, la présence du mal, la pureté des gestes posés pour le bien du monde et comme il le dit si bien, « il étalera sa vérité sur la place du cœur ». Pourquoi ? Pour donner un nom, un poids à cette vie d’homme. Une confrontation avec le silence comme une offrande à la vie !
À la suite de ce texte, une lettre écrite à un jeune aspirant écrivain comme une confidence sur la joie d’écrire et tous les tremblements que cela implique : « Résister à la littéréalité ». Un commentaire, une réflexion sur la littérature, qui invite à l’aventure, au mouvement de la pensée plutôt qu’à sa destination. À l’amertume de notre temps et à son cynisme, il oppose l’audace et la révolte de la pensée. Un texte inspirant pour qui s’intéresse à la place du cœur et à sa « rénovation ».
« La littérature crée de la marge, du regard. »
* Louise Cardinal et Pascale Montpetit dans Le joker de Larry Tremblay au Théâtre de Quat’Sous en novembre 2016. ©Yanick Macdonald
EXTRAITS
La nuit du 31 décembre, Antoine se lève et vérifie si le monde existe encore.
[…]
Il contemple par les fenêtres du salon le petit morceau de monde qui est le sien : une rue recouverte de neige, des façades de maisons illuminées de décorations de Noël. Il est déçu. Il aurait préféré que le bogue de l’an 2000 détruise toute cette mascarade. Il aurait préféré que le monde aille aussi mal que lui. Il aurait surtout préféré disparaître.
L’impureté, p. 144-145.
Mon troupeau de vaches assassinées et moi, nous sommes venus frapper chez toi. Tu dormais du sommeil du juste. Tu ne pouvais faire autrement. J’ai raison, non ?
[…]
Comment pourrais-tu faire le mal avec ce sourire ? Une ligne parfaite qui se courbe à peine dans ta chair, un pli qui fait toucher le visible avec l’invisible, c’est ça ton sourire. Qu’est-ce qui se cache derrière ? Le paradis ? Un lieu où la peur n’a pas de racines. Un lieu où il n’y a pas de sol. Ce génocide de vaches te répugne aussi, non ? Comment pourrais-tu ne pas avoir envie de hurler en pensant à ce massacre ? Pour sauver qui au juste ? Pour sauver des hommes ? Comprends-tu ce que je te dis même si tu ne cours pas, toi, avec un troupeau d’angoisse dans le vide d’une nuit qui s’annonce tranchante comme un verdict ?
La hache, p. 23.