On ne saurait imaginer contraste plus frontal. L’homme est un pur produit de la formation militaire comme la concevait l’Algérie de la révolution, mais il tient si farouchement à sa liberté d’écrivain qu’il finira par tout lui soumettre, uniforme compris.
Contraste aussi tranché lorsque Yasmina Khadra se partage entre le roman policier et les œuvres que Georges Simenon, dans des circonstances analogues, aurait qualifiées de « vrais romans ». Pareil rangement n’occulte en rien la volonté de Khadra de traiter ses romans quels qu’ils soient en lieux d’analyse sociologique. La lecture de quatre polars et de quatre « vrais romans » témoigne de l’ampleur de ces ambitions, mais surtout de l’aptitude de l’écrivain algérien à les poursuivre toutes simultanément. Je ne sais ce que révéleraient d’autres œuvres.
Émergence équivoque
Dans le cas de Yasmina Khadra, le renom de l’œuvre précède celui de l’auteur. Parus en l’espace de deux ans aux éditions Baleine et vite intégrés par Gallimard à sa collection « Folio policier », trois titres de Khadra attirent l’attention : Morituri (1997), Double blanc (1997) et L’automne des chimères (1998). Brahim Llob, commissaire de police qui approche la soixantaine, anime les trois enquêtes. Il y pratique un humour désabusé et un peu lourdaud et une indépendance d’esprit qui déplaît à la hiérarchie. À la manière des séries télévisées de type Navarro, il dirige une équipe qui lui voue un culte et qu’il protège des sanctions même quand elles seraient méritées. Dialogues aux allures de duels.
Brahim Llob ne dissimule pas ses convictions. En lui, pas la moindre vénalité. Pas la moindre sympathie pour le fanatisme qui ensanglante l’Algérie et qui précipite contre des innocents des hordes brandissant le Coran d’une main et le fusil de l’autre. Son combat, il le mène contre la corruption et surtout contre celle qui pourrit les institutions depuis l’intérieur. Il pourfend l’étroitesse d’esprit, la bêtise, les certitudes simplistes et desséchantes.
Brahim Llob exprime si bien les convictions personnelles de l’auteur qu’il le met dans l’embarras. Un militaire ne peut se permettre le franc-parler de Brahim Llob. À peine a-t-on perçu cette impossibilité qu’éclate l’explication : Yasmina Khadra est un pseudonyme derrière lequel s’abrite le militaire menacé de censure. Le troisième polar de Khadra, L’automne des chimères, liquide d’ailleurs l’équivoque : aux yeux du supérieur de Brahim Llob (et donc de l’auteur), avoir commis un roman dépasse en gravité tout autre délit. Non seulement on lui fait grief d’avoir tâté de l’écriture, mais on juge le résultat déshonorant. « Votre exercice de style relève beaucoup plus de la masturbation pédantesque que d’une réelle impulsion intellectuelle. Vous ne méritez même pas que l’on vous qualifie de scribouillard. » C’est donc le renvoi : Brahim Llob est à la rue. Sa proverbiale honnêteté lui vaut l’hommage de ses pairs, mais à quoi bon ? À peine a-t-il réintégré la vie civile qu’il est abattu dans la rue : « Ils ont carrément vidé leurs chargeurs sur lui. Ils ne lui ont laissé aucune chance. » Khadra se devait de décoder le message.
Double rebondissement
Survenu au terme de trois enquêtes racontées en autant de livres, l’assassinat de Brahim Llob provoque une double surprise. D’une part, il devient clair et même officiel que la signature de Yasmina Khadra en cache une autre. D’autre part, celui auquel l’autorité policière refusait jusqu’au titre de scribouillard s’attaque désormais en priorité aux « vrais romans ». D’une part, sous cette identité féminine de Yasmina Khadra, le militaire Mohammed Moulessehoul s’entête dans le parcours interdit. D’autre part, l’immense succès de L’écrivain (2001) confirme majestueusement les espoirs qu’avaient suscités les premières incursions de Khadra (car il conserve cette signature) en terre proprement littéraire.
Avec L’écrivain, Yasmina Khadra règle ses comptes. Avec l’armée, avec sa famille, avec lui-même. Il se prétend converti au fatalisme. « Je ne me rebellerai ni contre les abus d’autorité – qui, d’ailleurs, à aucun moment, ne feront plier l’officier que je suis devenu –, ni contre l’ironie du sort qui malmènera copieusement le romancier que j’essaierai d’être ; en revanche, j’aurai, jusqu’au bout, la patience titanesque de toujours laisser venir ce que je n’avais pas les moyens d’aller chercher. » Énormes promesses que Khadra respectera.
À ces engagements s’ajoutent, dès Les hirondelles de Kaboul (2002), des paiements successifs sur une dette qui ne s’éteint pas : l’hommage dû à la femme. Visiblement, aux yeux de Yasmina Khadra, l’adoption d’une signature féminine ne suffit pas. Encore faut-il que la femme puisse montrer jusque dans la mort et le renoncement à l’amour à quels sommets héroïques elle sait monter et de combien de coudées elle surpasse les mâles. Les maris de Khadra ne sont ni pires ni meilleurs que leur entourage. Ils sont les produits de sociétés spontanément machistes et inégalitaires. La réponse des femmes sera généreuse, imaginative, invraisemblablement désintéressée. Elle ira trop loin ? À elles de le dire. Chez Khadra, le roman autorise tous les excès, à condition que passe le message. Donner sa vie pour celui qu’elle aime, c’est la réponse de Mussarat à la tyrannie des talibans et à celle de la maladie.
Cousine K (2003) semble une étrange escale dans ce cheminement. La femme n’y est pas encore femme, mais déjà l’adolescent subit sa loi. La mère, depuis sa bulle, ne voit et ne valorise que l’aîné ; le cadet en dépérit. La belle cousine K, « sournoise comme une grippe », se faufile dans l’affection maternelle et achève d’en expulser le narrateur et ses complexes. Il n’en faut pas davantage pour que surgisse la violence masculine, que l’adolescent déchaîne sans vérifier qui la mérite. Yasmina Khadra laisse les instincts à leurs terribles réflexes, ceux de la belle cousine à leurs perfidies cruelles, ceux du narrateur à leurs ripostes démesurées. Terrible coup de sonde dans des eaux aussi glauques que celles d’un puits occupé par les légendes.
Résurrection et affrontements
Comme si de rien n’était, Yasmina Khadra s’autorise ensuite un coup d’éclat à la Conan Doyle : il ressuscite l’enquêteur assassiné sommairement six ans plus tôt. Dans La part du mort (2004), Brahim Llob reprend où il en était avant que les tueurs vident leurs chargeurs sur lui. Même sourcilleuse moralité, même répugnance à l’enrichissement des charognards, mêmes techniques parfois expéditives dans l’interrogatoire et la sanction. Il s’attaque à forte partie, puisque la corruption a tendance à offrir de plus juteuses prébendes et de plus larges tranches de pouvoir à mesure qu’elle parasite les couches sociales mieux nanties. Llob pourra cependant compter sur le genre d’alliances qu’un policier développe au cours d’une carrière rectiligne : érudit dépositaire de mille secrets, historienne déterminée à retourner, s’il le faut, toutes les stèles du cimetière, amitiés emboîtées les unes dans les autres à la manière des poupées russes, etc. Le roman adopte des dimensions nettement plus ambitieuses que les précédents polars ; l’impression de s’agiter dans un magma gluant n’en pèsera que plus lourdement sur le moral de Llob. Il ne saura même plus où commence et où expire la manipulation qu’il ressent comme une poisse. L’Algérie qu’il aime est-elle à jamais brisée en deux ? « Ces gens-là, dit-il à l’intention d’un de ses adjoints, ignorent à quoi sert un flic. Pour eux, c’est juste un régulateur de la circulation, un ouistiti pour terroriser les garnements. Ne t’avise surtout pas de leur casser les pieds car ils te passeront sur le corps sans s’en apercevoir. »
Au sortir de ce polar aux puissantes harmoniques sociales, comme pour préciser le dilemme et le porter à un palier encore plus exigeant, Yasmina Khadra troque la sanglante scission algérienne contre les déchirements du Proche-Orient dans L’attentat (2005). Au départ, la coexistence et même la compréhension mutuelle dessinent l’image du bonheur conjugal. Amine est arabe, mais il a mérité la citoyenneté israélienne et il exerce, aux côtés d’une femme qu’il idolâtre et qui le lui rend bien, le lucratif métier de médecin. Tout baigne, comme dirait la familiarité française. Jusqu’au jour où une kamikaze, nulle autre que Sihem, l’épouse bien-aimée, entraîne avec elle dans la mort une vingtaine de victimes israéliennes. D’un seul coup, tous les repères d’Amine disparaissent. Son entourage israélien l’ostracise, les Palestiniens qu’il interroge le soupçonnent d’être un agent provocateur à l’emploi du Shin-Bet, lui-même se détruit à chercher pourquoi Sihem ne lui a rien dit. Ce qui était réconciliation des différences devient arrachement de tous les repères. Ne surnage que le prenant conseil du père d’Amine. « Il n’y a rien, absolument rien, au-dessus de ta vie… Et ta vie n’est pas au-dessus de celle des autres. »
Au plus profond de l’écriture
De Yasmina Khadra, on retiendra, pour la redouter, son implacable intransigeance. Toujours, les réalités seront dévoilées, ardemment, crûment, presque sadiquement. De manière à ce que chacun sache que nulle entorse n’est possible, que nul accommodement n’est pensable quand l’honnêteté et la vérité entrent en scène. Le policier, le militaire, le romancier, à cet égard, exigent tous trois le regard droit dans les yeux, la conduite alignée sur la conscience et la conscience régie par l’éthique la plus roide.
Serait-ce donc le règne du fanatisme ? L’un de ceux que harcèle le médecin dans l’espoir de comprendre la décision de la kamikaze lui interdit cette explication idéologique. « Nous ne sommes ni des islamistes ni des intégristes, docteur Jafaari. Nous ne sommes que les enfants d’un peuple spolié et bafoué qui se battent avec les moyens du bord pour recouvrer leur patrie et leur dignité, ni plus ni moins. » Reste à Amine à établir, si la chose est humainement possible, une échelle de valeurs intégrant et graduant l’amour humain et la prise en bandoulière d’un peuple ou d’une cause.
Dans la dissection de ces notions en elles-mêmes vibrantes, Yasmina Khadra use d’une langue dure et tranchante comme un diamant. « Sans elle, dit le narrateur de Cousine K, je ne suis qu’une ecchymose qui lève, un malheur en train de faisander. Elle était mon aurore boréale ; j’hivernais ferme dans ses bouderies. » Douloureusement arrimé à son Algérie, Brahim Llob avoue pourtant la pire contrainte qui lui ait été imposée : « De mémoire d’Algérien, jamais nous n’avons réellement envisagé de nous réconcilier avec notre vérité. Et quel salut peut-on prescrire à une nation lorsque la crème de ses fils, celle censée éveiller les consciences, commence d’abord par travestir la sienne ? » Certes, les premiers polars louchaient du côté de l’humour gluant des salles de garde, empruntant à Bérurier encore plus qu’à San Antonio, mais les enjeux devinrent rapidement si amples, si liés à la tragédie algérienne et aux cruautés subies par les femmes, que l’écriture s’est dégagée de ces scories. Elle est aujourd’hui éblouissante.
Un écrivain dont la rencontre remue jusqu’au fond de l’être.
Yasmina Khadra a entre autres publié :
Morituri, éditions Baleine, 1997, Folio, 1999 ; Double blanc, éditions Baleine, 1997, Folio, 2000 ; L’automne des chimères, éditions Baleine, 1998, Folio, 2000 ; L’écrivain, Julliard, 2001, Pocket, 2003 ; Les hirondelles de Kaboul, Julliard, 2002, Pocket, 2004 ; Cousine K, Julliard, 2003, Pocket, 2005 ; La part du mort, Julliard, 2004, Folio, 2005 ; L’attentat, Julliard, 2005.
EXTRAITS
Sais-tu pourquoi Dieu ne permet pas aux anges et aux démons de s’entre-tuer ? Parce que s’ils venaient à se déclarer la guerre, Il ne saurait ni les départager ni les distinguer les uns des autres. Lorsque la haine s’installe quelque part, tout est diabolisé, et les justes et les ignobles. La guerre n’est pas une partie d’échecs. C’est un échec total.
La part du mort, p. 40.
La guerre s’installa en terre numide. Une tragédie certes, mais une sacrée aubaine pour une certaine minorité friquée. Une occasion inestimable pour fermer enfin sa grande gueule au socialisme de pacotille qui empêchait les initiatives de féconder les fortunes. Pour cela, il fallait entretenir les foyers de tension, jeter de l’huile sur le feu pour désaxer le pays afin de mieux le couillonner. Il devenait impératif d’amener le Pouvoir piégé à négocier sa grâce, à renoncer à ses principes prolétaires, à faire d’importantes concessions…
Double blanc, p. 196-197.
– La vraie carrière d’un homme, Lino, c’est sa famille. Celui qui a réussi dans la vie est celui-là qui a réussi chez lui. La seule ambition juste et positive est d’être fier à la maison. Le reste, tout le reste – promotion, consécration, gloriole – n’est que tape-à-l’oeil, fuite en avant, diversion…
Morituri, p. 70.
Tandis qu’ils gravitaient autour d’elle, j’avais compris, à cet âge sans philosophie, que l’aveugle n’est pas celui qui ne voit pas, mais celui qu’on ne voit pas ; il n’est pire cécité que de passer partout inaperçu.
Cousine K, p. 88.
Mon père rétorquait, avec son calme olympien, que la vie n’était pas seulement sarcler, élaguer, irriguer et cueillir ; qu’elle était peindre, chanter et écrire aussi ; et instruire ; et que la plus belle des vocations était guérir. Son vœu le plus cher était que je devienne médecin.
L’attentat, p. 106.
« Trois jours, ce n’est pas bien long », lui avais-je dit. « Pour moi, c’est une éternité », m’avait-elle avoué.
L’attentat, p. 180.
J’ai toujours refusé la violence. C’est une voie insensée, la voie des perditions. En revanche, j’opposai un farouche rejet à toutes les formes d’oppression. J’étais devenu un rebelle. Un rebelle éclairé. Je savais faire la part des choses, reconnaître le bon grain de l’ivraie.
L’écrivain, p.143.
Le ciel afghan, où se tissaient les plus belles idylles de la terre se couvrit soudain de rapaces blindés : sa limpidité azurée fut zébrée de traînées de poudre et les hirondelles effarouchées se dispersèrent dans le ballet de missiles. La guerre était là. Elle venait de se trouver une patrie…
Les hirondelles de Kaboul, p. 17-18.