À eux deux, Jean-François Revel et Philippe Roger mènent contre l’antiaméricanisme une chasse aux éloquents trophées. Il n’est guère d’époque ou de domaine où leur enquête n’aboutisse à relever des traces du mal.
Bien qu’unis par l’intention de débusquer l’antiaméricanisme où qu’il se cache dans l’âme française, les deux auteurs adoptent toutefois des tons différents et mettent l’accent sur des pans distincts de l’histoire. Pour notre plus net bénéfice, ils en deviennent complémentaires. En revanche, ils tombent d’accord pour rendre synonymes États-Unis et Amérique, un pays et un continent. […]
Cela ne surprendra pas vraiment tant la simplification est courante. Il n’en demeure pas moins que réduire l’Amérique aux seuls États-Unis, c’est plonger dans l’inexistence ou l’insignifiance le Mexique et le Canada, soit le double de la population de la France, soit, si l’on songe à l’ensemble des Amériques, le double de la population étatsunienne. Usuel, mais toujours agaçant.
Une choquante obsession
C’est en pamphlétaire suprêmement agacé que Jean-François Revel se déchaîne dans L’obsession anti-américaine, Son fonctionnement, ses causes, ses inconséquences1. Il lui découvre des motivations honteuses. Il lui impute le projet de combattre le libéralisme sous toutes ses formes et de liquider du même coup la liberté qu’il offre à l’humanité. À lire cette prose superbement véhémente, l’angle d’attaque choisi par l’auteur devient net : l’antiaméricanisme n’est pas un réflexe malheureux ou une sorte d’ethnocentrisme qui s’ignore, mais un rejet lucide et déterminé de tout ce que les États-Unis représentent d’audace et de modernité. « Le mystère de l’antiaméricanisme n’est pas la désinformation – l’information sur les États-Unis est très facile à se procurer – c’est la volonté d’être désinformé. » Quelques pages plus loin, Jean-François Revel précisera ce que vise, selon lui, cette quête de désinformation : « La fonction principale de l’antiaméricanisme était, elle est encore aujourd’hui, de noircir le libéralisme dans son incarnation suprême ». L’amalgame étant en place entre antiaméricanisme et antimondialisation, l’auteur s’emploie autant à discréditer ceux qui rejettent la globalisation qu’à réhabiliter les valeurs et les comportements étatsuniens. Les attaques contre l’antiaméricanisme tourneront donc à la défense et illustration d’un libéralisme sans frein que Jean-François Revel juge presque constamment fécond. L’exception culturelle, par exemple, n’a ni sens ni utilité. « Cet exemple [le fait que George Bush et Al Gore aient utilisé l’espagnol pendant la course à la présidence] montre que la mondialisation fait progresser la diversité culturelle, y compris aux États-Unis. »
La force de Jean-François Revel, outre la redoutable efficacité de son écriture, tient à l’ampleur et à la diversité de ses connaissances. Depuis l’art dont il connaît l’évolution et les secrets jusqu’aux systèmes politiques dont il compare les prétentions en passant par une grande familiarité avec les données (et des mensonges) de l’économie, bien peu de l’humain lui est étranger. Cela engendrera chez lui un grief cent fois assené à ses adversaires : celui de l’ignorance. Il déduit de son savoir qu’il peut condamner d’un mot péremptoire des pans complets de l’Islam ou l’ensemble de la protestation antiglobalisation. « À moins d’être décervelé par les braillards de Seattle ou de Porto Alegre, on ne peut effacer la leçon multimillénaire de l’histoire des civilisations : c’est le cloisonnement qui lamine et stérilise les cultures, c’est la compénétration qui les enrichit et les inspire ». De cette fécondité du libéralisme débridé, il voit un bel exemple dans la réunion interaméricaine de Québec « où furent jetées les bases d’un marché continental unique destiné entre autres à ouvrir l’Amérique du Nord aux produits agricoles de l’Amérique du Sud ». « Là encore, conclut-il à partir d’une information sans doute impeccable, la ville fut envahie et saccagée, l’assaut donné. » À retenir.
À l’obsession antiaméricaine des uns répond l’obsession anticontestation de l’auteur. On s’étonnera non pas de l’ardeur que dépense Jean-François Revel à inventorier les ratés du protectionnisme ou les incohérences des groupes qui vilipendent le manque d’humilité américain, mais de sa propension à imputer erreurs et imprécisions à la mauvaise foi.
Quand témoigne l’histoire
Philippe Roger défend une thèse analogue, mais sur un autre ton. L’ennemi américain, Généalogie de l’antiaméricanisme français2 remonte le cours du temps, exhume les innombrables manifestations d’antiaméricanisme qui fleurissent en France au fil des ans et même des siècles, mais c’est aux textes plutôt qu’aux généralisations et aux procès d’intention qu’il demande de témoigner. Comme l’auteur écrit avec clarté, élégance et énergie et qu’il table sur une documentation blindée, on ne voit guère comment la France pourrait nier la vivacité de son préjugé antiaméricain. Le plaidoyer de Philippe Roger est pourtant si mesuré que le lecteur sera plus souvent étonné ou amusé que heurté ou braqué.
Certains grands noms en prennent pour leur rhume. Plusieurs critiquent les mSurs américaines sans jamais avoir traversé l’Atlantique. D’autres, comme Talleyrand, prennent les États-Unis en grippe dès qu’ils ont débarqué : « Trente-deux religions et un seul plat ! » Pire encore, de grands esprits scientifiques, comme Buffon, construiront à distance des mythes aussi loufoques que vite répandus. Ainsi, les animaux américains seront irrévocablement plus petits que leurs cousins européens. Il se pourrait même que les chiens américains ne sachent pas aboyer. Philippe Roger en conclut avec justesse que Buffon, que les peintres représentent « en tête-à-tête avec la Nature appliquée à lui dévoiler ses secrets », a constitué presque à lui seul le « socle naturaliste de l’antiaméricanisme ». Sur ce fondement, le préjugé construira ses verdicts : le climat sera inacceptable, la société dégénérée avant d’avoir existé, Indiens et Noirs rejoindront l’ensemble de la population américaine dans la laideur physique et l’abjection morale, le Yankee sera à jamais inapte à la culture, les mâchoires étatsuniennes voracement verrouillées sur les avoirs d’autrui.
En dépit de ce début peu chaleureux des relations franco-étatsuniennes, l’histoire enregistre certaines périodes de grande amitié entre les deux cultures. Ainsi, l’image de LaFayette demeurera chère à la mémoire américaine. De même l’entrée en scène du président Woodrow Wilson à la fin de la guerre 1914-1918 suscita en France une véritable adulation. Adulation peu durable, mais réelle. Ces moments privilégiés furent suivis de longues plages de méfiance et de négociations crispées. Georges Clemenceau fit grief aux États-Unis de leur lenteur à intervenir. Les questions financières, comme il arrive souvent, prirent le pas sur les autres considérations. La France n’apprécia pas, elle qui déplorait plus de 1 300 000 morts et estimait avoir lourdement payé le prix du sang, que les États-Unis insistent sur le remboursement des sommes avancées au cours du conflit. Et l’opinion française apprécia encore moins que l’arbitrage imposé par Washington dispense l’Allemagne de verser ses « réparations de guerre » à Paris, tout en exigeant de Paris le complet remboursement des dettes contractées outre-Atlantique.
Que changent les circonstances et d’autres griefs surgiront. La France, sans toujours le dire, aurait souhaité que la guerre de Sécession se termine ou par la victoire du Sud ou par le partage en deux du territoire étatsunien. L’allergie américaine aux thèses communistes demeura un mystère et un objet de scandale pour une gauche française évoluant dans l’orbite de Moscou ; l’antiaméricanisme en profita pour s’enraciner dans une autre couche du terroir français. Le monde littéraire, toujours influent en France, participa de façon presque ininterrompue aux assauts antiaméricains. De l’Encyclopédie à Sartre, de Maurras à Bernanos, de Le Rouge à Claudel, de Duhamel à Étiemble, à peu près tous les auteurs français se préoccupèrent des États-Unis, le plus souvent pour en dire du mal. Si un Valéry constatait avec douleur et tristesse le déclin de la France, le grand nombre adoptait le ton de la fulmination. Sentant son prestige traditionnel de plus en plus menacé, la France ne savait plus où ni comment se doter, selon l’expression de Philippe Roger, d’une « ligne Maginot de l’esprit » : « À cette question, la seconde moitié du XXe siècle donne deux réponses : la première est le rejet global de la culture américaine, théorisé par Sartre comme refus de ‘l’échange inégal’ ; la seconde, corollaire de la première, est l’adoption de la ‘contreculture’ américaine en vertu du principe : les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».
Choisis parmi bien d’autres et presque arbitrairement, ces quelques exemples donnent un aperçu du gigantesque travail de cueillette et d’analyse accompli par Philippe Roger. On regrettera qu’il n’ait pas soumis les récentes décennies à son intelligent examen. L’auteur donne, en tout cas, une patiente justification à son sous-titre : ce qu’il raconte est, de fait, une généalogie de l’antiaméricanisme français. Il est d’ailleurs paradoxal et un peu humiliant que ce soit un chercheur loin des lieux qui nous rappelle (ou nous apprenne) les premières expansions de notre hégémonique voisin. Dès 1898, en effet, les États-Unis dépouillaient un pays européen, l’Espagne, d’une bonne partie de ses possessions, depuis Cuba jusqu’aux Philippines et jetaient l’inquiétude en France. Dans l’ignorance où nous sommes de l’histoire de notre puissant voisin, il était bon que Philippe Roger démontre que tout ne commence pas avec la Maison-Blanche version George Bush.
Un flou persistant
Au terme de ces deux percutantes analyses, sait-on avec précision en quoi consiste l’antiaméricanisme ? Longtemps, la question demeure en suspens. Jean-François Revel, à plusieurs reprises, rappelle que les États-Unis méritent souvent la critique et les blâmes. Déplorer certains comportements américains, ce ne serait donc pas étaler un antiaméricanisme primaire. À quoi reconnaît-on ce travers ? Vindicatif, Jean-François Revel nous renvoie à la mauvaise foi, au refus de l’information, à une idéologie opposée à la mondialisation, à une peur viscérale de la diversité. Cela condamne sans éclairer. Philippe Roger balise mieux la route quand il écrit ceci dans une note infrapaginale qui aurait mérité un développement plus ample : « La fréquente opposition de de Gaulle à la politique des États-Unis ne fait pas de lui un ‘antiaméricain’ au sens du présent livre. De Gaulle ne tient pas discours contre l’Amérique. Le traiter d’antiaméricain ‘dans la mesure où il s’efforçait de subvertir l’ordre international que les États-Unis croyaient aller dans le sens de leurs intérêts’ vide de sens la notion même d’antiaméricanisme ». Le péché, ce serait de tenir discours contre les États-Unis. À cette aune, bien des critiques peuvent s’élever sans valoir à leur auteur la vilaine épithète d’antiaméricain.
1. Jean-François Revel, L’obsession anti-américaine, Son fonctionnement, ses causes, ses inconséquenses, Plon, Paris, 2002, 303 p. ; 29,95 $.
2. Philippe Roger, L’ennemi américain, Généalogie de l’antiaméricanisme français, Seuil, Paris, 2002, 606 p. ; 49,95 $.