Il m’arrive d’être sobre. En tout. Partout. Surtout quand je marche avec, sur l’oreille, un gros crayon bien gras, avec, sous le bras, L’errance amoureuse1 de Jean-Pierre Guay qu’une vie affreuse vient d’assassiner. Aujourd’hui je marche avec un sac de piles à plat que je vais déposer au site de récupération où elles seront recyclées pour l’éternité. Ainsi va l’écologie. Nous retournons à la séparation des éléments avant de renaître idiots utiles à la nature dans toute son imposture.
Disons-le tout de suite : Jean-Pierre Guay ne nous conseille pas de nous promener avec des piles à plat, mais avec un gros crayon bien gras, pour souligner à gros traits l’amour dans toutes ses déclinaisons déclamées depuis belle lurette à la buvette du village, ou lues dans de vieilles lettres lénifiantes et parfumées. Son livre de poèmes peut attirer le jeune paysan impressionné par son premier marché, mais pas les vieux chevaux blanchis sous le harnais qui hennissent, narquois, devant cet écrivain public à la table bancale et bien branlante.


Le diariste Jean-Pierre Guay fait des phrases. Beaucoup de phrases. Rien que des phrases. Des phrases qui se veulent errantes et amoureuses. Soyons catégoriques : voici un bavardage amoureux qui finit par tomber sur le gros nerf. Je veux dire par là qu’il n’y a rien pour m’impressionner dans ces poèmes pourtant bien construits. Rien pour arracher le lecteur au banal ravissement fait d’élans, d’énervements et de fuites sur le divan. Suis-je cruel quand je note que nous sommes en présence d’un Dollarama où nous trouvons, pour une piastre, des tas de métaphores pas chères pantoute ? Suis-je sans pitié devant ces déjà anciennes amours de vingt-huit ans dégoulinant de sirop de maïs ?
Dans L’errance amoureuse il y a bien sûr de l’amour. Du noble et bel amour qui erre çà et là, d’Anticosti à Delson. Ah, l’errance ! la vieille bottine trouée de l’errance ! Thème éculé des intellos de service et des fonctionnaires de l’imaginaire ! Oui, il y a de l’amour, il y a trop d’amour, et cela me déçoit, et cela m’inquiète. Trop d’amour ? Jean-Pierre Guay annonce ses couleurs d’avance ; il balise son chemin en Petit Poucet qui a peur de se perdre sur la route de la mort. Comme il annonce ses couleurs d’avance, cela fait de lui un poète de cours d’école : il gonfle sa superbe ; il brosse ses nippes ; il parle calmement avec un gros crayon bien gras dans sa main avant de nous asséner son incroyable amour pour toujours.
Il y a tellement d’amour dans ce recueil que j’en ai fait une indigestion. Même en marchant. Oui, une indigestion de crémage trop riche dont voici quelques exemples glanés au hasard : « [J]e t’aime sans savoir, je t’aime et je t’entends, notre amour est trop grand, je t’aime eh oui je t’aime, nous nous aimons, je ne t’aime pas trop je t’aime, je t’aime beaucoup tu sais, aimer t’aimer nous aimer, mais je t’aime, je t’aime à ma façon, je t’aime comme à toi, ai-je dit je t’aime, nous vous aimons tous, je t’aime de très loin, j’aime errer, t’aimer comme un cœur, je t’aime ainsi étendu » et autres redoutables vieilles barbes mal rasées entre blabla et gnangnan. Devant ce glaçage agaçant au possible, je reste bouche bée. Dans son dernier livre de poèmes, il aime, feu l’écrivain Jean-Pierre Guay, il aime comme rarement lu dans toute l’histoire de la littérature ! Mais la poésie authentique exige la plus haute autorité de la métaphore : l’évocation nuancée, le sous-entendu vertigineux, l’économie succincte avant de jeter le fin filet de la folie sur la porte de l’invisible. Il aime, le ci-devant Jean-Pierre Guay, il aime en romancier, en diariste. Non en poète. Malheureusement.
Nous passerons vite sur ses distiques et ses tercets qui s’essaient au minimalisme et aux chers rhizomes. Las ! Ils sont presque tous relâchés ; ils se prêtent rarement à l’illumination. Voilà le propre du prosateur talentueux prodigue de mots mais qui ne sait pas les soupeser, ni les tendre comme des arcs. C’est le propre de l’écrivain public qui nous entretient de l’état de ses interfaces amoureuses à coups de lieux communs et d’inénarrables naïvetés. Depuis longtemps, trop longtemps, nous savons les souffrances de la chair amoureuse, les agonies absolues sur la plage comme sur la page blanche. Maintenant les vieux chevaux blanchis sous le harnais ne hennissent plus.
Parce que son écriture n’est pas vertigineuse, elle ne m’arrache pas de mon grabat pour errer ailleurs que sur le chemin du sinistre quotidien taché de crachats. Malgré son emphase, son écriture a le souffle court, même dans ses quelques bonnes envolées, même quand il a respecté tous les règlements à la lettre avant de remettre sa carte de pointage après l’open de la vie. Le livre refermé, me reste-t-il quelques frissons, quelques vertiges ? Ici et là nous croquons quelques fèves fabuleuses trouvées dans ce gâteau des Rois arrivés en retard. Malgré tout, dans ses rares moments de thermodynamique amoureuse, Jean-Pierre Guay a bien fait ses devoirs. Mais le devoir est d’aller ailleurs que dans la vie promise à la mort.
Il est triste de constater que cette grande âme amoureuse aurait dû s’arrêter à son cher Journal dans lequel son style unique se laisse aller aux amplitudes, où la poésie vive de sa salive sait trouver un public de sourds qui l’applaudissent d’une seule main. Car sa plume ne sait pas s’arrêter là où la tension poétique exige des métaphores qui explosent comme autant de mines antipersonnel. L’impayable Jean Chrétien aimait répéter : « Que voulez-vous !? » Eh bien, nous voulons la poésie, l’impérieuse poésie, celle qui marche toute seule quand son géniteur oublie son ego au vestiaire avant de la laisser aller dans le grand monde des lecteurs. Car la poésie authentique marche vite, très vite, sans attendre les grands cœurs béats affichant toujours complet, sans attendre les épanchements connus, trop connus et sans possibilité de libération conditionnelle. Nous savons bien où elle est, la poésie, mais le plus difficile est de l’atteindre.
Dans le Monopoly de la vie, le poète authentique passe à « Go » sans réclamer ses deux cents piastres, parce qu’il va toujours en prison chercher une raison à la liberté des mots de la tribu. Le poète écrit sur la fragilité des êtres aimés et la traîtrise de la vie qui se couche toujours devant les oukases de la nature. Car la vie nous lâche sans avertissement et sans jamais nous avoir tout donné. Tout donné ? Oui, tout donné ! Je veux dire par là qu’elle ne nous donne jamais l’éternité. Car la vie, sans l’éternité, est une subtile et suprême futilité. Futilité ? La vie finit toujours par nous désintégrer en éléments orphelins qui, eux, par contre, ne meurent pas, ne meurent jamais et ne pensent pas la mort parce qu’ils n’ont pas conscience de la vie. Donc, la vie nous ment dans l’amour ? Bien sûr ! Sans ce mensonge élégant et vertigineux, nous n’accepterions pas de vivre un instant dans ce trou à rat qu’on appelle la Terre.
Ainsi nous digérons la réalité mortifère sans jamais pouvoir la changer. Ainsi nous participons à d’horribles olympiades où nous sortons estropiés tandis que nous courons un marathon éperdu vers la mort. Car la réalité est là pour nous empêcher de vivre autrement la nature chargée de mots de passe éventés depuis l’origine de la vie.
Ainsi nous restons seuls dans la réalité, avec la nature qui joue ses sales tours à la vie, qui prend son temps, tout notre temps, pour nous épuiser dans des courses hors d’haleine sur la route d’un terminus d’autobus sans autobus, avec tous les départs jamais à l’heure, départs qu’il faut remettre, tout comme la vie, à demain, tout comme cette chair qu’elle nous a bricolée il y a des milliards d’années pour mieux nous épuiser dans nos consciences déchirées. Parce que la vie a inventé la mort pour survivre sur une planète démente, planète aux mille poisons concoctés par une nature toujours avare d’amour et de justice, dont les décombres sont sans nombre, planète terrassée par le trop-plein de vide, de froid et de poussière.
J’aimerais voir L’errance amoureuse comme un café turc siroté sur un mur où viendrait se briser la mort. Mais il est trop évident, le mur. Il est trop sucré, le café, dans le cafard des jours gris promis à l’agonie. Dans L’errance amoureuse, j’aurais aimé lire sur les lèvres les murmures des cœurs fuyant les attractions corporelles.
L’amour… Cette tarte à la crème que l’on ne peut jamais dévorer seul, qu’on aimerait bien lancer à la figure de la nature. Car l’amour nous laisse toujours sur notre faim. C’est pour cela que nous nous agitons sans cesse, de l’aube au crépuscule, à la recherche de corps vibrants à qui nous pourrions rendre hommage avec nos gros cœurs saignants.
Oui, je sais. L’humanité n’est pas sur terre pour s’instruire de la raison de sa présence quand l’amour rend aveugle devant le néant. Oui, je sais qu’il faut vivre intensément, tout en semant çà et là des œuvres qui seules peuvent se mesurer à l’infini dans l’attente de l’éternité. Et s’il faut mourir pour que les œuvres s’accomplissent en soi, hors de soi et malgré soi, alors mourons. Sans attendre le billet de retour au guichet d’un terminus d’autobus sans autobus. Car les créateurs authentiques sont les seuls qui ne crèvent pas cocufiés par la vie parce qu’ils sont déjà crucifiés à la naissance.
Il y a dans le destin quelque chose à la fois de ridicule et de grandiose. Ridicule parce que nous donnons trop d’importance à nos corps épuisés et à nos cœurs survoltés toujours sur la voie de l’effacement. Grandiose parce que l’œuvre nourrissant en son sein le principe de sa prolifération est virtuellement immortelle. Parce que dans nos œuvres arrachées au néant, nous sommes plus que des apparences, plus que des ombres chinoises, plus que des silences entre des dialogues creux, plus que des lézardes du cœur que nous lutons avec les mots défectueux de la tribu.
Notre tragédie n’est pas l’histoire. Celle de Jean-Pierre Guay doit être plus que le récit consternant de corps énamourés, d’apparences passées et dépassées, d’évocations banales, d’amours revampées pour servir quelques desseins présents, trop présents dans l’espace bancal et le temps de l’usure qui prendront le chemin de l’oubli. Avec les ego plus ou moins maganés. Je veux dire par là le mien et celui de Jean-Pierre Guay.
1. Jean-Pierre Guay, L’errance amoureuse, Les Herbes rouges, Montréal, 2012, 175 p. ; 16,95 $.
EXTRAITS
je t’aime sans savoir qui tu es
je t’aime sans savoir qui je suis
tiens comme si c’était toi maintenant qui entrais dans l’errance
p. 27
comme j’aime encore les pavés oubliés
dans les terrains vagues et le vieux bois relancé
par les vagues sur les plages
amour aveugle amour voyant amour visionnaire
p. 28
il neigera à peine
moins d’une dizaine de fois
je marche en pensant à tous ceux et à toutes celles
que j’ai aimés que j’aime toujours
p. 104
mon cœur sous les bruits
sous les mensonges
commence à saigner
p. 114
Je t’aime
ce serait bien si j’étais Jack Kerouac
on viendrait déposer des fleurs
sur notre amour
p. 137