L’Amérique latine emprunte présentement une voie différente de celle du reste du monde occidental. Alors que les élites et les populations locales d’Europe et d’Amérique du Nord élisent des gouvernements de droite avec le mandat de réduire la taille de l’État (selon l’expression consacrée), de nombreux pays latino-américains choisissent le chemin inverse et privilégient les moyens de contrer la puissance du marché mondial, et ce, au grand bonheur des militants de gauche qui peuvent ainsi se remettre à rêver qu’un « autre monde est possible ».
Les essais L’invention de l’Amérique, Recherche au sujet de la structure historique du Nouveau Monde et du sens de son devenir1 d’Edmundo O’Gorman et L’Amérique latine au XXIe siècle2 de Néstor García Canclini, publiés aux Presses de l’Université Laval – dont il faut louer la collection « Américana* » qui propose de grands essais en traduction, chose rare dans le domaine éditorial québécois –, ne s’intéressent toutefois pas à cette singularité. Ils explorent plutôt la place de l’identité latino-américaine en fonction, pour l’un, du passé et, pour l’autre, de l’avenir, ce qui offre un vaste panorama des représentations de ce sous-continent. Comment assurer la continuité d’une culture ? Comment comprendre la place d’une civilisation dans le chaos actuel, où la mondialisation est parole d’évangile ? À leur façon, les deux réflexions remettent en cause une image stéréotypée de l’Amérique latine et proposent un réexamen de sa place sur la scène mondiale.
Un passé à réinterpréter
Si mention est faite plus haut du slogan des altermondialistes (« Un autre monde est possible ») qui se réunissent périodiquement à Porto Alegre, ce n’est pas un hasard. Dans son ouvrage, qui met en perspective la signification culturelle du premier voyage de Christophe Colomb en 1492, l’historien mexicain Edmundo O’Gorman s’interroge
justement sur la façon de rendre possible un monde nouveau. En effet, le continent américain était inconnu au XVe siècle, et Colomb s’est davantage buté aux rives des Antilles qu’il ne les a découvertes. Depuis cinq cents ans, la paternité de la découverte lui a pourtant été attribuée. Pourquoi ? Et comment ? Dans la première partie de son essai, qui se lit comme une enquête à partir de documents historiques, de correspondances et de récits
de voyages, l’essayiste s’attarde sur le mythe de la découverte. Selon lui, l’Amérique n’a pas été découverte, encore moins par Colomb, mais inventée, c’est-à-dire créée pour répondre à une situation inédite (le constat d’une nouvelle aire habitée sur le globe) dont l’étrangeté provoquait une certaine stupeur et une remise en cause de savoirs figés et admis.
Divisé en quatre parties qui correspondent chacune à une étape de l’argumentation logique d’Edmundo O’Gorman, L’invention de l’Amérique, publié initialement en 1958, met à profit un vaste savoir historique pour montrer que la reconnaissance d’un nouveau continent implique que les règles de soumission anciennes à l’autorité de Dieu, qui prévalaient alors, soient bousculées au profit de la liberté d’action humaine et de la possibilité d’agir sur l’univers. Ainsi, dans l’histoire universelle,
l’Amérique deviendrait « le pays de l’avenir et de la liberté ». Comment s’y prend l’auteur pour en arriver à ce constat ?
D’abord, il réfute ce qu’il nomme « l’idée de la découverte de l’Amérique » en montrant que Colomb n’a jamais eu conscience d’aborder les rives d’un nouveau continent et qu’il se croyait en Asie, terre déjà reconnue et, qu’en ce sens, parler de découverte ne permet pas de comprendre la signification que revêt l’Amérique aux yeux des Européens de la Renaissance. O’Gorman montre les trois interprétations essentialistes associées à l’idée de découverte : ce serait un continent inconnu considéré comme tel par Colomb ; ce dernier réaliserait, à son corps défendant, les intentions de l’histoire ; le hasard aurait révélé la nature du continent, et non le navigateur. L’auteur montre l’absurdité de ces trois interprétations, mais il révèle aussi qu’il faut dès lors donner une nouvelle signification à l’apparition de l’Amérique dans la conscience européenne.
Et c’est là que O’Gorman est brillant et qu’il innove en transformant l’image usuelle de cet événement historique capital et en faisant le prélude au premier grand mouvement de mondialisation, où le monde s’agrandit et où les échanges (déjà largement inégaux) se multiplient. Après une deuxième partie consacrée au contexte culturel européen de l’époque, l’ouvrage propose sa thèse : l’Amérique est le fruit d’un processus d’invention, qui consiste à voir ces nouvelles terres comme partie prenante du monde connu tout en en incarnant une part inédite. Cette perspective, qui bouleverse les dogmes religieux de populations qui voient en Dieu l’autorité ultime, est le fruit des explorations et des réflexions d’Amerigo Vespucci. S’ensuit alors la reconnaissance d’un monde différent, infini, plus ouvert, qui offre des zones à explorer, à visiter. L’Amérique est, dès lors, un lieu de promesse, de réalisation d’un monde autre, nouveau, où l’Europe voudra reconstruire sa civilisation.
Dans la quatrième et dernière partie de son essai, l’historien indique quelques pistes de recherche permettant de comprendre la signification du changement de sens accordé au continent : la prédétermination religieuse est écartée, pour laisser place à l’agir humain. Et c’est sur un continent (c’est-à-dire un espace sans limites internes) et dans un Nouveau Monde (c’est-à-dire un espace de recommencement) que les humains auront la possibilité d’exercer cette liberté.
L’invention de l’Amérique est un essai important, dont les nombreuses répétitions, voulues par l’auteur, aident le lecteur à circuler dans les arcanes d’une réflexion originale. Les redites et les reformulations visant à préciser une idée permettent d’indiquer les objectifs poursuivis par l’auteur et le sens de sa démarche logique. Il en résulte une vision non essentialiste de l’Amérique, où l’unité fondamentale du continent est mise en évidence à travers le métissage culturel, la liberté d’action et la promesse d’un monde nouveau à construire, que ce soit dans l’invention, comme en Amérique du Nord, ou dans la reproduction à distance d’une culture, celle de l’Espagne, chamboulée quand même par les différences propres à l’Amérique latine. Invention européenne, l’Amérique s’est aussi faite à l’encontre des populations autochtones présentes sur le continent et l’essai de O’Gorman, sans leur donner voix au chapitre, explique en partie comment la parole amérindienne a été muselée par la nouveauté (et la singularité) du monde « découvert ».
Un futur à ouvrir
Si l’essai précédent réfléchit à des questions pourtant contemporaines (métissage, liberté, innovation culturelle) à partir d’une analyse du passé de l’Amérique, celui de Néstor García Canclini est à la fois un exposé vibrant et éclairé de la situation actuelle de l’Amérique latine et un plaidoyer pour que le sous-continent acquière une importance grandissante dans l’économie mondiale. Le mérite premier de cette étude est de plaider pour la culture, véritable foyer à partir duquel l’Amérique latine peut laisser sa trace et partager une expérience originale de la diversité. Tentative de situer l’Amérique latine dans les bouleversements mondiaux actuels et d’explorer ses nouvelles formes d’identité, L’Amérique latine au XXIe siècle fourmille de réflexions stimulantes qui engagent autant la région étudiée que l’ensemble des cultures minoritaires puisque y sont exposées avec brio les tendances actuelles qui modifient le paysage global et les régions plus périphériques.
La mondialisation semble le maître mot de notre époque. Elle explique de façon simpliste toutes les brutales
coupures dans les services publics et les délocalisations d’entreprises ; elle sert d’alibi à des manœuvres de pouvoir et à des formes d’impérialisme culturel. En cela, le phénomène ne concerne pas exclusivement l’Amérique latine, et Canclini ne cherche pas à isoler la région. Au contraire, celui-ci indique constamment que la description qu’il fait des symptômes de la mondialisation actuelle n’est pas spécifique à l’Amérique latine, bien qu’il y concentre sa réflexion.
Néstor García Canclini part d’un constat : la nation en tant qu’acteur perd de sa puissance au profit du marché, ce qui a pour effet de remettre en cause les identités nationales et surtout l’essentialisme (cette idée voulant qu’être mexicain, c’est assumer tel et tel traits culturels spécifiques) qu’elles véhiculent. Dans un monde marqué par les échanges, par la consommation, par la découverte de produits culturels, où l’offre dépasse toujours la demande, les identités sont constamment redéfinies sans que le cadre national soit toujours présent. Si la nation décline, le marché domine, ce qui se traduit par une revalorisation des échanges, de la migration des personnes (les individus vivent alors des expériences inédites). Il en résulte une mondialisation inégale, vécue à travers le prisme du néolibéralisme, qui privilégie l’économie et accorde une grande place à la communication et aux médias, tout en faisant du domaine culturel un bien marchand.
L’Amérique latine est de plain-pied dans ce monde global, si bien qu’elle doit maintenant redéfinir ses paramètres. De plus en plus de Latino-Américains vivent à l’étranger, aux États-Unis et en Europe surtout, en maintenant leurs liens avec leur terre natale et en conservant leur langue et leur culture, ce qui crée une situation originale ; les expériences révélées par la culture sont plus variées ; le pouvoir hispano-américain est renforcé par ces quelque 40 millions de Chicanos aux États-Unis qui refusent de se mouler sans résistance au melting pot. L’Amérique latine, aux yeux de Canclini, est en expansion dans la mesure où elle peut tirer profit de ces visions et expériences inédites. La culture permettrait à la région de faire de l’augmentation des échanges mondiaux un moyen pour se redéfinir hors des identités figées. Les succès récents du Buena Vista Social Club, du cinéma mexicain (qu’on pense à l’oscarisé Babel), de la littérature latino-américaine (avec ses géants Jorge Luis Borges, Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes et autres) viennent attester la pertinence d’un regard latino-américain sur les mutations actuelles et l’importance de la diversité de la région.
Si ces succès plaident, en effet, en faveur d’une insertion culturelle plus importante de l’Amérique latine dans le système de communication mondial pour y faire valoir une perspective différente, cette ouverture ne va pas de soi. Canclini, loin des discours euphoriques sur la mondialisation, prend bien soin d’indiquer les contraintes qui freinent les créateurs : monopole étranger des grands groupes de distribution, que ce soit dans les domaines éditorial, cinématographique ou artistique ; acquisition des médias par de puissants groupes étrangers qui contrôlent une bonne part de l’offre culturelle diffusée ; perte de l’influence nationale – le patrimoine intangible (langue, diversité culturelle, histoire) et les monuments (sites archéologiques, statues) sont ainsi dilapidés au profit de ce qui est rentable (tourisme, productions de masse). Canclini dépeint là la situation de nombreux pays où la culture, comme forme d’expression d’une singularité et d’une solidarité, est bradée par des forces imposantes qui profitent du fait qu’elle est mal ou peu protégée et lâchée dans la fosse aux lions d’un marché qui reconnaît d’abord la valeur marchande de la culture. Le cas latino-américain, dans toute sa richesse, illustre aussi une conjoncture plus vaste, ce qui explique la qualité de la réflexion de l’essayiste.
En dernière partie de l’ouvrage, l’essayiste mexicain propose un nouveau partage des savoirs culturels, qui miserait sur les expériences interculturelles, éléments importants d’une identité latino-américaine à recomposer, où seraient intégrées les migrations vers le nord, les expressions locales et communautaires (voix autochtones, culture populaire, téléromans, etc.) qui résistent au marché. Plaidoyer en faveur de quotas culturels, d’un redécoupage de la distribution culturelle, l’essai de Canclini, publié en espagnol en 2002, devançait la mouvance de la diversité culturelle à travers une analyse rigoureuse et nuancée de l’état du monde actuel, sans condamner la mondialisation qui a lieu, mais pour montrer les occasions d’en faire un projet qui valorise les diverses expériences culturelles vécues aujourd’hui.
Un présent trop célébré
Dans son essai, Néstor García Canclini ne cessait de critiquer la mainmise éditoriale espagnole sur la production littéraire latino-américaine, ce qui freinait l’interaction entre les diverses parties de l’Amérique latine. L’un des derniers livres publiés en français par Mario Vargas Llosa, La vie en mouvement3, illustre à merveille la puissance des conglomérats dans le domaine de l’édition. Le livre de Llosa, célèbre romancier péruvien, annuel candidat au prix Nobel, auteur de La ville et les chiens, d’Éloge de la marâtre et de Tante Julia et le scribouillard, est édité par Gallimard pour marquer les 40 ans de la première publication en traduction de l’un de ses ouvrages. La vie en mouvement contient une longue entrevue accordée à Alonso Cueto et des témoignages plus ou moins détaillés de Jorge Semprun, de Stéphane Michaud et d’Albert Bensoussan. Les recueils d’entretiens occupent une place privilégiée dans la littérature latino-américaine puisque de grands écrivains se sont livrés avec brio à cet exercice, tels Ernesto Sabato, Jorge Luis Borges, Julio Cortázar, ce qui a eu pour effet de révéler leur parcours d’écrivain, de cerner les échanges culturels et les emprunts qui créent une œuvre marquante. J’espérais à partir du texte de l’entrevue avec Mario Vargas Llosa proposer un contrepoint intéressant aux deux essais dont j’ai fait état en mettant en valeur son expérience continentale et ses réflexions sur les défis latino-américains, tant d’un point de vue social que littéraire, ce qu’il a fait fréquemment dans ses essais. Le cas de Llosa est intéressant : né en Bolivie, retourné au pays de ses parents, le Pérou, à l’adolescence, envoyé à la caserne militaire par son père pour lui enlever le goût de la lecture, passion jugée efféminée, parti tôt en France pour réaliser son rêve de la littérature, Llosa, candidat défait à la présidence péruvienne, incarne l’intellectuel latino-américain ouvert à la réalité de sa région et aux influences mondiales. Or, cet auteur qui n’a pas eu peur d’écrire sur les autres pays de l’Amérique latine dans La fête au Bouc (République dominicaine) et La guerre de la fin du monde (Brésil) est mal servi par cette entrevue qui passe trop rapidement sur ses motivations et les éléments importants de sa carrière littéraire. Le parcours de Llosa est à peine esquissé, ses réflexions sur l’identité latino-américaine sont ténues et l’analyse de ses influences n’apporte rien de nouveau à quiconque connaît déjà l’œuvre du romancier.
De plus, l’ouvrage est davantage une célébration de l’ouverture de Gallimard envers la littérature latino-américaine, ce qui devient patent dans l’avant-propos signé par Antoine Gallimard et dans le texte de Michaud qui brosse un portrait emphatique de la liaison entre la France et Llosa. Semprun, tout grand écrivain qu’il soit, ne fait que parler de lui, sans rien nous apprendre du romancier péruvien. La réflexion de Bensoussan sur la traduction en français des œuvres de Llosa est quant à elle fort intéressante et rachète en partie cette initiative éditoriale.
Livre richement illustré, La vie en mouvement en vient à montrer qu’en matière de culture, l’Amérique latine a un patrimoine important, qui mérite d’être diffusé, mais que cette diffusion profite davantage aux distributeurs et autres jalons dans la chaîne de consommation culturelle qu’aux créateurs locaux. Ce n’est pas à ce compte que la multiplication des échanges permettra à l’Amérique latine de jouer un rôle accru sur la scène mondiale. Il faut plutôt, comme s’y engagent Canclini et O’Gorman, mettre en action les vertus de la diversité interculturelle et du métissage, deux pratiques à dissocier de la récupération de la voix de l’autre.
1. Edmundo O’Gorman, L’invention de l’Amérique, Recherche au sujet de la structure historique du Nouveau Monde et du sens de son devenir, trad. de l’espagnol par Francine Bertrand González, Presses de l’Université Laval, Québec, 2007, 181 p. ; 27 $.
2. Néstor García Canclini, L’Amérique latine au XXIe siècle, trad. de l’espagnol par Emmanuelle Tremblay, Presses de l’Université Laval, Québec, 2007, 118 p. ; 20 $.
3. Mario Vargas Llosa, La vie en mouvement, Gallimard, Paris, 2006, 155 p. ; 28,50 $.
*Dans la collection « Américana », aux Presses de l’Université Laval, deux autres titres sont parus en octobre 2008 : Jonas-Sébastien Beaudry, Dialogues démocratiques en Amérique latine, La liberté d’expression comme droit d’accès à l’espace public, 378 p. ; et Daniel Castillo Durante, Littérature, culture et société en Amérique latine, Les dépotoirs de la post-modernité, 238 p.
EXTRAITS
C’est ainsi que j’en suis venu à soupçonner que la clé pour résoudre le problème de l’apparition de l’Amérique dans l’histoire était de considérer cet événement comme le résultat d’une invention de la pensée occidentale, et non plus comme celui d’une simple découverte physique, qui plus est, était le fruit du hasard.
Edmundo O’Gorman, L’invention de l’Amérique, Recherche au sujet de la structure historique du Nouveau Monde et du sens de son devenir, p. 14.
Et ainsi, tous ces événements que nous connaissons maintenant comme l’exploration, la conquête et la colonisation de l’Amérique, l’établissement de régimes coloniaux dans toute la diversité et la complexité de leurs structures et de leurs manifestations, la formation progressive des nationalités, les mouvements en faveur de l’indépendance politique et de l’autonomie économique, en un mot, l’importante somme totale de l’histoire américaine, latine et saxonne, sera revêtue d’une signification nouvelle et surprenante.
Edmundo O’Gorman, L’invention de l’Amérique, Recherche au sujet de la structure historique du Nouveau Monde et du sens de son devenir, p. 53-54
C’est ainsi que se réalisa la seconde nouvelle Europe ; non pas nouvelle en tant que réplique, mais comme fruit du développement du potentiel de la pensée moderne, déjà bien visible à l’époque où Colomb s’élança à la mer à la recherche de l’Asie. C’est dans l’Amérique anglo-saxonne que se réalisa la promesse qui, depuis le XVe siècle, animait le messianisme universaliste propre à la culture occidentale. L’histoire de cette Amérique est sans doute de souche et de moule européens, mais on perçoit partout et dans tous les domaines l’empreinte d’un sceau personnel et du rejet de la simple répétition.
Edmundo O’Gorman, L’invention de l’Amérique, Recherche au sujet de la structure historique du Nouveau Monde et du sens de son devenir, p. 162.
Repenser ce que signifie aujourd’hui le fait d’être latino-américain, comme invitait à le faire le concours dans le cadre duquel cet essai a d’abord été soumis, consiste dès lors à interpréter la continuité et les transformations d’une histoire commune que l’on refuse. […]
Par ailleurs, le problème se pose à une échelle plus large : l’actuelle condition latino-américaine déborde des limites du territoire continental. Ceux qui ont laissé leur pays derrière eux, et qui contribuent désormais à l’expansion de nos cultures par-delà les frontières de la région, témoignent de la douloureuse dislocation des Latino-Américains, tout comme des occasions favorables qui leur sont offertes par les échanges globaux.
Mon intention était de saisir les irrésolutions auxquelles mène notre ambivalente insertion dans les conflits de l’heure du capitalisme : que ce soit à titre de producteurs culturels, de migrants ou de débiteurs, nous nous mondialisons.
Néstor García Canclini, L’Amérique latine au XXIe siècle, p. 2.
Ce ne sont pas tous les pays ni toutes les régions qui profitent de manière équitable de l’expansion économique et des communications favorisée par les industries culturelles. […] Aussi est-il permis d’affirmer que si le chômage est bien le principal déclencheur des migrations, la dégradation du développement éducatif et culturel n’en constitue pas moins, également, un facteur d’incitation à l’exil. […] Entre ce qui se publie (ce qu’on « nous » publie) en Europe, et ce qui l’est aux États-Unis, nous ne faisons pas qu’osciller de manière à trahir chaque fois davantage notre sujétion. Vivre en Amérique latine, ce continent qui recule, équivaut à être déconnecté de la pensée et de la création qui s’élaborent dans les métropoles.
Néstor García Canclini, L’Amérique latine au XXIe siècle, p. 50-51.
Si une formation historique d’une telle hétérogénéité a toujours rendu problématique la définition de ce qu’est l’Amérique latine et de ce que nous sommes en tant que Latino-Américains, en préciser la teneur a atteint un degré supérieur de complexité ces dernières années, depuis que s’installent des entreprises coréennes et japonaises, des mafias russes et asiatiques, alors que nos paysans et ouvriers, ingénieurs et médecins établissent des communautés « latino-américaines » sur tous les continents, même en Australie. Comment circonscrire ce que nous entendons par « notre culture » quand les musiques argentine, brésilienne, colombienne, cubaine et mexicaine sont éditées, en grande partie, à Los Angeles, à Miami et à Madrid, et que l’on danse sur ces musiques dans ces villes presque autant que dans les pays d’où elles proviennent ?
Néstor García Canclini, L’Amérique latine au XXIe siècle, p. 84-85.
Dès que j’ai commencé à vivre avec mes parents [vers 10 ans], écrire est devenu un acte de résistance. C’était, certes, une façon discrète ou indirecte de résister. J’écrivais en cachette. Mais ce fut très important parce que cela donna à la littérature une grande valeur ajoutée. La littérature devint le seul domaine où j’étais souverain.
Mario Vargas Llosa, La vie en mouvement, p. 29.
Car on comprend et on sent la famille. La patrie, en revanche, est une abstraction qui, si elle ne se traduit pas en visages concrets, n’existe pas. La patrie est une série de symboles, des amis, certains paysages, quelques images de la mémoire.
Mario Vargas Llosa, La vie en mouvement, p. 59.
Du point de vue de ma vocation je crois que ce qui a été décisif c’est d’être allé en Europe. Si je n’étais pas allé en Europe en 58 je me demande si j’aurais pu devenir écrivain. J’aurais écrit, mais à mes moments perdus. La vie aurait pu me pousser d’une façon irrésistible dans une autre direction. […] L’exil est très important parce qu’on y découvre toutes les difficultés pour être un véritable écrivain. À Lima il était très facile d’atteindre un statut culturel. J’avais gagné un prix avec une nouvelle et déjà, d’une certaine façon, j’étais considéré comme écrivain. Mais arriver en Europe et découvrir qu’on n’est rien, qu’on n’existe pas, que si l’on veut réellement être un écrivain il faut écrire et avoir une certaine ambition, et de surcroît une discipline, je crois que ce fut pour moi l’expérience fondamentale.
Mario Vargas Llosa, La vie en mouvement, p. 91-92.