Bien davantage qu’une couche superficielle qu’il suffirait de traverser pour avoir accès à l’être, la peau est surface de vibrations et de sensations, souffle de couleurs. Appel de l’autre, elle crie la nécessité du monde, de l’échange. Qu’on la touche, et elle réverbère illico le corps et le cœur sous toutes leurs coutures, à tel point qu’elle peut parfois induire des effets d’optique inattendus.
On se rappelle que Jean Genet se demandait de quelle couleur était un Noir. La question n’a jamais cessé de brûler nos lèvres et nos moi, grands lieux de bordures, de circulation de messages. Qu’on le veuille ou non, qu’on la soigne ou non, qu’elle se dévoile ou non, la peau nous touche inévitablement, peu importe les joies et les blessures qu’elle expose et voile. Oui, mais comment et avec quelles voix, de quel droit ? Questions qui appellent d’autres réponses que celles offertes par la médecine et l’esthétique.
Oser être monstrueuse
« Je regarde ma vie, me souvenant que j’étais une enfant qui aimait absolument sa mère, et la haïssait chaque fois qu’elle rentrait tard du travail. » Le ton et la forme sont palpables. Dans Peau1, Dorothy Allison se raconte, forge sa franchise en toute dureté, invente sa vérité affective et quotidienne dans une suite de textes autobiographiques publiés en première version entre 1982 et 1993 (Trash, 1988, Bastard out of Carolina, 1992, Thighs, 1993). Ce pourrait être l’histoire banale d’une petite minaudière de la classe moyenne éternellement en crise d’adolescence. C’est plutôt celle, très ordinaire, d’une femme, d’une pauvre et d’une lesbienne. Entre nature et contre-nature, cela veut dire trois fois le mépris, la peur, l’angoisse, voire, dans le contexte de sa communauté d’origine et de quelques autres endroits de par le monde, la menace de la psychose. Cela veut dire devoir légitimer son existence, cultiver son tatouage pour ne pas sombrer dans l’invisibilité, défendre ses droits les plus fondamentaux. Cela signifie aller toujours plus nue sur la place publique, faire de sa PEAU une ARME, ce que garantit le titre original de l’ouvrage (Skin, Talking about Sex, Class and Literature), plus prosaïque, moins marquant, plus musclé que le titre français.
Les faits, bruts, encore que passés au laminoir de la mise en texte : Dorothy Allison, la narratrice, est née en 1949 à Greenville, un village de la Caroline du Sud, d’une humble serveuse blanche qui l’a mise au monde à quinze ans et a eu onze enfants. Nous sommes dans une famille baptiste, intensément raciste et sexiste. Le père, alcoolique, pratique l’inceste aussi tranquillement que l’on va à la pêche à la truite. Mais il y a surtout la misère… lancinante, ignominieuse. Pas celle qu’on contemple de son petit intérieur douillet et qui fournit de belles représentations romantiques à l’honnête homme de gauche-droite. Chez les Allison, « mauvais pauvres », « vicieux », l’indigence, vécue, génère la détresse, la honte et sa dénégation, la disparition de soi. « Souffrir ne rend pas noble. Cela détruit. » Physiquement, psychiquement. Quand un misérable est misérable, on sait pourquoi. Lire David Copperfield dans la Pléiade exige tout de même un peu moins que de donner des heures à un organisme communautaire.
La peau et le moi
Dans ces conditions, la provocation consiste à transformer la haine en résistance, en force constructive. En Floride, où fuit sa famille, Dorothy plonge dans l’activisme. Entre son travail auprès d’une maison des femmes locale à Tallahassee ou au centre de Sécurité sociale, elle joue un rôle majeur au sein du comité chargé de créer le programme d’étude des femmes à l’Université d’État, s’amourache d’une héroïnomane suicidaire, édite des magazines féministes alternatifs et radicaux (entre autres Amazon Quaterly, Quest, Conditions), devient bénévole dans un centre de soins pour enfants et pour un servive d’écoute pour personnes violées. En passant ainsi de sa famille de sang à la grande famille lesbienne, c’est à une minutieuse analyse des mécanismes de la fuite et de la dissimulation qu’elle procède. Passion de la vie sous toutes ses formes, ce trajet de lutte contre les préjugés de classe, de race, d’orientation sexuelle et de religion conduit à affronter la croyance (entendue comme mythe fondateur) selon laquelle la sécurité d’une communauté dépend de l’oppression des autres.
Se décrivant comme passive, masochiste et sexuellement agressive, notre lesbienne a justement de quoi menacer une féministe de bon aloi. Elle le sait et l’écrit : « Il n’y a aucune analyse du féminisme qui rend compte de la complexité avec laquelle notre sexualité et le cœur de notre identité sont façonnés […] . » En jouant au petit futé, on pourrait bien sûr citer telle ou telle théorie illustrant à quel point Dorothy Allison généralise indûment. Bien. Mais ce qui est ici en jeu, c’est ce qu’elle nomme, influencée comme tant de femmes de sa génération par Kate Millett (sans pour autant adhérer, loin s’en faut, à plusieurs points de sa pensée), la « politique du eux », du elles, c’est-à-dire cette stratégie discrimatoire et dénégatrice par laquelle l’être humain « stigmatise celui qui est autre tout en redoutant secrètement d’être lui-même autre », ce que Michel Dorais appelle, désignant par là l’homophobie, « la peur de l’autre en soi ».
Pour nuire à sa cause, Dorothy affirme en outre un imaginaire à haute teneur fétichiste (le cuir, le latex et, pourquoi pas, les masques à gaz), s’oppose fermement au mouvement antipornographique et défend l’anticensure, position délicate s’il en est une. Son idéal sexuel : la butch exhibitionniste. Quant à l’utilisation des godemichés, why not ? Il faudra bien en venir à déplacer la symbolisation de la forme et repenser les sources de la jouissance et du contact. Ce qui exige le retour au roman familial. Si les ouvrages consacrés à l’inceste laissent insatisfaite cette professeure peu orthodoxe de création littéraire et d’anthropologie féministe, c’est parce qu’ils oublient la mère, trahissant le plus souvent pour aimer, se mentir afin d’éviter la folie et le meurtre.
Et la vérité dans tout ça ? C’est en 1975, lors d’un séminaire donné à des féministes de plusieurs pays à Plainfield par Berdia Harris, que la question se pose à Dorothy avec une acuité existentielle. Au terme d’une conférence, la professeure demande aux participantes d’écrire sur le cunnilingus en essayant d’éviter les clichés, les euphémismes, la guimauve ou la provocation gratuite. Pas facile pour une gouine que le langage des revues pornos sexistes offense et excite, qui jouit ouvertement du vocabulaire cochon et d’une bitte. Elle découvre alors qu’elle appartient à cette espèce d’individus qui « doivent écrire pour donner un sens au monde », contrer le doute identitaire, battre la folie sur le terrain du langage, faire de la littérature son lieu d’honnêteté : « Écrivez des livres engagés, furieux, sexys, scandaleux, inquiétants et dangereux. » Pour Dorothy, écrire oblige à révéler son feu, sa monstruosité, c’est-à-dire son existence, en posant devant chaque geste cette question, toujours fondamentale : « Que cela disait-il de moi ? »
L’embarquement pour Cythère
Qu’est-ce donc finalement que la peau pour Dorothy Allison ? Une réponse bilieuse insisterait sur le fait que sa définition met en lumière de manière indécente des cicatrices individuelles et collectives en tombant parfois dans le pathétique, le larmoyant, comme lorsqu’elle affirme « écrire de façon à littéralement refaire le monde ». Je retiens pourtant autre chose. Par exemple, la force, superbe, de l’adolescence et l’invitation à la révolte. Puisque la peau dit d’abord l’accueil et l’espoir, l’invitation à l’échange. La peau, lieu de nos affects et non de notre faire, nous parle, nous et notre vie, nous et nos angoisses, nous et nos cendres, notre futur immémorial. Porter enfin sa peau, c’est disparaître chaque jour un peu plus dans le dur plaisir d’exister.
1. Peau, par Dorothy Allison, trad. de l’américain par Nicolas Milon, Balland, Paris, 1999, 298 p. ; 33,50 $.