À plus de 90 ans, Nathalie Sarraute publiait avec Ici son dixième roman. On lui doit en outre de nombreuses pièces de théâtre, des essais critiques et esthétiques, de même que Enfance, une magistrale autobiographie.
Cette œuvre essentielle, on peut maintenant la lire dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Mais Nathalie Sarraute voulait-elle faire mentir ceux qui semblaient avoir décidé, en donnant au volume le titre d’Œuvres complètes, qu’elle avait dit son dernier mot ? Elle a fait paraître depuis Ouvrez, un roman où les mots, justement, refusent énergiquement de se laisser enfermer.
De Tropismes à Ouvrez
Cette pionnière du nouveau roman, russe d’origine, qui se reconnaît une filiation littéraire en Dostoïevski, Proust et Kafka, a, pour chacun de ses livres, voulu cerner les impressions fugaces qui glissent sous la surface des mots, les émotions fugitives qui nourrissent ce qu’elle appelle « sous-conversations » ou encore « tropismes ». Ce dernier terme, qu’elle a emprunté à la biologie, veut suggérer l’idée paradoxale de mouvements « immobiles » ; ils décriraient des sensations trop brèves pour parvenir telles quelles à la conscience, mais trop intenses pour ne pas y laisser de traces ni modifier les rapports interpersonnels. « Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir1. »
Ici2 et Ouvrez3 poursuivent l’exploration de cette matière subtile, aux antipodes de l’action romanesque traditionnelle, mais au cœur du psychisme et au fondement des rapports humains. Ces deux plus récents romans de Nathalie Sarraute sont surtout consacrés aux mots. Aux mots « qui ne sont pas les choses » et qui découpent le réel en laissant des trous, de grands espaces vides impossibles à combler ; aux mots qui fuient, à ceux que l’on ne parvient pas à saisir pour désigner l’idée que l’on perdra faute de pouvoir lui donner forme grâce à ce mot. En outre, Ici opère en quelque sorte une synthèse de la thématique qui avait été abordée dans les romans précédents : discours sur l’œuvre d’art (Les fruits d’or), stéréotypes entourant l’activité d’écriture (Entre la vie et la mort), impossibilité de réellement connaître « la vérité » des autres (Martereau), etc. En ce sens, c’est à Tropismes, premier roman (publié en 1939), auquel il emprunte par ailleurs sa forme (textes brefs) qu’Ici ressemble le plus. Ainsi, le recul nous permet de constater que le premier roman de l’auteure disposait d’une façon générale les pistes qu’elle emprunterait ensuite de manière plus systématique. Ici laisse par ailleurs de loin en loin apparaître qu’ « ici », c’est peut-être la désignation métaphorique d’une ultime tranche de vie, le très grand âge, qui ne permet plus de se défiler devant l’angoisse de la mort : « quand bien même ce serait ailleurs un mot aussi usuel que ‘corde’, ‘mort’, prononcé ici, rappellerait aussitôt où l’on est, exactement comme ferait, si on le prononçait dans la maison d’un pendu, le mot ‘corde’ ».
Mais « ici » – n’ayons pas peur de tous les sens que le mot suggère – c’est sans doute aussi le « lieu commun », le stéréotype véhiculé par la rigidité du langage, édifice que Nathalie Sarraute n’a pas cessé de remettre en question et sous lequel elle a trouvé la matière de ses tropismes. Ainsi, son écriture, faite de nuances et de recherches, ne vise pas à fixer un sens ; la forme empruntée tente au contraire de faire sentir l’impossibilité d’arrêter le mouvement de la signification, notamment par une abondance de métaphores relatives à la mobilité, aux déplacements, voire aux grouillements : « ‘Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie’. La forme de chaque mot, l’écart entre eux, le plus exact qui soit, permet à chacun d’eux de grandir, de s’étirer, et puis au contact de celui qui suit de se dilater, de s’étendre plus loin, de s’envoler toujours plus haut, encore plus haut, sans fin »
Dans Ouvrez, les mots deviennent « des êtres vivants parfaitement autonomes » qui se combinent malicieusement entre eux pour nous faire dire, semble-t-il, autre chose que ce que nous voulions. Ainsi, par exemple, du me dans « il me fait une pneumonie » : comment interpréter l’irruption de ce pronom personnel de première personne dans une phrase où, a priori, le je n’a pas sa place ? Manque d’égard pour ce « Il qui en toute légitimité, en toute indépendance et dignité fait sa pneumonie » ? Est-ce à comprendre comme de l’égoïsme de la part de celui (ou celle) qui devra soigner ? Et si on ajoutait encore un mot, quelles seraient les nouvelles résonances possibles de la phrase ? Si, comme elle l’a souvent précisé, Nathalie Sarraute n’est pas d’accord avec la psychanalyse quant à l’interprétation qu’il faut donner aux lapsus et autres actes manqués, elle n’en cerne pas moins admirablement, encore une fois, à quel point ce qui parle en nous dépasse notre conscience et notre volonté.
Derrière les mots
Ce qui frappe, donc, dans ces romans comme dans toute l’œuvre, c’est à quel point le travail de Nathalie Sarraute est une lutte avec les mots, les plus banals d’entre eux soulevant des vagues troubles qui charrient d’inavouables arrière-pensées, d’indicibles angoisses. Cerner à quel point les mots se défilent (ils ne permettent pas d’exprimer exactement ce que l’on ressent) en même temps que, d’une autre façon, ils nous échappent (puisqu’ils peuvent provoquer chez l’autre des réactions inattendues) est la matière littéraire que Nathalie Sarraute n’a jamais cessé de creuser.
Bien sûr, son œuvre exigeante, qui fait fi des personnages et de l’histoire qu’ils sont censés incarner, et qui repose sur des « conversations » dont il n’est pas toujours facile de déterminer si elles ont été prononcées, touche par sa forme un degré d’abstraction que même les autres nouveaux romanciers n’atteignent pas ; mais ce qu’elle tente de saisir est concret : elle cherche à donner une forme à des impressions qu’elle est convaincue de ne pas être seule à vivre. « Ceux qui n’ont pas senti cela n’ont pas besoin de me lire ! Ils le sentent ou ils ne le sentent pas ! C’est tout. C’est un immense travail, un travail dont vous n’imaginez pas à quel point il est dur. Et après cela, je vais tout aplatir, expliquer à ceux qui ne perçoivent pas ce que je veux dire ? Non, non4 »
Les amateurs de Sarraute liront néanmoins avec intérêt l’étude de Françoise Asso : Nathalie Sarraute, Une écriture de l’effraction5. Dans une forme universitaire qui analyse le fonctionnement des textes – en évitant toutefois le recours à un langage par trop abscons – l’œuvre est abordée par le biais des différentes techniques romanesques pratiquées par l’auteure. En prenant d’entrée de jeu appui sur Enfance au même titre que sur les romans, Françoise Asso montre bien que dans son autobiographie – genre au départ décrié par les nouveaux romanciers bien qu’ils y soient presque tous venus depuis – l’auteure poursuivait le même objectif esthétique que dans ses romans et son œuvre dramatique : exprimer le non-dit et mettre à l’épreuve les certitudes. C’est ainsi que Nathalie Sarraute, transposant au plan autobiographique une technique utilisée dans ses romans, a détrôné le narrateur à la première personne, le je envahissant, pour mettre en présence deux tu qui ne permettent plus à la complaisance narcissique d’imposer un sens univoque et définitif.
Une œuvre polyphonique
Françoise Asso analyse cette technique des dialogues romanesques, qui donne à l’œuvre sarrautienne son mouvement spécifique. La plupart du temps, les paroles échangées ne visent pas un objet pour lui-même, mais sont autant de rapports de force où le jeu consiste à prendre « l’adversaire » de biais et à l’enfermer dans son propre silence. Parallèlement, la réprobation de l’autre (son jugement) est incluse dans le discours que le sujet se tient à lui-même. Ainsi, le fonctionnement du texte est soumis à la logique du discours imaginairement adressé à l’autre, d’où la difficulté d’établir une frontière nette entre conversations et sous-conversations. Il en résulte une tension qui traduit l’isolement du sujet, l’impossibilité d’une véritable communication et l’inaccessibilité à soi-même. Comme l’énonciateur est souvent irrepérable et que les pronoms qui désignent les personnages sont interchangeables, l’indécision est amplifiée au point que les romans de Nathalie Sarraute produisent un effet, témoignent du mouvement d’une recherche, beaucoup plus qu’ils ne proposent un sens. D’ailleurs, la fin de chacun des romans, qui laisse une question ouverte ou une situation en suspens, « a une valeur purement artistique ; le roman se boucle poétiquement […], mais laisse irrésolue la question de la signification ».
En outre, Nathalie Sarraute ne privilégie pas une énonciation par rapport à une autre, c’est dire qu’elle ne donne pas à entendre que la vérité se trouve dans tel énoncé. La disparité des points de vue est à interpréter en tant que telle ; aucun objet n’est entièrement compris, ou perçu, dans un regard unique. C’est ainsi que les mêmes phrases reviennent et que des moments semblables se répètent, affectés par l’ironie ou modifiés par un contexte différent.
Autre particularité des textes de Nathalie Sarraute étudiée dans Une écriture de l’effraction : leur conception morcelée, composés qu’ils sont d’une mosaïque de micro-récits pratiquement autonomes. Tropismes, Ici et Ouvrez sont à cet égard exemplaires puisque les fragments sont matériellement détachés les uns des autres, découpés par des blancs et des espaces. Ce principe de morcellement est également utilisé par Nathalie Sarraute dans les romans qui présentent une continuité matérielle plus classique. Françoise Asso analyse les glissements d’un « morceau » à l’autre, elle met en évidence la logique thématique ou métaphorique qui justifie leur articulation.
Il ressort de l’essai de Françoise Asso (dont seules quelques grandes lignes ont été esquissées ici) une grande admiration pour l’œuvre de Nathalie Sarraute. C’est sans doute pourquoi les perspectives demeurent ouvertes, qu’il s’agit moins d’interprétation que de mise en évidence d’une certaine stratégie discursive. En effet, prétendre fixer par l’interprétation une œuvre dont le but a toujours été de suggérer un espace qui échappe à la rigidité du langage relèverait d’un aplatissement que craint par dessus tout, il me semble, Nathalie Sarraute : « Vous comprenez, on se donne un mal de chien pour écrire des textes, ça demande un immense travail dont ils n’ont pas la moindre idée, ceux qui le lisent, et après ça, il faut leur faciliter la tâche ! Je n’ai rien à dire, je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai déjà dit cent fois. Rien qui n’ait été dit et répété6. »
1. L’ère du soupçon, par Nathalie Sarraute, Gallimard, Paris, 1956, p. 8.
2. Ici, par Nathalie Sarraute, Gallimard, Paris, 1995.
3. Ouvrez, par Nathalie Sarraute, Gallimard, Paris, 1997.
4. « Je n’ai rien à dire », entretien avec Laurence Liban, dans Lire, no 238 (septembre 1995) p. 32.
5. Nathalie Sarraute, Une écriture de l’effraction, par Françoise Asso, PUF, Paris, 1995.
6. « Je n’ai rien à dire », entretien avec Laurence Liban, dans Lire, n° 238 (septembre 1995), p. 36.
Nathalie Sarraute a publié :
Tropismes, Minuit, Paris, 1957 [Denoël, 1939] ; Martereau, Gallimard, Paris, 1953 ; Portrait d’un inconnu, Gallimard, Paris, 1948 ; L’ère du soupçon, Gallimard, Paris, 1956 ; Le planétarium, Gallimard, Paris, 1959 ; Les fruits d’or, Gallimard, Paris, 1963 ; Le silence, le mensonge, Gallimard, Paris, 1967 ; Entre la vie et la mort, Gallimard, Paris, 1968 ; Isma, Gallimard, Paris, 1970 ; Vous les entendez ?, Gallimard, Paris, 1976 ; « Disent les imbéciles », Gallimard, Paris, 1976 ; Théâtre, Gallimard, Paris, 1978 ; L’usage de la parole, Gallimard, Paris, 1980 ; Pour un oui ou pour un non, Gallimard, Paris, 1982 ; Enfance, Gallimard, Paris, 1983 ; Paul Valéry et l’enfant d’éléphant – Flaubert le précurseur, Gallimard, Paris, 1986 ; Tu ne t’aimes pas, Gallimard, Paris, 1989 ; Ici, Gallimard, Paris, 1995 ; œuvres complètes, sous la dir. de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 1996 ; Ouvrez, Gallimard, Paris, 1997 ; Nathalie Sarraute, Lecture, (disque compact), « À voix haute », Gallimard, Paris, 1999.