Double bonheur, s’il en est, que cette parution simultanée d’un recueil de nouvelles et d’un roman de John McGahern, l’un des plus célèbres écrivains irlandais contemporains, toutes générations confondues, dont la renommée n’a rien à envier à celle des grands écrivains de ce siècle.
Pour ajouter au contentement du lecteur, le roman ne porte nullement ombrage aux nouvelles, et ces dernières ne gênent nullement la lecture du roman. Au contraire, tant l’univers romanesque que celui qui se déploie dans les nouvelles témoignent de l’immense talent de John McGahern, de sa maîtrise narrative de ces deux genres qu’on oppose trop souvent, faute de les comprendre et de les accepter pour ce qu’ils sont, et non pour ce qui les différencie. Rien de médiocre ici. Que du talent, du talent, et encore du talent. À vous ravir à certains moments, tant tout paraît simple sous cette plume enchantée, et à vous faire damner d’envie à d’autres moments.
Le mystère de la banalité…
Dans Les créatures de la terre1, un recueil qui regroupe trois nouvelles inédites, John McGahern brosse le portrait d’une Irlande repliée sur elle-même, recluse, résolument insulaire. Ne nous méprenons pas toutefois, cette attitude n’a rien à voir avec le refus d’une quelconque modernité en marge de laquelle s’inscrirait l’Irlande ; elle réfère plutôt au tempérament de l’insulaire lui-même, à son obstination farouche à vouloir préserver son identité, à refuser ce qui vient d’ailleurs. Verserais-je dans la tautologie en disant que les personnages du romancier sont des êtres obstinés ? Sans aucun doute.
Que les nouvelles relatent la perte d’un être cher, le drame d’une vie brisée sous le poids d’une société tout autant austère qu’hypocrite, ou des funérailles à la campagne qui réunissent trois frères, c’est l’âme irlandaise elle-même qui nous est ici livrée sans artifice d’aucune sorte. Tout l’art de John McGahern réside dans cette approche feutrée, dans cette façon de dévoiler l’essentiel sans en avoir l’air. Une sobriété exemplaire préside à la mise à nu. John McGahern excelle à sonder l’âme humaine, à nous en livrer les abysses sans jamais paraître plonger dans ses profondeurs.
Nul grand débat métaphysique ne ronge ici la conscience des personnages ; leur quotidien suffit amplement à illustrer tour à tour la solitude, la souffrance, la douleur, voire la colère et le vide. Les personnages mis en scène sont constamment sur la brèche entre leur idéal et la réalité, cette dernière les rattrapant toujours par la peau du cou. Les trois textes du recueil soulignent la fragilité et la vulnérabilité de la condition humaine, et nous rappellent sans cesse sa finalité.
… et celui de l’humour
Sur un tout autre mode, Le pornographe2 met en scène un écrivain raté, un poète, qui gagne sa vie, comme le titre le laisse entendre, en écrivant des récits pornographiques. Contrairement à la gravité des nouvelles, le ton est ici beaucoup plus léger, John McGahern faisant preuve d’un humour irrésistible, féroce par moments. Oscillant sans cesse entre la vacuité d’une existence qu’il laisse aller à vau-l’eau, autant par manque de conviction que parce qu’il finit par se prendre à son propre jeu de l’écrivain miteux, et à s’y complaire, et les obligations familiales qui lui font régulièrement rendre visite à une vieille tante qui se meurt d’un cancer, le narrateur porte ici un regard dévastateur sur tout ce qui l’entoure.
Heureusement pour nous, l’ironie le tient à saine distance de toute forme de jugement sur sa propre condition, l’absence de motivations profondes faisant ici oublier l’idée même de motivation. La vie est moche, les gens sont moches et les récits dans lesquels il s’abîme corps et âme le sont encore plus. Et c’est en quelque sorte de cette situation méprisable qu’il tire son inspiration, ou ce qu’il faudrait peut-être plus justement appeler son énergie créatrice, s’amusant même à entremêler sa propre vie aux épisodes érotico-burlesques qui font le délice de son éditeur. Jusqu’au moment où la farce le rejoint à son tour – comme on le dit de la réalité –, où l’aventure d’un soir persiste au petit matin, et le lendemain, et le surlendemain, jusqu’à l’irréparable.
En apparence opposées, ces deux visions du monde n’en finissent pas moins par se rejoindre, l’une et l’autre épousant tour à tour nos grands et petits malheurs, ces derniers se prêtant sans doute mieux à l’ironie que manie fort habilement l’auteur. De cette histoire d’écrivain raté qui se prête au jeu de la pornographie bon marché pour survivre, qui fuit toute responsabilité autant qu’il se fait un point d’honneur d’assumer ses erreurs, ce qui l’amène malgré lui au coeur du débat toujours actuel de l’avortement, c’est notre prétention à maîtriser nos vies que John McGahern embroche ici avec une ironie décapante, nous rappelant de façon on ne peut plus métaphorique notre stature humaine dans cette valse à deux temps que dansent la vie et la mort.
1. Les créatures de la terre, par John McGahern, trad. de l’anglais (Irlande) par Alain Delahaye, Albin Michel, Paris, 1996, 162 p. ; 28,95 $.
2. Le pornographe, par John McGahern, trad. de l’anglais (Irlande) par Alain Delahaye, Albin Michel, Paris, 1996, 410 p. ; 47,95 $.