Le 1er novembre 1968, jour de la Toussaint, Jean-Marie Laclavetine, en compagnie de l’un de ses frères, de sa sœur aînée et de son amoureux, se promène sur les rochers qui surplombent la Chambre d’Amour, nom donné à la grotte creusée par les vagues entre les plages d’Anglet et le phare de Biarritz.
Insouciant du danger, le petit groupe admire la fureur des vagues qui viennent ce jour-là se fracasser sur ces mêmes rochers. Il n’aura suffi que d’un moment d’inattention pour que l’une de ces vagues les fauche avant de se retirer, emportant la vie de la sœur de l’auteur.
Une amie de la famille1, paru en 2019, relate, avec autant d’intensité que de sobriété, le drame survenu ce jour-là. Cinquante ans passeront avant que Jean-Marie Laclavetine ne décide de rompre le silence entourant la mort de sa sœur. Il lui aura fallu attendre la mort de ses parents avant de partir à la rencontre de celle que l’on ne désigne plus que sous l’appellation d’une amie de la famille pour ne pas avoir à remuer le passé, à réveiller la douleur qui y est associée. « L’événement a transformé mon existence. La mort m’a fait ce que je suis », confesse Laclavetine dans ce premier récit dans lequel, sous forme d’enquête, il cherche à imaginer la vie qui aurait été la sienne, n’eût été le drame survenu ce jour-là. Jean-Marie Laclavetine s’efforce de restituer le portrait le plus juste possible de sa sœur Annie, de briser le silence dans lequel la famille l’a emmurée, croyant de la sorte contenir l’immense chagrin qui s’est abattu sur les siens, et de lui rendre ainsi un hommage posthume. Il était toutefois loin de se douter de l’impact que son récit provoquerait, au sein tant de sa famille et des amis proches ou plus éloignés qui avaient côtoyé sa sœur que des lecteurs. Si, comme il l’écrit, on avait enseveli Annie dans un tombeau de silence, la quête entreprise pour l’en libérer eut un écho inattendu auprès des amis d’autrefois et des lecteurs qui trouvèrent dans ce récit apaisement et réconfort, à la suite d’événements tout aussi dramatiques survenus dans leur propre vie. Une confrérie de lecteurs se manifeste à la sortie du livre, certains ayant affronté des événements tout aussi dramatiques dans leur vie, et entraîne Laclavetine dans le projet qui s’impose par la suite. « Le livre, écrit Jorge Luis Borges, n’est pas une entité isolée : il est une relation, il est l’axe d’innombrables relations », ainsi que le rapporte Laclavetine qui fait siennes les paroles de Borges.
La vie des morts2 se présente comme le prolongement d’Une amie de la famille. Laclavetine s’adresse cette fois directement à sa sœur pour lui raconter ce que les vivants lui ont confié après avoir lu le récit qu’il lui a consacré, pour lui faire savoir quel souvenir ils gardent d’elle (l’amoureux qui ne s’est jamais vraiment consolé, l’amie qui a conservé les lettres qu’elles avaient échangées, les membres de la famille qui tentent de démêler leurs souvenirs) ou, pour les lecteurs qui ne l’ont jamais connue, comment elle a su éveiller en eux un élan de sympathie. Annie devenait ainsi une sœur, une amante, une amie universelle.
« Je veux m’adresser à toi comme si tu étais vivante », confesse d’emblée Laclavetine, et il y parvient magnifiquement. Au fil des pages, Annie revit sous nos yeux ; avec elle la mémoire ravive les souvenirs que l’on avait jusque-là soigneusement enfermés et cadenassés dans l’oubli. En écrivant sur la mort de sa sœur, sur l’impact que ce drame a créé au sein de sa famille, comme auprès de tous ceux qui l’ont connue, Laclavetine interroge le pouvoir de l’écriture, et ses limites. « L’écriture aurait-elle le pouvoir de ressusciter les morts ? Non, bien sûr », s’empresse-t-il de répondre avant d’ajouter : « Mais elle fait sentir puissamment leur présence ». L’adolescent qu’il était au moment du drame n’a jamais oublié comment Alexandre Dumas a su lui apprendre que les morts ne meurent jamais dès lors que l’on sait raconter leurs faits et gestes, comme il l’a fait pour Athos, Porthos et Aramis, leur conférant une éternelle jeunesse même au seuil de la mort puisqu’il s’agit de revenir quelques pages en arrière pour les voir aussitôt revivre. « Il fallait faire de nos vies un récit ; or, même si l’on cherche à préserver la sincérité la plus grande, cela n’a rien de naturel de raconter une vie, c’est un travail, une mise en forme et en voix, et la spontanéité peut se révéler, en l’occurrence, notre pire ennemie. »
La puissance mystérieuse de l’écriture ne cesse de sonder et d’interroger Laclavetine tout au long de ce récit. Elle ne peut ramener à la vie les êtres chers, mais elle parvient à dénouer, à rendre compréhensible ce qui jusque-là échappait à notre entendement. À ses yeux, le but de la littérature n’est autre que de nous donner « à voir et à comprendre la vie dans ce qu’elle a de plus cru, de plus mystérieux, la littérature nous hisse vers notre propre humanité ». Les personnages des livres nous révèlent parfois nos vérités intimes ; à notre tour, nous leur rendons la part de vie qui leur appartient. Chaque fois qu’un lecteur, une lectrice lira le récit qu’il a consacré à sa sœur, cette dernière reprendra vie, comme Athos, Porthos et Aramis chaque fois qu’on se replonge dans le récit de leurs exploits.
La vie des morts est un livre lumineux, qui traite davantage de la vie que de la mort, du récit de chacune de nos vies, et du pouvoir de l’écriture pour faire obstacle à l’oubli, au silence. En écrivant ces deux récits, qui se font écho, Jean-Marie Laclavetine s’interroge sur son propre parcours : a-t-il renoncé à jamais à la fiction ? Il est sans doute prématuré d’avancer quelque réponse, mais l’on devine que ces deux livres marquent une étape importante dans son parcours d’écrivain. Si son objectif premier était de décrire la vague qui a emporté sa sœur, puis de faire écho au drame vécu par chacun, la finalité demeure la même : « Pourquoi écrire, si ce n’est pour chercher la trace dans le vivant de ce qui n’est plus ? »
1. Jean-Marie Laclavetine, Une amie de la famille, Folio, Paris, 2019, 192 p. ; 14,95 $.
2. Jean-Marie Laclavetine, La vie des morts, Gallimard, Paris, 2021, 201 p. ; 32,95 $.
EXTRAITS
Parfois, la mort d’un être adoré est comme une naissance. Bien qu’affreuse, elle ouvre des horizons nouveaux, nous fait nous sentir à la fois plus libre et plus fort. Elle est pleine d’une vie inextinguible.
La vie des morts, p. 21-22.
Je cherche, en toute simplicité, à partager une interrogation sur le sens de notre présence au monde.
La vie des morts, p. 31.
Toute littérature est faite avec du chagrin. Pour autant, ce n’est pas du chagrin qu’elle cherche à susciter, mais une forme de paix, un accord, un plaisir.
La vie des morts, p. 150.