« Que cherche-t-on dans l’origine ? De quoi innerver et modeler chaque présent qui lui succède », écrit Jan Outis dans la conclusion de Remarques sur les origines de la peinture qui suit Le lézard, l’araignée et l’ange1. Propos fort à propos, si l’on peut dire, dans la mesure où il concerne peut-être l’origine même de ce petit livre. Métalangage donc, ou délire d’une lectrice travaillée par cette quête de l’origine ?
N’importe quelle œuvre est inextricablement liée au contexte qui l’a vue naître ; qu’il soit génie ou pasticheur, l’artiste crée à partir des signes qu’ont fait émerger ses prédécesseurs. Voilà une vision admise de nos jours, que prouvent d’une certaine façon les études littéraires en sociocritique. Plongé dans une œuvre anonyme, par exemple, on cherchera vainement les traces d’une existence particulière, d’un visage, comme si, sans elles, c’est le sol même qui s’effritait. Mais, sans jouer ici de sophisme, on pourrait renverser cette perspective en disant que c’est l’œuvre qui fait naître le contexte, c’est-à-dire que l’œuvre interroge et met en scène son propre mythe des origines. Par le fait même, l’origine « véritable » deviendrait secondaire. Bien sûr, on n’entrera pas de la même façon dans un essai écrit par un Allemand durant la Seconde Guerre mondiale qu’on en abordera un autre dont l’auteur est notre contemporain québécois ; on oubliera cependant cette situation d’émergence quand l’œuvre arrivera à construire sa propre genèse.
C’est dans cet espace intermédiaire, entre l’Allemagne et le Québec, entre le faux et le vrai, le mythe et la réalité, que j’ai entrepris la lecture du livre de Jan Outis. Ou celui d’Éric Méchoulan, le traducteur ? Je ne possède guère (ou presque) plus d’indices du supposé subterfuge que ma petite, et parfois trompeuse, intuition. Rien en tout cas sur la Toile, ni sur Jan Outis, mort noyé quelques mois après l’érection du mur de Berlin, au dire de Méchoulan, ni sur Jean Outis, auteur et éditeur de la Haute-Provence, qui aurait signé en 2007 dans les cahiers littéraires Contre-jour un article sur Yasushi Inoué, en même temps qu’Éric Méchoulan
Parmi la masse des livres dont sont envahies les librairies, l’ouvrage a tout de suite attiré mon attention par son sujet, les origines de la peinture, mais aussi à cause du halo de mystère qui entourait son auteur, Jan Outis. Dans sa présentation, Éric Méchoulan évoque les circonstances de cette découverte extraordinaire : alors qu’il séjournait dans un petit village près de Leipzig, à la fin de l’année 1989, il aurait trouvé dans un grenier le manuscrit jamais édité du Lézard, l’araignée et l’ange, œuvre d’un psychiatre dont on disait, à tort, qu’il avait participé à la purge nazie. C’est à peu près tout ce qu’il réussit à savoir de l’auteur, après de multiples recherches qui le menèrent jusqu’aux bureaux de la Stasi (!) : « Derrière une salle remplie de flacons où gisaient des sortes d’embryons monstrueux dont Ulrich m’apprit qu’il s’agissait d’étoffes imbibées des odeurs d’individus suspects pour que les chiens puissent les reconnaître sous les déguisements les plus improbables, nous avons trouvé des registres et des fichiers par milliers ». C’est dans ces archives que fut découvert l’autre manuscrit, Remarques sur les origines de la peinture, « où les informateurs avaient cru repérer des renseignements codés tant ces préoccupations érudites semblaient éloignées des habitudes médicales du psychiatre et du langage des nosographies au milieu desquelles elles détonnaient comme un bleu de travail surprendrait dans une armoire remplie de robes du soir et de smokings ». Un ton et une suite de coïncidences manifestement romanesques.
Le premier des textes est composé de trois suites de prose poétique ; le second développe sur un mode essayistique les réflexions du premier, à moins qu’il en soit le terrain préparatoire « J’ai choisi de m’en tenir à l’ordre chronologique de la découverte de ces textes, écrit Méchoulan, car il vaut mieux, quand on le peut, ne pas choisir. » On pardonne donc à Jan Outis, dont les œuvres sont publiées malgré lui, les quelques répétitions entre les parties. Et même à Éric Méchoulan, à supposer qu’il soit l’auteur, parce que, d’une certaine façon, on serait devant une fiction, le roman d’une réflexion, avec ses détours et ses retours. Traditionnellement, la poésie comme l’essai tendent vers la vérité. Laisser transparaître de faux indices biographiques – ici, l’expérience de la guerre, de la faim, de la folie – fait passer le texte de la vérité vers la fiction. Enfin, un peu.
Trois parties donc, dans un texte comme dans l’autre, qui renvoient à autant de façons de considérer la peinture : ombre, reflet, empreinte, « trois origines tressées à fleur de peau, où la métamorphose est première et le déplacement, souverain ». Pour illustrer ces façons, l’auteur fait appel à des mythes plus ou moins connus. Il sera question de cette jeune fille qui, disait Pline, avait dessiné sur un mur la silhouette de son amant partant à la guerre ; on fera ensuite référence à Narcisse – il n’aurait pas été amoureux de son image, mais plutôt fasciné par le phénomène même du reflet – puis aux légendes entourant le saint suaire, qui montrent la peinture comme une quête de l’au-delà. Ainsi, écrit l’auteur, « si l’on cherche moins dans le miroir la ressemblance que le fait même de voir (jusqu’à la métamorphose), si l’on trouve moins dans l’ombre la sombre copie que le destin de chaque présence, si l’on découvre moins dans l’étoffe le portrait d’un Dieu que la singularité d’une lumière, alors l’origine ne fonde rien ». Réflexion on ne peut plus stimulante, riche, originale, qui ouvre à la question de l’identité et qui devait assurément intéresser le psychiatre Jan Outis. Nous sommes, semble-t-il dire, cette ombre, ce reflet, cette empreinte, un instant dans le mouvement des choses. Nous sommes nous-mêmes mouvements, et c’est une illusion que de croire qu’un pays, une époque puissent nous dire une bonne fois pour toutes.
1. Jan Outis, Le lézard, l’araignée et l’ange suivi de Remarques sur les origines de la peinture, trad. de l’allemand par Éric Méchoulan, Le lézard amoureux, Montréal, 2011, 80 p. ; 16,95 $.
EXTRAITS
Choses qui bougent, on vous voudrait nouées ; choses liées, on vous rêverait changeantes ; choses fugaces, on vous inventerait stables et prospères ; choses qui reviennent, on vous dévêtirait du passé ; choses qui meurent, on vous emmènerait au cimetière ; choses qui vivent, on vous y promènerait aussi, au bras du jour ou de la nuit, au bras du fleuve ou des nuages, au bras de ce qui n’a pas de bras.
p. 30
Dans la peinture, nous lisons ce qui nous fonde, la ligne qui nous définit, la chaleur contemplée d’un instant gelé.
p. 56