S’imagine-t-on un bref instant savoir quelque chose du Québec que l’instant suivant vient ridiculiser cette prétention. Il suffit, en effet, d’un coup d’œil sur les plus récentes publications concernant le Québec pour qu’aussitôt soient remis en question le concept de nation, le regard de l’histoire, tel ou tel parcours individuel ou encore la perception que l’étranger se fait du Québec ou que le Québec se fait de lui-même.
Impossible d’examiner les relations entre la France et le Québec ou entre le Québec et le monde sans qu’intervienne, le plus souvent avec lourdeur, la susceptibilité d’Ottawa. Impossible, par ailleurs, de scruter le comportement du Québec lors de la guerre de 1939-1945 sans composer un autre triangle : Québec, Vichy et la France libre ou, si l’on préfère, Québec, Pétain et de Gaulle.
Le travail d’Éric Amyot1 aborde le second de ces thèmes délicats. Le Québec n’apprécie guère qu’on lui reproche aujourd’hui d’avoir, au temps jadis, préféré Pétain à de Gaulle. Amyot mène cependant son enquête avec tant de sérénité et de rigueur qu’apparaissent la nature et les limites du pétainisme québécois. Vichy, explique-t-il, tenait un discours dont les résonances morales convenaient au clergé d’ici. D’autre part, à Washington et à Ottawa, le régime de Vichy échappa également à la condamnation spontanée. À tout prendre, on était presque reconnaissant au Québec de garder ouverts certains canaux de communication avec lui. Donc.
Amyot distingue avec clarté ce qui, dans l’évolution québécoise vers l’hypothèse de Gaulle, a dépendu des personnes et ce qui découla de la conjoncture. Selon le dynamisme et l’habileté des porte-parole des deux camps, le plaidoyer en faveur du général de Gaulle séduisait davantage ou, au contraire, cédait l’avant-scène aux propagandistes de Vichy. Du moins jusqu’à ce que les États-Unis se décident enfin à déclarer la guerre aux pays de l’Axe et que le Canada choisisse de Gaulle lui aussi. Tout cela est raconté avec goût, sans hargne et sans complaisance.
Frédéric Bastien2 aborde lui aussi un terrain miné. L’émotion envahit aisément le discours dès qu’il s’agit d’apprécier, au sens premier du terme, la spectaculaire intrusion du général de Gaulle dans la politique québécoise. Rares sont ceux qui minimisent l’importance de l’événement ; plus rares encore ceux qui peuvent en parler avec détachement. Bastien puise à toutes les sources, les compare et les confronte, ne présente comme assuré que ce qu’il a minutieusement vérifié. De très fiable façon, il fournit l’identité de ses témoins ; quand sa source exige l’anonymat, il le signale et laisse le lecteur juger.
L’enquête de Bastien projette une lumière crue sur plusieurs durables mystères. On comprend pourquoi, de sympathique qu’il était à la cause souverainiste, Jacques Chirac la regarde aujourd’hui, au mieux, avec tiédeur. On comprend la froideur hautaine avec laquelle François Mitterrand toisa, puis ignora René Lévesque, alors que les deux hommes auraient pu et dû marier leurs convergences socialistes. On obtient la liste hallucinante des mesquineries entêtées par laquelle la diplomatie fédérale s’efforça de réduire le rôle du Québec dans la francophonie. Et on apprend comment l’Ontario, peut-être pour faire une fleur au gouvernement central, tenta cavalièrement de rebaptiser sa maison de Paris pour en faire l’égale de la délégation générale du Québec ! Bref, beaucoup de faits et un survol attentif et cohérent.
Avec Philippe Séguin3, l’examen du triangle Paris-Québec-Ottawa prend un coup de jeunesse. L’homme, qui appartient à la mouvance gaulliste, n’est quand même pas réductible à une quelconque discipline partisane. Sa franchise, peu commune dans l’univers feutré des approximations diplomatiques, a quelque chose de rafraîchissant et d’éminemment crédible. S’ajoutant à une solide connaissance du Québec, ces qualités font du livre de Philippe Séguin une lecture incontournable, à condition, bien sûr, d’ignorer le titre détestable. Acceptons sans grandes réticences le survol que propose Séguin de l’histoire québécoise et concentrons l’attention sur la conclusion qu’il en tire. Séguin veut que le Québec et la France osent, ensemble, donner enfin un contenu à la francophonie. Qu’on substitue au rituel grandiloquent et vide des Sommets une organisation déterminée à bâtir une réplique francophone à l’homogénéisation anglo-saxonne. Le Québec va-t-il sauter sur l’invitation ? Séguin le voudrait, mais craint que non. Car le Québec, qui, déjà, préserve péniblement sa modeste présence internationale au sein de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), préférera peut-être conserver frileusement le statu quo de peur de voir Ottawa remettre même ce « petit peu » en question. Et Séguin, dans un raccourci qui a déconcerté, presse le Québec d’obtenir l’aval d’Ottawa pour contribuer à la transformation de la francophonie. Cet appel, sous ses airs candides, a le mérite d’être net, résolument tourné vers l’avenir et de traiter le Québec en partenaire irremplaçable de la France.
Comme s’il entendait saisir au vol la suggestion de Philippe Séguin, Jean-Marc Léger4 propose des souvenirs qui ont, en plus de leurs qualités stylistiques, l’immense mérite d’en dire long sur la naissance et la récente évolution de la francophonie. Car Léger fut des premiers combats et de toutes les initiatives. Son cheminement fit de lui tour à tour un journaliste, un diplomate, un haut fonctionnaire, un élégant intermédiaire entre pays et universités francophones, mais la conviction ne changea jamais de cap. Aux qualités professionnelles et aux savoirs techniques s’ajoutent toujours un inébranlable respect de la langue et le désir d’ouvrir le Québec sur le monde. Cela rend le livre tonifiant pour quiconque aime que les choses soient bellement dites. En plus de s’exprimer avec justesse et raffinement, Léger dit aussi quelque chose. Sans hargne, il raconte lui aussi les mesquineries du gouvernement canadien et les met en parallèle honteux avec, par exemple, le comportement de la Belgique. Il éclaire également, grâce à de courts portraits de personnalités rencontrées, la compréhension de la scène internationale. Dans cette veine, il faut lire le portrait étonnamment juste que brosse Léger de René Lévesque. Le type de livre qui balise heureusement la réflexion.
Pays neufs et nations entêtées
D’autres ouvrages encore, dont certains écrits à plusieurs mains, reviennent sur le thème jamais épuisé de l’identité québécoise. Christian Rioux5, par exemple, investit dans le recul et cherche auprès de collectivités de taille modeste de quoi comprendre et éclairer l’aspiration et le cheminement du Québec. L’Écosse marche d’un pas tranquille vers l’autonomie qui convient à une nation qui se sait distincte, la Belgique laisse à ses composantes la marge de manœuvre qu’exige un rôle international, les Navajos vont à l’encontre du « melting pot » américain, le pays basque réclame, comme le faisait au Québec le rapport Allaire, le rapatriement d’une brassée de compétences que Madrid exerce au mépris de la constitution, la Slovénie regarde la Yougoslavie comme un malentendu et Milosevic comme un anachronisme… Le regard est celui du journaliste, le style celui de la culture, de l’écoute et de la culture. Le Québec s’en trouve utilement éclairé.
Gérard Bouchard6 recourt, lui aussi, par journaliste interposé, à la méthode comparative. Il l’applique d’une manière autre et qui intègre plus systématiquement l’histoire à l’analyse. Il en résulte, constamment mais sans que les faits semblent indûment mobilisés, une éclairante relativisation. Ce que les Québécois dénomment grande noirceur a eu lieu ailleurs à peu près au même moment. La révolution tranquille cesse d’être un phénomène propre au seul Québec. En plus d’une vingtaine de contextes différents, des pays auxquels une histoire trop courte n’a pas façonné une mémoire suffisamment étendue ont à choisir entre l’imitation de l’empire fondateur et la marche sans balises, entre le style métropolitain et l’autonomie aventureuse. Certains rompent avec leur source, d’autres, selon la forte expression de Bouchard, choisissent leurs ancêtres. Ils seront fils de Créoles, non bâtards d’Espagnols. Le regard est pénétrant, mais prudent. Bouchard, à plusieurs reprises, se refuse à suivre Michel Lacombe qui aurait tôt fait d’affirmer la trahison des clercs. Bouchard se refuse également, même si Québec et Porto Rico semblent les seuls pays neufs d’Amérique à ne pas avoir conquis l’indépendance, à parler d’une logique irréversible. Qu’un problème identitaire se pose, soit, mais aucun volontarisme ne dispense un pays de sa maturation propre. La comparaison débouche sur un calme fait d’humilité et de confiance.
Même s’il date de 1998, l’ouvrage d’Arthur Tremblay7 mérite amplement de prendre place parmi les textes à lire sur le thème de l’évolution québécoise. Voilà, en effet, un superbe cerveau qui, après des décennies d’adhésion aux vertus du fédéralisme, les juge tout à coup si contraignantes et abruptes que la souveraineté québécoise en devient possible. Pareil revirement, surtout quand il se raconte avec rigueur, honnêteté et humour, est fascinant à observer. On aurait aimé, cependant, que la structure du livre soit plus spontanément limpide. Cette œuvre posthume a requis, en effet, l’intervention de plusieurs mains ; la part de chacune ne saute pas toujours aux yeux.
Avec Penser la nation québécoise8, la réflexion se fait carrément collective. Non parce que toutes les contributions aboutissent aux mêmes diagnostics, loin de là, mais parce que le champ ouvert à l’analyse est nettement circonscrit : la quinzaine d’intellectuels appelés à penser la nation québécoise traitent du sujet et de rien d’autre. Le recueil en devient dense, exigeant, diversifié, professionnel. Au départ, Michel Venne, rédacteur en chef adjoint du Devoir, situe intelligemment chacun des propos ; en conclusion, Guy Rocher montre, sans homogénéisation, ce qu’a de particulier ce travail conceptuel d’intellectuels de haut vol.
Québec 20009 se présente d’aussi heureuse façon, mais accorde une importance encore plus grande à la dimension historique. Certes, les penseurs rassemblés autour de Michel Venne puisaient eux aussi à pleines mains dans l’histoire, mais ils ne se faisaient pas une obligation stricte de le faire. Il en va autrement pour les treize directeurs de collection de la maison Hurtubise HMH et pour la demi-douzaine d’autres penseurs qui les rejoignent. Cette fois, il s’agit de mesurer le chemin parcouru par le Québec depuis la création des Cahiers du Québec. Ligne droite ou zigzag ? Avancée ou recul ? Jeu de pendule ou tendance lourde ? Autant de questions pertinentes à propos de la philosophie et de l’histoire, de la religion ou de la communauté anglophone ; autant de réponses offertes par des gens qui ont vécu les 30 ans d’existence des Cahiers. On remarquera cependant une différence de tonalité. Lorsque ce sont les directeurs de collection qui sortent de l’ombre et qui, pour une fois, prennent eux-mêmes la parole, le style est presque toujours celui du bilan ; quand la parole est donnée non à de discrets catalyseurs, mais à des personnalités habituées à intervenir elles-mêmes dans un secteur particulier, le chapitre penche davantage du côté de l’éditorial. L’observation ne constitue pas un reproche. Elle n’est d’ailleurs pas toujours fondée, la meilleure illustration du contraire étant le texte agréablement piquant qui ferme l’ouvrage et qu’on doit à Robert Lahaise lui-même !
L’autre regard
Deux livres rédigés par des Canadiens anglais sympathiques et respectables compliquent quelque peu l’analyse. L’un, signé Reed Scowen10, défend mal une thèse que beaucoup de Québécois recevraient avec étonnement et sympathie ; l’autre, attribuable à John Saul11, plaide brillamment une cause peu convaincante. Dans l’un et l’autre cas, le risque est grand qu’un grand capital de sympathie se dépense en vain.
Scowen, affable, bellement bilingue, écrit un livre déplaisant à force de raccourcis et de procès hargneux. Autant on souhaiterait cheminer longuement avec lui, jusqu’à ce que le Canada anglais cesse, de fait, de maintenir le Québec contre son gré dans la famille fédérale, autant la frustration s’exacerbe quand Scowen décrit de façon caricaturale les différences entre les deux composantes canadiennes. Car Scowen persiste à ne voir qu’un nationalisme viscéral et ethnique dans une population qui se partage pourtant à parts presque égales entre le fédéralisme et la souveraineté, alors que le même Scowen juge exempt du vice nationaliste une « anglophonie » québécoise et canadienne qui pratique un parfait monolithisme fédéraliste. À l’étonnement s’ajoute autre chose, qui s’apparente au haut-le-cœur, lorsque Scowen condamne Claude Ryan, Jean Charest, voire Marcel Côté, tous fédéralistes patentés, pour connivence avec l’ennemi nationaliste. On en oublie la thèse de base qui était, ne l’oublions pas, de convaincre le Canada anglais de prendre les devants et de provoquer le départ du Québec.
John Saul, lui, dit poliment le contraire. Il aime le Québec et veut le garder à la table canadienne. Il sollicite comme bénisseurs du fédéralisme canadien tant de poètes québécois qui demandaient moins et tant de bâtisseurs de chemins de fer qui en voulaient davantage que, à le croire, le Canada, au lieu d’un panier de crabes, serait une recherche réussie de la terre promise. Bien sûr, Saul admet qu’il y eut de vilains traquenards, des déportations peu glorieuses, l’incendie d’un Parlement, voire des volontés manifestes de cannibalisme culturel, mais cela venait d’ailleurs. C’est à la perfide Albion qu’il faudrait en faire reproche, non au Canada anglais. « Aujourd’hui encore, écrit-il, les tenants du nationalisme négatif ne cessent de répéter que le but du régime d’Union, et par conséquent, du Canada, était l’assimilation des francophones. Ce n’est pas vrai. C’était le dessein du gouvernement britannique et des autorités coloniales que l’Union finisse par entraîner l’assimilation. Cela n’a jamais été ni une idée ni une initiative canadienne » (p. 324). Saul insiste donc pour faire du tandem La Fontaine et Baldwin l’incarnation de ce que le Canada offre de mieux comme respect de l’autre et comme volonté commune de faire du Canada l’admirable exemple d’une démocratie pluraliste et équitable. On aura compris que Saul ne nie pas les entourloupettes, mais qu’il les impute à des non-Canadiens. Il range donc parmi les faits porteurs d’avenir ce qui, minuscule incident, conforte sa thèse, mais juge sans conséquence les raz-de-marée qui, sous l’œil alangui du gouvernement central, poussent telle et telle province anglo-canadienne à l’intolérance et à l’amnésie. Ainsi revisité, le fédéralisme prend une force de séduction dont Stéphane Dion n’a aucune idée. Cela est grandiose et partial, mais mieux vaut demeurer loin de John Saul pour échapper au charme de sa dialectique.
Convictions et évidences
Le Québec n’est pas seulement un objet d’études universitaires. Il est, aussi valablement, un déclencheur de belles ou laides impatiences. Il suffit pour que le résultat soit utile et lisible que les certitudes de l’auteur s’apparentent raisonnablement aux évidences d’une masse de lecteurs. La condition est bien remplie par Jacques Grand’Maison12, plutôt mal par Jacques Baugé-Prévost13.
Jacques Grand’Maison, depuis belle lurette, va au bout de sa pensée. Avec lucidité, courage et pittoresque. Ce qui ne veut pas dire qu’il frappe toujours juste. Si, en effet, sa chaleur humaine est omniprésente et toujours séduisante, les évidences de Grand’Maison, car c’est de cela qu’il s’agit, ne sont pas celles de tout le monde. À titre d’exemple, je ne crois pas, contrairement à ce que déplore Grand’Maison (p. 25), que notre système d’éducation vienne d’évacuer la formation du jugement. Je pense qu’il l’a toujours fait. S’il y a une différence à cet égard entre hier et aujourd’hui, peut-être même faudrait-il noter une amélioration du côté de l’ère moderne. À quoi le jugement aurait-il servi autrefois ! Si, d’autre part, je lui sais gré de dire haut et fort que les esprits religieux n’ont pas, contrairement à ce qu’ils croient, le monopole de la spiritualité, je ne puis le suivre dans sa façon tranchante et univoque de juger du suicide ou de l’euthanasie. Les certitudes de Grand’Maison méritent le respect ; celles des autres aussi, même s’il n’en tombe pas aisément d’accord.
L’ouvrage de Baugé-Prévost ne mérite pas les mêmes précautions. Il apparaît vite, par exemple, que le titre et le livre n’entretiennent qu’une improbable parenté. Baugé-Prévost n’est pas un ex-orphelin de Duplessis et s’il y eut réprobation, on ne sait guère d’où elle provient. Un tel titre et les trompeuses photographies en couverture de Duplessis et du cardinal Léger, voilà qui, déjà, juge l’auteur et l’éditeur. Nous avons là un livre verbeux et échevelé, une charge irraisonnée et mal construite. Ce que la documentation de Baugé-Prévost présente d’originalité et de diversité, elle a vite fait de le noyer sous la superficialité, la malhonnêteté des interprétations, les parenthèses erratiques. On en arrive rapidement à se réjouir de ce que les suggestions de l’auteur soient demeurées aussi souvent lettre morte, car on n’aime pas penser à ce que serait une vie démocratique privée, par exemple, comme le souhaite Baugé-Prévost, du vote secret (p. 76). Baugé-Prévost, qui a beaucoup lu et peu assimilé, qui cite souvent et déforme presque aussi fréquemment, a le talent qu’il faut pour intéresser. À condition qu’il se fasse moins péremptoire et s’en tienne à un plan plus modeste.
Le passé à petites ou grandes pages
Même si l’on sait gré aux auteurs et éditeurs d’aller à marches forcées à la reconquête de notre histoire, tout n’est pas de valeur égale dans l’énorme rattrapage que tentent les deux groupes.
À titre d’exemple, la démarche que mène Renée Blanchet dans Marguerite Pasquier, Fille du Roy14 vaut davantage par la saveur et la richesse de la reconstitution linguistique et institutionnelle que par la qualité romanesque. On appréciera que l’atmosphère soit recréée avec rigueur et justesse, mais l’émotion ne sera que rarement au rendez-vous.
De la même manière, la biographie que consacre Jean-Paul Morel de La Durantaye à l’un de ses devanciers15 n’avait pas pour objectif et n’aura pas pour destin de remplacer Fenimore Cooper ! Le ton est sobre, la recherche méticuleuse, le recul suffisant pour la neutralité, la culture toujours prête à situer hommes et gestes dans un contexte respectueux et intelligible, et cela est déjà beaucoup. L’auteur regarde vivre l’aïeul. Il se demande pourquoi un militaire se résigne à une carrière plafonnée et pourquoi, à l’encontre de contemporains et de pairs, Louis-Joseph Morel de La Durantaye ne s’adonne pas au commerce des fourrures. Il raconte sans vindicte ni naïveté les minutieuses tractations auxquelles doit se plier un seigneur fier de son rang, mais dépourvu de ressources. Travail correct qui, s’aboutant à des dizaines d’autres, finit par constituer une trame historique et par recréer le tissu social.
Marjolaine Saint-Pierre16 s’intéresse, quant à elle, à une légende plus encore qu’à un homme. Rien de moins que le fabuleux, mythique, déconcertant Saint-Castin. Elle réussit à faire revivre le personnage et à le suivre dans sa mutation de Béarnais en Amérindien et de soldat français en chef de bande autochtone. On mesure mieux la fascination exercée par Saint-Castin sur son groupe amérindien et la terreur provoquée chez les Anglais de la côte américaine par cette étrange conjugaison d’un soldat formé à l’européenne et des stratégies guerrières autochtones. On entrevoit au passage la place encore et toujours occupée par le commerce même au milieu des guerres. Car Saint-Castin, loyal à la France, ne laisse quand même pas se perdre les occasions d’enrichissement personnel et collectif. Il sera moins heureux quand il tentera, au cours d’un séjour en France, de récupérer son héritage familial. L’auteure mène son récit rondement. Elle laisse échapper cependant au passage certains jugements péremptoires et trop peu étoffés. « Bien entendu », « l’Anglais ne tient pas parole » (p. 139), « [l]es premiers puritains s’occupent moins du combat contre Satan que du développement de leur commerce » (p. 78), « [l]es autochtones n’accordent aucune valeur aux traités » (p. 163). Verdicts fracassants ou, peut-être, humour mal maîtrisé.
Dans son histoire des Ursulines de Québec17, Dom Guy-Marie Oury combine connivence et rigueur. Il s’en tient aux faits, mais il s’exprime en croyant qui comprend et partage la foi des religieuses dont il parle. Il n’hésite pas plus à évoquer les indélicatesses financières des jésuites qu’à montrer en Marie de l’Incarnation d’assez belles propensions à l’admonestation sévère. Parmi les meilleures pages, on pourrait citer celles qui concernent la transition du régime français à la négociation avec une autre autorité politique. Les Ursulines s’ajustent, s’alignent, modifient le modifiable et poursuivent leur travail. Les fillettes autochtones de leurs premiers jours sont remplacées par les jeunes filles de bonnes familles, mais le souci éducatif demeure au premier plan. L’ouvrage donne une idée assez précise des débats qui, sans bruit, agitent quand même les communautés religieuses et les conduisent à modifier leurs structures, à accepter ou non la fusion avec d’autres groupes, à naviguer savamment entre le haut clergé et les pouvoirs politiques.
Robert Prévost18 propose, avec l’assurance que donnent des décennies de pratique et de gestion, un survol de trois siècles de tourisme en sol québécois. On débute en compagnie d’Asseline de Ronval, en 1662, et on termine le parcours en compagnie des touristes qui nous sont contemporains. Comme l’ouvrage survient après une bonne trentaine d’autres, on ne se surprendra pas si l’auteur procède souvent par coups de sonde, par relevés spécialisés et par raccourcis. Ce que l’ouvrage gagne ainsi en images précises et en statistiques raffinées, il le perd cependant en visions synthétiques. On regrettera également, tant le début du récit ressuscitait avec saveur les époques plus lointaines, que Prévost ait ensuite accéléré la cadence et réduit à la portion congrue les deux premiers siècles du tourisme québécois. Il faudra y revenir.
Place aux journaux
Lecture fascinante que celle du Journal d’Henriette Dessaulles19 ! Fascinante par le naturel avec lequel cette adolescente nous donne accès à ses pensées, par la finesse de l’écriture, mais plus encore par ce qu’il faut bien appeler le caractère moderne de cette jeune autonomie. Qu’on puisse, quand on a 14 ans en 1875, s’insurger contre les excessives curiosités d’un confesseur, cela étonne et contredit bien des mythes. Qu’une adolescente de l’époque ait pu, face à l’autorité maternelle, défendre fermement une zone de liberté personnelle, cela aussi surprend comme un anachronisme. Il ne s’agit pourtant pas d’une adolescente que son caractère plongerait dans l’anarchie. Quand, en effet, cette adolescente donne sa parole, rien ni personne ne l’amènera à se dédire. Il ne manque rien à ce Journal pour témoigner d’un siècle révolu aussi efficacement que peut le faire le Journal d’Anne Frank à propos d’un autre temps.
Deux autres journaux intimes ressuscitent une époque plus lointaine encore. Celui d’Hypolite Lanctot20 et celui que tient Louis-Hippolyte La Fontaine21 lors d’un séjour en Europe. Dans les deux cas, l’atmosphère est lourde des bruits de la rébellion des patriotes. Dans les deux cas, une introduction substantielle et typée fournit un éclairage et des informations précieux.
Lanctot est, à l’époque de la rébellion, un tout jeune notaire. Aurait-il été de tempérament moins entier qu’il aurait pu mener une vie confortable et en tous points prévisible. Il embrasse pourtant la cause des patriotes avec une intransigeance qui ne se démentira jamais. Il osera même, seul parmi les accusés, se refuser complètement au jeu des procédures. D’autres contesteront le tribunal militaire qui siège en toute illégalité ; lui s’abstiendra même de répondre à ses juges. Il fera partie des 58 patriotes expédiés dans une colonie pénitentiaire que l’Angleterre peuple de 160 000 « criminels » en 80 ans. Il ne reviendra au pays qu’après des années d’éloignement. C’est à la fin de sa vie qu’il rédige, sous forme de lettres à ses enfants, son récit personnel de la rébellion et de l’exil. Le recul que prend ainsi Lanctot ajoute à l’admirable sérénité du texte, sans jamais révéler un changement de conviction.
Le Journal de voyage de Louis-Hippolyte La Fontaine est d’une autre encre. Le texte de présentation de Georges Aubin donne déjà le ton : « En scrutant la vie du jeune avocat de modeste condition qui s’impose partout avec son talent et sa ‘ grosse tête ’, j’ai découvert un être imbu de lui-même, qui n’hésite pas à changer de direction, en politique, à condition d’aller là où le vent souffle et qui échafaude admirablement un système politique structuré sur le favoritisme » (p. 7-8). Jugement abrupt sans doute, mais que la prose de La Fontaine lui-même accrédite presque intégralement. La Fontaine parle, par exemple, des « espérances qu’a fait naître chez [lui] la mission du nouveau Gouverneur », nouveau gouverneur qui n’est autre que Durham. De quoi faire sursauter. La Fontaine, dont le cynisme peut déplaire, se révèle cependant meilleur analyste que bien des patriotes. Il voit bien, lui, que jamais les États-Unis ne se porteront à la rescousse des patriotes, tant Londres et Washington répugnent à s’affronter dans une nouvelle guerre. On constate également que La Fontaine circule en Europe en utilisant efficacement son bilinguisme, son entregent et chacun de ses contacts. Tout cela confirme sur son double versant le jugement de Georges Aubin : La Fontaine est doué, mais son carriérisme ne connaît aucun répit. Après avoir lu ces pages intimes, on hésite à suivre John Saul dans sa quasi-canonisation du personnage.
Sujet inépuisable que ce petit peuple et sa courte histoire.
1. Le Québec entre Pétain et de Gaulle, Vichy, la France libre et les Canadiens français, 1940-1945, par Éric Amyot, Fides, 1999, 368 p. ; 29,95 $.
2. Relations particulières, La France face au Québec après de Gaulle, par Frédéric Bastien, Boréal, 1999, 423 p. ; $.
3. Plus Français que moi, tu meurs !, Des idées fausses à l’espérance partagée, par Philippe Séguin, Albin Michel/VLB, 2000, 205 p.
4. Le temps dissipé, par Jean-Marc Léger, Hurtubise HMH, 1999, 474 p.
5. Voyage à l’intérieur des petites nations, par Christian Rioux, Boréal, 2000, 189 p. ; 19,95 $.
6. Dialogue sur les pays neufs, par Gérard Bouchard et Michel Lacombe, Boréal, 1999, 224 p.
7. Meech revisité, Chronique politique, par Arthur Tremblay, PUQ, 1998, 738 p.
8. Penser la nation québécoise, sous la dir. de Michel Venne, Québec Amérique, 2000, 309 p.
9. Québec 2000, sous la dir. de Robert Lahaise, Hurtubise HMH, Cahiers du Québec, 1999, 466 p.
10. Le temps des adieux, Plaidoyer pour un Canada sans le Québec, par Reed Scowen, VLB, 198 p. ; 19,95 $.
11. Réflexions d’un frère siamois, Le Canada à l’aube du XXIe siècle, par John Saul, Boréal, 1998, trad. de l’anglais par Charlotte Melançon, 512 p.
12. Quand le jugement fout le camp, par Jacques Grand’Maison, Fides, 1999, 234 p.
13. Plaidoyer d’un ex-orphelin réprouvé de Duplessis, par Jacques Baugé-Prévost, Les éditions Quebecor, 2000, 219 p.
14. Marguerite Pasquier, Fille du Roy, par Renée Blanchet, Éditions Varia, 1999, 133 p. ; 19,95 $.
15. Louis-Joseph Morel de La Durantaye, par Jean-Paul Morel de La Durantaye, Septentrion, 1999, 133 p.
16. Saint-Castin, baron français, chef amérindien, 1652-1707, par Marjolaine Saint-Pierre, Septentrion, 1999, 260 p. ; 21,95 $.
17. Les Ursulines de Québec, 1639-1953, par Dom Guy-Marie Oury, Septentrion, 1999, 373 p. ; 24,95 $.
18. Trois siècles de tourisme au Québec, par Robert Prévost, Septentrion, 2000, 365 p. ; 29,95 $.
19. Journal, Premier cahier, 1874-1876, par Henriette Dessaulles, Bibliothèque québécoise, 1999, 213 p. ; 9,95 $.
20. Souvenirs d’un patriote exilé en Australie, par Hypolite Lanctot, Les Cahiers du Septentrion, 1999, 223 p.
21. Journal de voyage en Europe, 1837-1838, par Louis-Hippolyte La Fontaine, Les Cahiers du Septentrion, 1999, 157 p.