La cause est noble, le croisé fidèle à ses certitudes, mais le plaidoyer1 n’emporte pas l’adhésion. Roméo Dallaire, militaire recyclé dans la dénonciation du recours aux enfants soldats, se bat contre une ignominie, mais il ne démêle pas suffisamment l’écheveau des causes pour la pallier.
L’insertion des enfants soldats des deux sexes dans de nombreux conflits lève le cœur. L’Afrique vit le gros du fléau et Dallaire explique honnêtement pourquoi : découpage géographique bafouant les cultures, comportements aliénants des États impérialistes… « À l’époque du premier contact avec les Européens, ces groupes avaient une langue, une religion, une culture, une musique, une rhétorique, une poésie et des coutumes communes. » Diagnostic aussi juste que partiel. Si, en effet, l’emprise politique des États colonisateurs s’est allégée, le poids et le prestige des armes demeurent entiers. Même les forces d’interposition affichent un mode de vie dont les déshérités africains ne peuvent que rêver. Elles symbolisent et incarnent pour les jeunes Africains l’enviable supériorité occidentale aux chapitres de l’armement, de l’alimentation, de l’instruction. Posséder un AK-47, c’est se rapprocher de ce statut. Donner des ordres, même à des gamins à peine plus novices que soi, c’est déjà l’ascension sociale. Dallaire a certes raison d’imputer à telle brute les embrigadements et les conditionnements vicieux, mais il oublie un peu facilement que les Blancs européens ou nord-américains foulent le sol africain en ne sacrifiant rien des privilèges auxquels ils sont habitués. Et qui dévastent l’imaginaire des adolescents africains autant et plus que Dynasty.
Le rôle des étrangers dans les déchirements africains s’enracine dans l’histoire. Même les communautés religieuses y sont pour quelque chose. Au Rwanda, les Allemands, puis les Belges, clercs ou administrateurs, ont tôt proclamé la supériorité raciale des Tutsis sur les Hutus. Un missionnaire français (Soubielle) sera blâmé par ses confrères allemands parce qu’il prend fait et cause pour les Hutus. « Il [Soubielle] va ainsi délibérément à l’encontre de la politique qui est suivie dans notre vicariat apostolique où nous appliquons à la lettre les recommandations de notre vénéré fondateur : ‘Ce qui importe surtout c’est de gagner l’esprit des chefs’ » (Le safari du Kaiser, Bernard Lugan et Arnaud de Lagrange, La Table ronde, 1987, p. 159). Le génocide, des étrangers au racisme étale l’ont préparé.
Notre modernité fait-elle mieux ? Doutons-en. Tout comme Robin Philpot (Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali, Les Intouchables, 2003), Dallaire, sans absoudre les anciens colonisateurs, affirme que les États-Unis ont sciemment permis le génocide : « Selon le président Bill Clinton et son administration, aucun Américain n’aurait accepté que des soldats meurent dans le cadre d’une mission aux visées purement humanitaires ». Au passage, Dallaire rappelle que les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU demeurent les plus voraces bénéficiaires du trafic d’armes et traitent l’Afrique comme un marché où déverser le surplus d’armes légères. Dallaire passe cependant sous silence les milices privées dont parle Alain Deneault (Noir Canada, Écosociété, 2008). Dallaire a raison de plaider la cause des enfants soldats, mais ne devrait-il pas, fort de ses galons et de son passé, intervenir en amont de ce trafic ?
Allons plus loin. Dans ses pages les plus brûlantes, Dallaire évoque la douleur du Casque bleu qui, en légitime défense, a tiré sur un enfant soldat et qui, penché sur sa victime, encaisse le regard d’une adolescente. Aucun humain, aucun soldat, affirme Dallaire, ne peut dormir en paix après un tel drame. Il a raison. Il faut cependant lui rappeler que la guerre moderne n’améliore rien quand elle dispense le soldat de regarder son adversaire dans les yeux avant de l’abattre ou de le transpercer de sa baïonnette. Le militaire qui, à des milliers de kilomètres de sa cible, actionne le drone et tue non pas une fillette, mais un village entier, celui-là est-il, technologie aidant, exonéré ? Quelle voie emprunter : blinder le soldat contre le souvenir d’un enfant moribond ou interdire les tueries à distance qui prédisposent aux rêves roses ?
Cet effort d’un ex-militaire pour soustraire les enfants aux conscriptions forcées ressemble à d’autres offensives aux motifs impeccables et pourtant mal fondés. Que règne une entente cordiale entre militaires et ONG, c’est, en tout cas, improbable et même indésirable ; Dallaire est pourtant convaincu qu’on peut et qu’on doit la rechercher. Dans le même esprit, Davos a espéré, avant de renoncer à la quadrature du cercle, que José Bové comprenne Monsanto. Tout comme d’autres souhaitent que journalistes et politiciens, dont les visées divergent, s’inventent des parentés et des connivences. Autant d’efforts qui rappellent La Fontaine et sa fable « Le Pot de terre et le Pot de fer » : aucun voyage plaçant l’un contre le flanc de l’autre ne profite aux deux, n’en déplaise aux théoriciens du win-win. Mieux vaut y renoncer.
Roméo Dallaire mène un louable combat contre les honteuses conscriptions de filles et de garçons à peine sortis de l’enfance. À frapper en amont de cette vilenie, à ne pas induire les ONG en tentation de fusion avec les guerriers, à démasquer les magouilles des États et des rapaces du privé qui font du AK-47 un symbole de réussite, il nous convaincrait plus aisément qu’il est un « humaniste passionné », qu’il est « idéalement placé pour rejoindre les deux camps ». Il ne signerait plus des énormités comme celle-ci : « Dans nos établissements militaires, nous enseignons des aptitudes à tuer qui, avec l’entraînement, deviennent des réflexes, lesquels s’appuient sur de hautes justifications morales. Grâce à elles, nous pouvons tuer s’il le faut et survivre spirituellement à un tel geste ».
1. Roméo Dallaire, Ils se battent comme des soldats, ils meurent comme des enfants, Pour en finir avec le recours aux enfants soldats, traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Libre Expression, Montréal, 2010, 403 p. ; 34,95 $.