J’ai mes habitudes de lecture. Au lit, je déclame la poésie. À table, je parcours les nouvelles sur l’éternelle bastonnade planétaire, geste désopilante d’urineurs urinés. Les livres sacrés, je les lis debout, à ma lucarne.
Quand ils m’épuisent, je ne sens plus la vie monter, ni la mort descendre. Je suis ailleurs, loin de la condition inhumaine. Quand les fourmis colonisent mes jambes, je les déplace. Simplement. Je m’appuie sur la réalité objective de la beauté avant de les chasser.
Mais c’est en marchant que je lis Gros mots1, tant ce roman a été écrit pour les hommes aux semelles de vent, pour exorciser Exa, la muse désamusée de Johnny, le narrateur. Johnny… qui n’arrête jamais de narguer l’amour dans tous ses états, qui le décompose en le recomposant de sa dérision. Exa désire Johnny. Ce dernier fait le tour d’elle tandis que Julien, son demi-frère, l’autre amant d’Exa, ne veut s’attacher à rien, ne veut rien savoir, ne désire pas le savoir (amoureux). Des beaux débarras, en somme.
Ohé ! Hissez haut la poutre maîtresse, charpentiers, et prenez la poudre d’escampette ! Tous aux abris ! Ducharme récidive, à cette heure déguisé en charmeur des bas-fonds, en Bonhomme Veilleur qui nous aspire au vert langage de la lucidité. Dans Gros mots, le romancier donne le taon au désespoir qui fleurit, comme toujours, entre les pierres philosophales, là où pousse le chardon que butine Johnny le bourdon. À force d’être à force de. À force d’être encore une fois en hiver de force. (Le téléphone sonne. C’est Charlotte. Elle s’ennuie. Je lui parle de Gros mots, de Ducharme et de sa solitude concrète. Je lui parle surtout de novembre, de mes mains transies que j’aimerais réchauffer entre ses seins tout en poursuivant ma marche et le petit trot des mots ducharmiens. La culture est toujours là. Le cul, pas loin derrière. Gros câlins avant le lit provisoire, comme délits avant la délivrance de la vie. Retour à la lecture, au froid.) Cette mécanique avant tout jubilatoire est-elle efficace ? Oui, même si les axiomes du désespoir se mottent en réfutations des pièges tendus par le discours amoureux, quand ce n’est pas en procès de l’illusion affective ou même en critiques désarmantes de Johnny, le narrateur arrosé. Ce mouvement brownien des émotions vous emporte-t-il dans quelque rêve rave, à la frontière décatie de la chair, aux confins du cosmos désénamouré, parce que humain, trop humain ? Voui. Les personnages s’agitent, s’évitent, s’évident, s’épuisent. Revoici Johnny, le glandeur jamais satisfait du caf d’Exa, le cafard de sofa, le squatteur de vies désaffectées. Il gravite dans le Montréal des années 70 ; il arpente les fossés à la recherche des débris signifiants d’une humanité insignifiante. Un jour, il tombe sur un manuscrit raturé, surchargé, un journal torturé. Johnny demande à Petite Tare, petite pute et maîtresse ès lettres, de fouailler sa langue et de gratter ses ratures. Johnny découvre alors le récit d’une vie non seulement semblable à la sienne, mais aussi à celle d’Exa, de Petite Tare et de Julien. Leurs amours erratiques se révéleraient donc routine naturelle, plagiat biologique à peine biaisé par le cul et la culture du moment, éternelle répétition au théâtre terrestre affichant toujours complet ?
Ducharme ne croit pas à (en ?) l’amour. Mais il le démonte, comme toujours. Patiemment. En dévoilant ses multiples déguisements puisque nous ne voulons pas savoir (va savoir) qui l’a vissé dans nos gênes (vicié dans nos gènes) avec, en bouche ou en sexe, le sens famélique (le sang anémique) de nos petites vies. Dans l’univers ducharmien, on s’aime avec des mots (maux) pour mieux s’empêtrer dans des rêves sans trêve, dans des trêves sans rêves. Les amours sont laminées avant d’être accrochées au mur des lamentations des soûls entendus, car nous les entendons (les sous-entendus…) jusqu’à plus soif. Rien de facile, donc, car l’amour est tout. Avant tout difficile. L’amour est partout en procès, car il est avant tout un procès. De l’amour comme mimétisme suprême, stratégie globale de notre impériale et impérieuse nature. Comme les intentions affectives demeurent avant tout opportunes, sinon mesquines, on se touche peu, ou pas, dans Gros mots. Les miroirs sont tachés d’ombres sépia, quand ils ne sont pas brisés avant d’être cachés. Ça leur apprendra à réfléchir, qu’il pourrait dire, Johnny… Calmar, tant Ducharme, céphalologue, nous crache son jet d’encre pour mieux masquer sa fuite dans la vie avant de démasquer notre mort.
Ducharme n’a jamais rien fabriqué. Je veux dire : il invente. Certes, il utilise le bon vieux registre polyphonique ; mais il s’agit ici de plusieurs voix décalées dans la même voix. Cassette huit pistes techniquement dépassée mais que le romancier sait ralentir ou accélérer, conférant à la phrase une curieuse sensation de déphasage, proche de l’ivresse. L’ivresse de l’instant. L’engourdissement d’un éternel présent. Encore là, cela ne suffit pas. Ça prend en plus un céphalologue de sa trempe, une espèce de grosse tête de lecture pour cracher sur tous les taons et tous les temps nos amours décomposées.
Ducharme n’a jamais rien inventé. Je veux dire : il trouve, en l’état, dans les fossés, dans les marécages des langages, les débris de nos substantifiques petites vies. De quoi meubler nos soliloques, partant les plus insignifiants. Tout est dans tout, disent les philosophes. Avant tout misérable, et après tout dérisoire, et là, et las, et miné, et mimé. Ça prenait la démodée mais subtile mise en pli d’un solitaire de génie pour faire une tête de perdant magnifique à Johnny, le fuyant roi des zones (je n’ose pas écrire zonards…). René Daumal a écrit un jour que la porte de l’invisible doit être visible. Dans Gros mots, Ducharme nous la ferme lentement mais fermement sur le nez. Faudrait y voir et y savoir avant de saigner de tous nos sens.
À ranger tout contre L’hiver de force, à la gauche de la tendresse ou à la droite du désespoir.
1. Gros mots, par Réjean Ducharme, Gallimard, Paris, 1999, 311 p. ; 27,95 $.