Voici un ouvrage1 qui a le mérite d’ajouter de nouvelles pages à l’histoire des lettres québécoises. Nos lieux de rencontres constitue en quelque sorte un musée vivant, les paroles ici rassemblées étant éminemment actuelles. Nos auteurs et autrices ont rarement l’occasion d’accueillir le public dans leur atelier de création, dans les coulisses de leurs méditations. On leur en a généreusement offert la possibilité. Tous et toutes ont su en profiter, contribuant ainsi à affiner notre vision du monde. Certains de leurs témoignages sont des plus émouvants.
Oh ! cet écho nombreux donné à entendre par le responsable de ce recueil d’entretiens ! Dans une chambre (Paul Chanel Malenfant), nous lisons en compagnie de douze écrivains – en comptant celui qui les interroge –, et comme dans une grotte (Frédérique Bernier) résonnent leurs paroles ; il y a beaucoup d’échos, ce sont des échos de lectures et de silences (Gabrielle Giasson-Dulude). Kateri Lemmens croit que les livres donnent lieu à « une sorte d’amitié dans la conversation ».
« Oh cet écho » est un palindrome. Paul Chanel Malenfant en a souvent fait usage en classe afin d’illustrer la « réversibilité de la signification ». Ici, ce petit jeu permet d’affirmer que si l’ensemble de l’ouvrage est plutôt sérieux, on y entend néanmoins à rire et à sourire. C’est dans un réel climat d’amitié que se déroulent les entretiens. L’humour y est présent à l’occasion, mais le savoir et sa recherche, l’interrogation et la pensée toujours y prédominent. On y apprend beaucoup. Jean Désy, par exemple, qui aborde avec à-propos le phénomène de la nordicité ainsi que celui de la métisserie, glisse en passant une information qui laisse perplexe : « Douze universités japonaises ont fermé leurs départements de sciences humaines ». On le voit, nos intellectuels sont loin d’être déconnectés du monde réel. Tous témoignent de préoccupations en lien direct avec les urgences et les alarmes du temps présent.
Dans l’avant-propos, l’hôte prend soin de nous initier aux diverses voix qu’il accueille. Il a rassemblé des essayistes ; ce sont, par ordre alphabétique : Mathieu Bélisle, Frédérique Bernier, Jean Désy, Gabrielle Giasson-Dulude, Dalie Giroux, Kateri Lemmens, Paul Chanel Malenfant, Pierre Nepveu, Charles Sagalane, Erika Soucy et Marie-Hélène Voyer. Chacun pense et crée dans un univers qui lui est propre. Toutefois, ces auteur(e)s ont plusieurs points communs. Ils viennent d’un peu partout, des régions et des grands centres. La plupart sont fortement scolarisés. Gaudet, qui a consciencieusement examiné leur parcours, est à même de découvrir chez eux « des parentés secrètes ». Il dégage des « lignes de force », dont la suivante : pour tous, la littérature est « lieu de rencontres » ou, comme le dit Frédérique Bernier, « lieu de partage des sensibilités ».
Résonner dans l’espace
L’entretien avec Kateri Lemmens ouvre le bal. Cette auteure a la bougeotte. Il lui faut « bouger dans le savoir ». Elle convie les sciences au cœur de ses recherches créatrices. Elle cite Martine Broda, qui écrivait que « [l]e lyrisme est du côté de la joie ». Gérald Gaudet l’interroge en lui rappelant qu’elle a écrit ce qui suit : « J’ai le sentiment d’abriter sous mon crâne un party punk au milieu des bibliothèques de livres sacrés ». L’écrivaine témoigne de son parcours en indiquant qu’il est redevable à plus d’un. Yvon Rivard, auquel plusieurs se réfèrent, a été l’un de ses mentors. Il a exercé sur elle une influence notable. Quant aux influences livresques, mentionnons Milan Kundera, Camus, Thoreau, Sylvia Plath, Anne Hébert. La liste complète serait plus longue.
Le parcours de Gabrielle Giasson-Dulude est particulièrement touchant. Gaudet, qui prend soin de mettre chaque entretien en perspective, écrit qu’« [e]lle se sait survivante ». Ce qu’elle dit du silence est troublant. Le mime est venu à son secours, il a permis à son corps de parler. La poésie a pris le relais du mime, au-delà de la langue qui blesse parce que faite de « prisons de sens ». Il faut entendre ce que la poète raconte au sujet de la cage d’escalier, voir cette doctorante s’échapper de son bureau pour aller chanter dans l’écho de sa propre voix. Tout cela est fort personnel.
Les lieux qu’explorent ces entretiens se font quelque peu dangereux lorsque Frédérique Bernier les hante. Dans sa présentation, le maître de cérémonie met en avant le goût du risque qui fonde la démarche de cette essayiste. Il parle de « ces lieux où l’on est sur le point de tomber ». Le lieu de l’écriture est pour elle « un lieu de solitude ». Des images lui viennent : celle de la grotte où s’écrit la part obscure de son être, puis celle du « bord du précipice ». C’est là, nous dit Bernier, « que se trouve le lieu de l’écriture ». Là, au risque de la chute, l’écrivaine se sent « la plus vivante ».
L’exigence du pays réel
Le territoire, chez Dalie Giroux, est « habité de mille voix ». Elle partage avec Mathieu Bélisle un intérêt marqué pour les gens dits ordinaires. Avec elle, il sera brièvement question du phénomène des transfuges de classe. Gabrielle Giasson-Dulude et Erika Soucy seront elles aussi interrogées à ce sujet. A-t-on honte de ses origines pauvres ou modestes ? Dalie Giroux affirme que la honte est son matériau. Elle se dit : « Allons où c’est honteux, allons-y à fond ». Cette universitaire est de son propre aveu « une scientifique du social ». Tout comme ceux de Pierre Nepveu, que sur certains points elle rejoint, ses propos ne peuvent être résumés en quelques lignes.
Chez l’auteur de Géographies du pays proche a lieu une sortie du récit national. Le pays du Québec est devenu pluriel et le devient de plus en plus. L’entretien que Nepveu accorde à notre hôte nous permet de découvrir le parcours de l’un de nos plus importants intellectuels, de nos plus estimables poètes. Qu’est ce territoire sur lequel nous habitons ? Je ne saurais dire si c’est là une distraction, mais le fait est que la répétition volontaire ou non de cette phrase en dit beaucoup sur la pensée de l’essayiste : « Je pense qu’il faut trouver des moyens d’habiter le Québec dans ce qu’il est, en essayant de l’améliorer ». À quoi correspond ce Québec ? On comprend qu’il est un nouveau Québec et que tous ceux qui l’habitent – les peuples fondateurs, ses premiers habitants et les nouveaux arrivants – doivent désormais chercher « une sorte d’amitié dans la conversation », pourrait-on dire en élargissant les propos de Kateri Lemmens.
L’un des effets les plus remarquables de la formule de l’entretien est que celui-ci nourrit non seulement qui en fait la lecture, mais également qui l’accorde. Mathieu Bélisle le déclare simplement : « Notre échange m’aide à comprendre moi-même ce que j’essaie de faire ». Ses réponses aux questions de Gaudet sont passionnantes, instructives. Son discours est on ne peut plus maîtrisé. Il s’explique sur son parcours d’essayiste : « L’essai est la forme qui me permet de réconcilier la subjectivité qui est la mienne avec l’objectivité brutale du monde ; c’est la forme qui me donne la possibilité de reconnaître le caractère étranger, violent, insensé et chaotique du monde dans lequel je vis tout en me permettant d’y subsister, de continuer à y vivre ».
« La poésie trace des lignes de désir. » Les territoires qu’explore et cartographie Marie-Hélène Voyer ne sont pas ceux des grands centres. Elle s’intéresse, nous dit Gaudet, aux lieux « discrets, modestes, ordinaires ». Tout comme Pierre Nepveu nomme le pays réel, elle s’intéresse à son pays proche, celui du Troisième Rang. Nous sommes dans la région de Rimouski, où nous retournerons avec Paul Chanel Malenfant. L’écrivaine sillonne son territoire de pensées et d’écriture en empruntant des lignes de désir ; autrement dit, elle privilégie les chemins « qui s’aventurent en dehors des sentiers et des itinéraires déjà tracés ». Gaudet se dit touché par le « projet militant » de l’auteure.
La parole, dès lors qu’elle déploie du vivant et de l’humanité, a droit de cité chez Gaudet. Ainsi accueille-t-il au sein de son savant aréopage une représentante de la poésie trash. Erika Soucy est native de la Côte-Nord et elle y retourne. Elle vient d’un milieu défavorisé ; elle sait ce qu’est l’ignorance et ne la méprise pas. Si elle n’a pas étudié la littérature à l’université, il n’en demeure pas moins que ses propos sont éclairants. C’est de son propre aveu dans une langue imparfaite qu’elle tente de joindre les gens ordinaires, en particulier ceux de sa région. On peut aussi parler ici d’un projet militant.
Nous parcourons la Belle Province. Jean Désy nous emmène dans le Grand Nord, une région qui fait dire à Mathieu Bélisle que « nous n’habitons pas ce pays ». Il se trouve que notre poète-médecin, « frère de Joséphine Bacon » nous dit Gaudet, tient lui à y séjourner le plus souvent possible. Le Grand Nord l’habite continuellement, qu’il y soit ou n’y soit pas. Ce poète n’évacue pas « la dimension sacrée du monde ». Il lui importe de ne pas se couper du « lien harmonieux avec la totalité ».
Le patenteux
L’entretien avec Charles Sagalane s’intitule « L’homme d’atelier ». Il occupe à lui seul la dernière section de l’ouvrage et pour cause, l’homme sortant franchement des sentiers battus. Seules lui importent les lignes du désir si chères à Marie-Hélène Voyer. « Un peu de magie poétique », voilà ce que cherche à produire cet écrivain indisciplinaire. Nous sommes à Saint-Gédéon, au Lac-Saint-Jean, dans un « laboratoire d’écriture […] vivant ». Le Musée Moi auquel travaille le poète représente un projet ambitieux. Ce « peintre de lettres » déconcerte. Il évoque ce que serait une « cravate littéraire ». Cet essayiste hors norme affirme lui aussi l’importance qu’il y a pour les écrivains à créer des liens.
La voix, l’horizon
Un peu avant la fin du livre, nous nous sommes retrouvés sur les rives du Saint-Laurent. Paul Chanel Malenfant nous y accueillait. Gaudet en introduction parle de la phrase de l’écrivain. Il la dit « longue […] porteuse de ‘matériaux mixtes’ […] sensuelle dans sa recherche, hantée dans son amplitude par un goût presque immodéré de la nuance ». Voilà qui me paraît fort juste. L’entretien avec le poète, comme c’est le cas de tous les autres, a fait l’objet, nous dit Gérald Gaudet, d’un nettoyage : « L’art de l’entretien, c’est bien de se tenir sur cette ligne fragile entre les allers-retours de la parole et les exigences de l’écrit ». À ces exigences, force est de constater que Paul Chanel Malenfant s’est manifestement plié. Il en résulte des pages dont l’écriture est remarquable. L’homme nous entretient de son village natal, de son enfance, de la cathédrale de Rimouski, du fleuve et de poésie. Certains passages s’élèvent jusqu’à la beauté sensible de la prose finement ouvrée de Proust. De la poésie, il parle en poète éclairé. Lui non plus n’évacue pas le sacré. Il parle d’espérance. Il écrit : « Au terme de mon existence, j’aimerais ne pas perdre de vue ce que m’aura procuré, de la lecture à l’écriture et à travers mes propres malheurs, tant de bonheurs d’expression même devant l’évidence certaine de ma fin. De ma disparition ».
Il y a de l’intelligence vive dans les propos tenus par les essayistes réunis par Gérald Gaudet. Il y a de la belle sensibilité aussi. Et n’oublions pas le rire et le jeu.
OHCÉ TEC HO
1. Gérald Gaudet, Nos lieux de rencontres. Entretiens sur l’essai littéraire, Nota bene, Montréal, 2024, 289 p.
EXTRAITS
C’est penser l’engagement politique aussi dans le fait d’être présente, un corps droit, qui prend acte et responsabilité de soi-même, reconnaître l’endroit d’où l’on parle et à qui on parle.
Gabrielle Giasson-Dulude, p. 53.
Le danger, c’est de sombrer dans un discours xénophobe qui soutient que les personnes issues de l’immigration ne pourront jamais être des nôtres. On entend assez ce discours du côté de l’extrême droite européenne.
Pierre Nepveu, p. 133.
Écrire, c’était pour moi au départ une forme de trahison, c’était trahir des injonctions qui venaient de loin, de l’enfance. Ma mère me disait souvent : « Le clou qui dépasse rencontrera le marteau. » S’il y a un lieu où l’on s’expose, c’est bien celui de l’écriture.
Marie-Hélène Voyer, p. 199.