En effet, je n’ai pas lu ce livre publié en 1986, acheté probablement la même année, rangé dans ma bibliothèque et conservé jusqu’à maintenant. Il y a eu des déménagements, j’ai donné beaucoup de livres, celui-là est sur ma table de travail. Sa couverture blanche n’est plus impeccable. L’élégance des livres des éditions des Femmes reste, sobriété, classicisme, littérature. Le titre Hermione, le nom de l’auteure H. D., indication d’origine : traduit de l’américain par Claire Malroux. La quatrième de couverture nous apprend que H. D., c’est Hilda Doolittle, née aux États-Unis en 1886. (Le livre a été publié pour le centième anniversaire de l’auteure.) Pourquoi le nom entier de l’écrivaine n’apparaît-il pas sur la couverture ? Ce n’est pas dit. L’Hermione en question n’est pas le personnage de l’Odyssée d’Homère ni celui de Racine, il s’agit du nom de la reine dans le Conte d’hiver de Shakespeare.
Si j’abrège de nouveau, partant des initiales de l’auteure et incluant le titre, j’obtiens H. D. H., un palindrome, jeu parfaitement hermétique. C’est ce qu’il m’a toujours paru, un livre couvert d’hermétisme par des lettres répondant à des mots amputés.
À l’époque de sa parution, j’observais une actualité littéraire qui n’en était pas une. Des maisons d’édition plus récentes, telles les éditions des Femmes à Paris, et d’autres établies depuis longtemps publiaient des ouvrages d’auteures oubliées, introduisaient dans le présent des œuvres anciennes écrites par des femmes. C’était encore la grande époque du féminisme.
Il sera ici question du corpus étranger. Je connaissais assez bien les livres québécois, Réginald Hamel avait été mon professeur et m’avait introduite à l’histoire littéraire par des ouvrages de femmes. Les Herbes rouges publiaient ou republiaient des recueils de poèmes signés par des femmes au cours des années 1940 et 1950. Je les lisais.
Je souhaitais une culture littéraire au féminin, lire ce qui n’était pas considéré parmi les grands ou les éminents auteurs dignes d’apparaître dans les anthologies et enseignés dans les universités.
Ces lectures ont réorienté ma façon de penser et d’écrire. J’ai appris à connaître la littérature des femmes à travers des ouvrages très différents. J’ai refait des études, attentive à l’actualité éditoriale de livres disparus et reparus.
La lecture de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges (1791), de même la Défense des droits de la femme de Mary Wollstonecraft (1792) : des essais inauguraux donnaient des assises historiques aux revendications de la deuxième vague du féminisme. Les pérégrinations d’une paria de Flora Tristan (1838), la socialiste féministe contemporaine des socialistes libertaires, inscrivait à gauche la lutte des femmes. Il y avait eu des auteures contemporaines des grands mouvements sociaux. L’histoire n’avait pas retenu leurs discours, une preuve que l’universel n’incluait pas les ouvrages des femmes. Les hommes sont la généralité, les femmes, le particulier.
Je lisais ces livres dans le désordre quand j’apprenais leur réédition par des chroniques de revues et de journaux. Des recherches dans les ouvrages de référence m’apprenaient l’existence d’auteures. Ou bien n’ayant lu aucun livre de femmes depuis des semaines ou des mois, je désirais me ressourcer, persuadée qu’il existait des accents particuliers.
Globalement les romans des femmes étaient souvent qualifiés de sentimentaux. La majorité des écrivaines n’accédaient pas à l’art, selon le canon de l’enseignement, celui des universités. Leurs œuvres étaient mièvres, c’est ce que je lisais.
Un travail considérable a été fait pour exhumer des œuvres peu lues, mal lues, écartées des corpus littéraires. En outre les lectures renouvelées ont revu des jugements portés sur des auteures déjà connues.
Je repensais l’histoire littéraire du côté des auteures, recomposais une antériorité pour accéder à des perspectives nouvelles. Pourquoi les écrivaines, sauf exceptions, avaient-elles été si peu lues ? Les femmes avaient moins écrit, ce qui est un fait. Le critère était celui de la valeur littéraire. Fallait-il en déduire que leur livre était de moindre valeur ? Sur ce mot valeur que je n’écrivais ni ne prononçais en aucun lieu et en aucun temps, il fallait réfléchir.
Ayant perdu ma bibliothèque lors d’un incendie en 1982, je n’arriverai pas à composer la liste des livres marquants lus au cours de la décennie précédente. La courte liste suivante est composée de fictions inoubliables. Ainsi Les écrits de Laure, Sombre printemps d’Unica Zürn, Down Below de Leonora Carrington, Avant-garde de Marieluise Fleisser, SCUM manifesto de Valerie Solanas, Agua viva et La passion selon G. H. de Clarice Lispector, La cloche de détresse de Sylvia Plath, La malcastrée d’Emma Santos, Génie la folle et Le jour de congé d’Inès Cagnati.
Nous discutions, entre écrivaines, de Virginia Woolf, qui revenait à l’avant-scène. Marguerite Duras écrivait et faisait des films, Claire Lejeune publiait L’atelier, Françoise Collin, littéraire et philosophe, publiait Marieluise Fleisser et introduisait l’œuvre majeure d’Hannah Arendt.
Je nomme des ouvrages qui ont laissé des traces marquantes. Il y en a eu d’autres. Je ne mentionne pas les nouveaux livres de fiction ou les essais qui paraissaient durant ces années ; à titre d’exemple, parmi les essais, Les mots et les femmes de Marina Yaguello et Ce sexe qui n’en est pas un de Luce Irigaray.
La recomposition de ma formation littéraire affinait ma façon de penser et me rendait le goût d’écrire. La connaissance de l’histoire et des œuvres de femmes m’inscrivait dans des lignées, m’accordait le sentiment d’une continuité. Il existait des textes écrits par des femmes qui étaient d’une grande justesse d’expression, d’une force de réflexion à l’opposé des représentations que le canon littéraire dictait à propos des femmes qui avaient écrit.
Pendant des mois, je ne lisais plus de livres de femmes. Ma formation universitaire orientait mes choix de lecture. Mes inclinations culturelles étaient devenues naturelles, c’est dans l’ordre des choses. Il fallait que j’y réfléchisse, tant le désir des livres de femmes ne venait pas spontanément quand l’actualité littéraire ne se prêtait pas à des découvertes significatives. Je ratissais alors les bouquineries à la recherche de livres anciens. J’ai lu des auteures telles Jean Rhys, Carson McCullers et d’autres. Je découvrais un nouvel intérêt pour les grandes romancières anglaises du XIXe siècle que je relisais autrement, à partir de mes recherches incessantes.
Il est encore usuel de lire uniquement des ouvrages écrits par des hommes. Qui ne se répète pas que tout grand auteur est androgyne ? Qui n’a pas dit que les poètes sont les plus féminins des hommes ? Des femmes ont écrit ces aphorismes.
Que lit-on ? Comment choisit-on ses livres ? Il existe une forêt de livres. En 1971, après avoir lu La politique du mâle de Kate Millett, ma quête de livres signés par des femmes a commencé. Je m’aventurais avec lenteur et précaution, sachant distinguer la gauche politique de la droite, l’art d’avant-garde et expérimental de l’art traditionnel, l’écriture littéraire et les usages d’un langage journalistique. Si je passais outre les jugements globaux de sentimentalité, de mièvrerie – persuadée qu’une Simone de Beauvoir ne pouvait être l’exception confirmant la règle –, une signature de femme ne suffisait pas, n’a jamais suffi.
Dans L’entretien (Seuil, 2007) avec Christine Lecerf, Elfriede Jelinek dit que « le travail artistique des femmes est soumis à des critères d’évaluation spécifiquement masculins. Et c’est une forme de violence faite aux femmes. […] C’est une forme d’humiliation de se permettre de juger de mon travail selon des critères masculins. Il n’existe aucun critère esthétique du jugement esthétique qui soit émis par des femmes ».
Les mots valeur et critère appartiennent à la culture traditionnelle patriarcale, des mots hautement connotés. Les hiérarchies en font un usage immodéré, souvent moral. La valeur et le critère relèvent de l’abstraction. Leur usage dans les discours vise des absolus. La valeur et le critère se présentent au regard de caractères objectifs, rarement subjectifs.
Mais qu’est-ce que la littérature ? Il existe des discussions, aucune réponse univoque. On affirme qu’il y a une notion de valeur littéraire, sans pouvoir la préciser autrement que par des esthétiques singulières. Le jugement fait partie de la notion de critère. Des instances, une institution, un jury, par exemple, décident si tel livre appartient à la catégorie littéraire.
Le sentiment d’être une femme comme lectrice et écrivaine, non pas tel être androgyne dont parle Virginia Woolf, a ramené ces questions de la valeur et du critère qui ne se posaient plus que de manière implicite depuis la modernité formaliste.
Comment écrire ou justifier au sujet d’Elfriede Jelinek qu’une écrivaine de l’avant-garde expérimentale doive faire face aux questions hautement traditionnelles si elle pense être une femme dans l’écriture ?
Il y a là un déchirement intellectuel que la pudeur ou la pruderie intellectuelle contourne sans pouvoir l’expliciter.
Autour de cette année-là 1986, en rétrospective après plus d’une décennie, je reconnais mon désir incessant, fréquemment rompu, des livres écrits par des femmes. Je me constituais une mémoire. J’emprunte une avenue fréquentée, celle de l’identité. La mémoire fait-elle partie de l’identité ? Il n’existera jamais un consensus social sur une histoire littéraire constituée de livres écrits par des femmes. Le propos est trop pointu et n’a pas d’incidence générale.

Je sollicitais une généalogie littéraire, des racines psychiques. Personne ne s’enracine jamais dans la littérature. Des écrivaines avaient pensé à elles-mêmes en tant que femmes sans pour autant vouloir une identité.
Encore maintenant, je peux passer du temps à lire des ouvrages écrits par des hommes. Je renoue avec ce que j’appelle les écritures de l’excès, proches de la folie si celle-ci n’est pas codifiée, davantage éloignée de la normalité, laquelle existe plus que jamais. J’y trouve plusieurs signatures de femmes, des contemporaines aussi dont il est n’est pas question dans ce texte généalogique.
Louky Bersianik disait : « Un livre, c’est une boîte : tu le vois. […] J’ai, pour lire, ouvert beaucoup de boîtes qui s’appellent des livres » (Louky Bersianik, L’écriture, c’est les cris, Entretiens avec France Théoret, Remue-ménage, 2014). Je ferai de même avec Hermione de H. D., qui attend sur ma table, une boîte énigmatique.