Vladimir Nabokov, le professeur, était un mécanicien. De ceux qui démontent de merveilleux jouets : les chefs-d’œuvre littéraires. Un ouvrier méthodique désarticulant les textes, les phrases, les histoires afin de mettre en lumière le rouage créateur des grandes œuvres.
Un spécialiste intransigeant de la construction des chapitres, un détecteur impitoyable des styles et des structures, qui sont les fondements d’un vrai livre ; les grandes idées selon lui n’étaient que grains de sable qui nuisent au bon fonctionnement de l’œuvre et à l’enseignement qu’on peut en tirer. Toute la méthode pédagogique du guide Nabokov consistait à communiquer son propre enthousiasme à des étudiants qu’il électrisait littéralement, dont il faisait des convertis. Ainsi Andrew Field, son biographe1, nous présente-t-il Valdimir Nabokov, dont on a fêté en 1999 le centenaire de naissance.
Structurant ses cours afin d’atteindre des sommets de compréhension et de pénétration de l’œuvre étudiée, Nabokov hissait son auditoire au niveau de l’écrivain dont il présentait la construction d’imagination. Sa méthode, cet engrenage de description-interprétation, reposait sur la connaissance (et sur une conception scientifique et artistique) du détail, seule clé permettant de découvrir les combinaisons cachées des pièces et les agencements des thèmes propres à produire et à transmettre des sensations. Ce dispositif comportait le recours fréquent à la citation. Les passages sélectionnés étaient lus à haute et intelligible voix (comme le faisaient sa mère ou ses nurses) ; cette lecture visait à ajuster chez ses élèves les sentiments éprouvés et les réactions qui en découlaient. Pour suivre pas à pas l’ouvrage qu’il commentait jusqu’à son terme, le professeur résistait difficilement à l’appel du dessin, schéma griffonné sur le tableau noir que recopiaient le plus méticuleusement et sérieusement du monde ses jeunes auditeurs. Indispensable outil de visualisation et d’appréciation de la vie intense de personnages complexes, le croquis ajoutait à la perception théorique de l’auteur étudié.
Chaque conférence était une analyse critique personnalisée de l’organisation des forces et des mouvements internes des grandes œuvres que Nabokov présentait comme les « grands contes de fées ». Une chaude impression de communication, presque de fusion avec l’œuvre naissait chez l’auditeur-lecteur, qui en arrivait à partager la vision, la compréhension spécifiquement nabokovienne du monde de la grande littérature.
Spécialiste des pièces d’anthologie anglaises, russes, françaises et allemandes des XIXe et XXe siècles, l’artisan de Lolita plaçait particulièrement l’accent sur le génie individuel et les faits de structure résistant au temps. Chaque plongée dans les profondeurs de l’invention romanesque visait à faire éprouver à un parterre d’apprentis l’expérience d’un frisson dans « quelque région de la pensée ou de l’émotion ». Nabokov ne contait pas seulement avec un timbre de voix légèrement assourdi les histoires des autres, il insufflait, par son approche intelligente du texte, vie aux romans. Chez lui coexistait une conjonction parfaite entre l’artiste, le philosophe et le savant.
« Face à la somme de problèmes irritants que pose l’actuelle situation mondiale […], étudier la littérature, et particulièrement la composition et le style, est une forme de gaspillage d’énergie. […] Les romans dont nous nous sommes imprégnés ne vous apprendront rien que vous puissiez appliquer aux bons gros problèmes de l’existence […] En fait, les connaissances que j’ai essayé de partager avec vous ne sont que luxe pur et simple […] Mais elles peuvent vous aider, si vous avez suivi mes recommandations, à éprouver la pure satisfaction que donne une œuvre d’art inspirée et précise et ce sentiment de satisfaction va à son tour donner naissance à un sentiment de confort mental plus authentique, le type de confort que l’on ressent lorsqu’on prend conscience du fait qu’en dépit de toutes ses bourdes, de toutes ses bévues, la texture profonde de la vie est aussi affaire d’inspiration et de précision. » Cette attitude intellectuelle faisait de Nabokov un professeur atypique. Un homme qui prenait plaisir à son rôle de chercheur et d’initiateur, tout en admettant la limite des méthodes traditionnelles d’enseignement. C’est sans aucun doute pour cette raison que Nabokov pimentait ses 50 minutes de cours à Wellesley College et à Cornell University (États-Unis) d’anecdotes historiques, de mises en perspectives géographiques. Ainsi exposait-il à ses étudiants que « [t]andis qu’à 150 km du Croisset, près de Rouen, en France, Flaubert écrit son roman [on parle de Madame Bovary] ; à Boulogne, dans le courant de l’été 1853, Charles Dickens achevait Bleak House ; un an auparavant en Russie, Gogol était mort et Tolstoï avait publié sa première œuvre importante, Enfance ».
Dépositaire de la tradition littéraire russe, le professeur possédait l’hypersensibilité et l’attention de l’écrivain à l’égard de son lecteur. Aussi Nabokov n’hésitait-il pas à admonester son auditoire, rédigeant à son attention, par exemple, une feuille de directives : « Je recommande vivement de lire aussi souvent que possible les livres de Tchekhov et de rêver au fil de leurs pages, c’est pour cela qu’ils ont été écrits. » Tantôt, en apartés inattendus, il s’emportait contre les faiseurs d’opinion, tantôt il apportait un éclairage nouveau, parfois même anecdotique et facilement mémorisable, sur un auteur. Toujours, il usait de mots d’esprit singuliers, les martelant pour faire comprendre que ses allocutions étaient en quelque sorte des enquêtes policières menées sur le mystère des structures littéraires.
« J’ai essayé de faire de vous de bons lecteurs qui lisent non dans le but infantile de s’identifier aux personnages du livre, ni dans le but adolescent d’apprendre à vivre, ni dans le but académique de s’adonner aux généralisations. J’ai essayé de vous apprendre à lire des livres pour leur forme, pour leurs visions, pour leur art. J’ai essayé de vous apprendre à éprouver un petit frisson de satisfaction artistique, à partager non point les émotions des personnages du livre, mais les émotions de son auteur, les joies et les difficultés de la création. Nous n’avons pas glosé autour des livres, à propos des livres, nous sommes allés au centre de tel ou tel chef-d’œuvre, au cœur même du sujet. » Nabokov, comme professeur titulaire à Wellesley College, commença ses cours réguliers, à l’automne 1941, avec plusieurs grands écrivains russes : Tolstoï, Tchekhov, Gorki, Touguéniev. Il était tout à fait conscient que les étudiants auxquels il s’adressait ignoraient tout ou presque de la littérature russe et que cette civilisation leur était étrangère. « Dans un pays n’ayant pratiquement aucune tradition littéraire propre, un siècle, le XIXe siècle, a suffi pour créer une littérature qui, de par sa valeur artistique et sa portée universelle, égale en tout, sauf en quantité, les glorieuses créations de l’Angleterre ou de la France, pays qui ont pourtant commencé à produire des chefs-d’œuvre infiniment tôt. » Ses causeries russes comprenaient donc un bref résumé biographique avant d’amorcer l’examen détaillé de l’ouvrage étudié. Il n’en allait pas de même pour les auteurs européens, qui furent l’objet de deux cours dispensés à Cornell University, à partir de 1948. C’est à cette époque qu’il adopte une méthode d’enseignement plus personnelle et plus sophistiquée qui fit sa réputation auprès d’une bande d’étudiants devant laquelle il lui arrivait de s’épancher. Notamment, il ne faisait pas mystère de ses préjugés à l’égard de certains créateurs. « Je suis un professeur trop peu conventionnel pour enseigner des sujets que je n’aime pas. Je tiens beaucoup à démystifier Dostoïevski, mais je me rends compte que des lecteurs peu cultivés risquent d’être déroutés par le système de valeur auquel je me réfère. » Et d’aborder longuement la sentimentalité mélodramatique du créateur de Crime et châtiment et de prouver que Dostoïevski n’est pas un grand écrivain, mais plutôt un auteur « médiocre avec des éclairs de réelle originalité, perdus hélas parmi des steppes de platitude littéraire ». Qu’on ne s’y méprenne pas, si Nabokov ridiculisait tel auteur ou déplorait tel manque chez tel autre ou attestait de l’incohérence de telle situation dans tel chapitre de tel livre, c’était pour offrir une démonstration sophistiquée de la création littéraire. « Le monde créé par l’artiste peut être entièrement irréel, mais il y a une chose que nous sommes en droit d’exiger : tel qu’il est et aussi longtemps qu’il durera, ce monde doit paraître vraisemblable au lecteur ou au spectateur. En fait, ce qu’il faut se demander si l’on veut apprécier à sa juste valeur le génie d’un artiste, c’est dans quelle mesure l’univers qu’il a créé lui est propre et n’a pas existé avant lui en littérature. » Recherchant l’absolu dans le plaisir que lui apportait la lecture des grands livres, le professeur revendiquait le droit de vibrer. C’est pourquoi il exigeait le meilleur des artisans de l’écrit et ses étudiants se devaient de s’élever un peu au-dessus de là où ils se situaient « afin de goûter les fruits les plus beaux et les plus rares que peut offrir la pensée humaine ».
Lire avec son dos
Un leitmotiv chez Nabokov, la référence au corps. La source la plus sûre du jugement esthétique qui naît à la lecture d’une œuvre se localise entre les omoplates, siège du plaisir artistique : « Le petit frisson dans le dos est, sans aucun doute, la plus haute forme d’émotion à laquelle a atteint l’humanité lorsqu’elle a découvert l’art pur et la science pure. » C’est pourquoi l’enchanteur avait plus d’intérêt, aux yeux de Nabokov, que le conteur et le pédagogue. C’est pourquoi, également, il méprisait l’étude de l’impact sociologique, politique ou historique de la littérature qui a dû « être imaginé pour ceux qui, par tempérament ou éducation, sont insensibles au vibrato esthétique de la vraie littérature ». C’est pourquoi, aussi, il détestait mettre le nez dans la vie des grands écrivains (ce qu’il fit, mais de mauvaise grâce pour les auteurs russes) ; il trouvait vulgaire ce qu’on appelle l’intérêt humain. C’est pourquoi (en dépit du fait qu’il avait reporté d’un jour sa date de naissance pour qu’elle ne coïncide pas avec celle de Staline, qu’il exécrait) il recommandait au lecteur qui veut apprécier la littérature à sa juste valeur de rejeter toute « aberration » freudienne. C’est pourquoi, de plus, l’auteur de Ada et Pale Fire jugeait un écrivain perdu dès lors qu’il s’intéressait à des questions telles que : qu’est-ce que l’art ?, quel est le devoir de l’artiste ?
Ainsi s’explique que les conférences américaines, qui s’étalèrent sur vingt années, dégageaient une chaleur didactique spéciale. Les citations, très fréquemment retraduites par un Nabokov polyglotte (il écrivait, aussi, dans plusieurs langues), venaient , on l’a dit, renforcer les analyses littéraires. L’émotion qu’il ressentait provenait de sa curiosité, de son ouverture d’esprit et surtout de l’émerveillement du tribun pour un monde qui ne va pas de soi. L’existence déborde de bonheur pour celui qui a appris à décrypter les petites choses de la vie. Et Nabokov avait découvert l’art du déchiffrage et le fait qu’il ait eu, sa vie durant, une passion pour l’entomologie éclaire son approche d’écrivain. Comme l’œil à facettes de l’insecte, il regardait le monde, savourait la générosité de ce qu’il avait à offrir. Nabokov, le Slave, optimiste patenté ? Dès qu’il était question d’art, la réponse est affirmative.
S’attacher aux détails
À des étudiants qui assimilaient une nouvelle manière de concevoir leur environnement culturel, Nabokov donnait à voir l’autonomie de chaque élément, de chaque idée, de chaque effet de style qui n’offraient leur superbe que reliés à l’ensemble d’une œuvre. Chaque création était Une et Légion, et le maître naviguait à vue entre indépendance et interdépendance : un élément ne pouvait irradier sa puissance qu’associé au tout. « Dans ma carrière universitaire, je me suis efforcé de fournir aux étudiants en littérature une somme d’informations exactes sur les détails, les combinaisons de détails d’où jaillit l’étincelle sensuelle sans laquelle une œuvre n’est qu’une œuvre morte. À cet égard, les idées générales n’ont aucune importance. N’importe quel imbécile peut assimiler les traits dominants de l’attitude de Tolstoï à l’égard de l’adultère, mais pour apprécier l’art de Tolstoï, le bon lecteur doit avoir envie de visualiser, par exemple, la disposition d’un wagon de chemin de fer sur le train de nuit Moscou Saint-Pétersbourg, comme il était il y a 100 ans. Les croquis sont là d’une aide précieuse. » Ses talents de dessinateur et de voyeur insectivore étaient souvent mis à contribution. Ainsi fit-il une très belle représentation de la monstrueuse vermine que devient Grégor Samsa dans La métamorphose de Kafka. Ce fut également l’occasion de griffer au passage les commentateurs qui évoquent un cafard, ce qui, bien entendu, est « complètement stupide ». Un cafard est un insecte de forme plate, avec de grosses pattes et Grégor est « tout ce que l’on veut sauf plat, il est convexe des deux côtés, ventre et dos, et ses pattes sont petites […] ». Preuve graphique à l’appui, l’entomologiste Nabokov conclut, péremptoire, que « Grégor appartient à la famille des scarabées ».
Il avait tout juste sept ans lorsqu’il commença d’observer et de collectionner les papillons ; on le reconnut spécialiste en la matière lorsque, à l’époque où il enseignait, il effectua des travaux de recherche pour les musées de Harvard et de New York. Aussi, c’est fort de son expérience qu’il nota une contradiction majeure dans le roman Pères et fils de Tolstoï, dans lequel Bazarov, le personnage principal, trouve ce qu’il appelle un spécimen rare de scarabée. Nabokov qui, à sa mort, possédait une collection de 4323 bestioles, placées chacune dans une enveloppe dûment annotée du nom et du genre de l’insecte, ne pouvait passer sous silence une telle erreur tolstoïenne. « Le terme est mal choisi, il s’agit bien sûr non pas d’un spécimen mais d’une espèce, le scarabée d’eau n’appartient d’ailleurs pas à une espèce rare. Il n’y a que ceux qui n’y connaissent rien en histoire naturelle qui confondent spécimen et espèce. En général, les descriptions que Tolstoï nous fait des expéditions de Bazarov sont plutôt boiteuses. »
Lui qui admirait Filéas Fogg, Sherlock Holmes et Scarlet Pimpernel voulait voir le détail vivant offert à ses yeux, avant d’élargir sa vision à l’ensemble d’une œuvre. Là était l’âme du roman. Là demeuraient l’étincelle de l’inattendu et le détail étonnant, révélations qui faisaient voler en éclats les tentatives d’enfermement d’un livre dans un genre, un style, une tendance. Nabokov abhorrait le système de classification littéraire inventé par les diverses écoles de pensée unique (déjà !). Il considérait qu’en variant la focale pendant une lecture (presque une prise de vue), l’œil du lecteur appréhendait différents niveaux de compréhension, plusieurs strates de création, ce qui lui faisait dire qu’un ouvrage est toujours naissance d’un monde nouveau. « Le bon lecteur est celui qui possède de l’imagination, de la mémoire, un dictionnaire et quelque sens artistique […] ». Un bon lecteur actif et créateur est un re-lecteur. Avec le temps et les relectures, « l’esprit, le cerveau, la cime de la moelle épinière où peut courir un frisson est, ou devrait être, le seul instrument à appliquer à un livre ». Un influx nerveux doit baigner et les organes et les membres du découvreur d’histoires, pour qu’il voie « avec un plaisir tout à la fois sensuel et intellectuel […] l’artiste bâtir son château de cartes et […] le château de cartes devenir château de verre et d’acier étincelants ».
L’art est mensonge
Plus soucieux d’observations exactes et de relations mathématiques que de romantisme et de sentiment, l’instructeur, sévère et parfois intolérant, n’hésitait pas à évoquer l’art comme un jeu divin « parce qu’il est l’élément à travers lequel l’homme se rapproche le plus de dieu en devenant lui-même créateur ». L’art est un jeu, l’art est invention et l’écrivain, un illusionniste. Selon Nabokov, la Nature est trompeuse, et l’animal écrivain suit la voie qu’elle lui trace en modelant un nouvel univers, en créant des valeurs. « L’art d’écrire est un art très futile s’il n’implique pas avant tout l’art de voir le monde comme un potentiel de fiction. » S’il le conçoit ainsi, l’écrivain se transforme en grand magicien usant de syntaxes, de métaphores.
La découverte des formes et des procédés romanesques permet d’exposer toute la palette des sensations artistiques. Et, pour Nabokov, le fondement même de la littérature réside dans le style, puis dans une trame « à la fois voluptueuse et logique » et une texture « élégante et suggestive », dont Merlin Nabokov perçait le mystère jusque dans le plus infime recoin de la pensée de l’artiste créateur. « Il y a d’abord la structure, c’est-à-dire le développement d’un récit donné, la raison pour laquelle on suit telle ou telle ligne, le choix des personnages, l’usage que l’auteur fait des personnages, leurs rapports, leurs divers thèmes, les lignes thématiques et leurs intersections, les différents mouvements du récit introduits par l’auteur pour produire tel ou tel effet direct ou indirect, la préparation des effets et des impressions. » Tout le tracé planifié d’une œuvre d’art, c’est la structure, et la façon dont cette dernière fonctionne c’est le style, « la manière de l’auteur, ses particularités, ses divers procédés personnels ». Celui que John Updike n’hésitait pas à considérer comme le plus grand styliste du siècle comparait la stylistique des auteurs étudiés (autre aspect de sa pédagogie). Ainsi le parallèle entre Joyce et Proust : « Joyce prend un personnage complet et absolu, connu de Dieu et de Joyce, puis le fait éclater en fragments et éparpille les fragments dans l’espace-temps de son livre. Le bon relecteur rassemble les morceaux du puzzle et peu à peu reconstitue l’ensemble. Proust soutient qu’un personnage, qu’une personnalité n’est jamais connue de façon absolue, mais seulement comparative. Au lieu de le hacher menu, il nous montre tel personnage à travers l’idée que d’autres personnages se font de ce personnage. Et il espère, après avoir donné une série de ces prismes et de ces reflets, les combiner pour en faire une réalité artistique. »
De tous les contes de fée de cette série, Madame Bovary est le roman le plus romanesque suivant l’échelle nabokovienne ; « sur le plan du style, c’est de la prose faisant ce que la poésie est censée faire ». Il tenait en haute estime la littérature qui n’enrobe pas quelque chose, car « elle est la chose en elle-même, l’essence de la chose. Sans le chef-d’œuvre, la littérature n’existe pas ». Bien que répugnant aux classements, Nabokov s’était piqué au jeu des palmarès. Arrivaient en tête de son top 10 des plus grands romanciers et nouvellistes des XIXe et XXe siècles, Flaubert, talonné par Tolstoï, suivi de près par Dickens, Joyce et Gogol presque ex æquo, distancés par la cohorte des Tchekhov, Kafka, Proust, Tourgueniev… Cette recherche obstinée du génie individuel écartait énergiquement et même superstitieusement toutes notions de réalisme, de naturalisme, d’historicisme. Nabokov haïssait avec véhémence la recherche du vrai dans un roman. « Je m’oppose à ceux qui insistent sur l’influence des conditions sociales objectives sur l’héroïne Emma Bovary. Le roman de Flaubert s’attache au calcul infinitésimal de la destinée humaine, pas à l’arithmétique du conditionnement social. Tout ce qui se passe dans le livre se passe exclusivement dans l’esprit de Flaubert. Quelle qu’ait pu en être à l’origine l’insignifiant point de départ, quelle qu’ait pu être, ou lui apparaître, la société de son temps, la société qui entoure Mme Bovary a été créée par Flaubert. » L’important est qu’un auteur doué réussisse à transformer « ce qu’il a conçu comme univers sordide peuplé de tricheurs et de philistins, et de médiocrités et de brutes et de dames inconstantes, en l’une des plus parfaites œuvres poétiques qui soient ». Il va sans dire que c’est l’harmonisation des différents éléments d’une chronique et la force intérieure du style qui façonnent le résultat final. C’est la cohésion et la cohérence entre les différents éléments que Nabokov aimait étudier. Et il n’était pas tendre envers les œuvres qui en manquaient. Il reconnaissait le droit de critiquer, car il est le « don le plus généreux que puisse offrir la liberté de pensée et de parole », mais il clouait au pilori une race de critiques qui s’intéressent davantage aux idées, aux considérations générales, aux aspects humains qu’à l’œuvre d’art elle-même. Ainsi était-il proprement suicidaire pour un étudiant qui souhaitait réussir son année d’aborder une œuvre sous l’angle du message, « ce poison idéologique », « ce terme inventé par les pseudo-réformateurs ». Pour Nabokov, dont le premier roman – Machenka – fut publié en 1926, c’est le message qui a infecté le roman russe du milieu du siècle dernier qui l’a tué. Nul auteur digne de ce nom ne doit transmettre ou faire passer une leçon morale ou, pire, politique.
Lorsqu’en septembre 1953, Nabokov avait inauguré son cours de littérature étrangère, il avait demandé aux étudiants d’expliquer leurs motivations et leurs attentes à l’égard de cette série de conférences. « Parce que j’aime les histoires », fut la réponse qu’il apprécia le plus. Dans sa conception de l’art de la littérature, Nabokov élevait un trône au lecteur qui « ne s’intéresse pas aux idées générales, [qui] s’attache au particulier. Il aime le roman, non parce que celui-ci l’aide à vivre avec le groupe, il aime le roman parce qu’il en assimile et comprend chaque détail, parce qu’il savoure ce que l’auteur destinait à être savouré, qu’il rayonne intérieurement, fasciné par les images magiques du maître de l’imaginaire, de l’illusionniste, de l’artiste. En fait, de tous les personnages que crée un grand artiste, les meilleurs sont ses lecteurs ».
1. Vladimir Nabokov, toute une vie ou presque, par Andrew Field, Seuil. Plusieurs conférences de Nabokov ont récemment paru en traduction française chez Stock : Tolstoï, Tchekov, Gorki, par Vladimir Nabokov, trad. de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, présentation et annotations de Fredson Bowers, Stock, 1999 ; Gogol, Tourguéniev, Dostoïevski, par Vladimir Nabokov, trad. de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, présentation et annotations de Fredson Bowers, Stock, 1999 ; Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, par Vladimir Nabokov, trad. de l’anglais par Hélène Pasquier, présentation et annotations de Fredson Bowers, Stock, 1999 ; Proust, Kafka, Joyce, par Vladimir Nabokov, trad. de l’anglais par Hélène Pasquier, présentation et annotations de Fredson Bowers, Stock, 1999.
REPÈRES BIOGRAPHIQUES
23 avril 1899 : Naissance dans une famille libérale et riche, à Saint-Pétersbourg, en Russie.
1914 : Premiers poèmes et publication d’une première plaquette.
1917-1918 : La famille vit en Crimée.
5 avril 1919 : Départ définitif des Nabokov de Russie où ils abandonnent leur immense fortune. Ils partent à Londres puis s’installent à Berlin.
28 mars 1922 : Le père de Nabokov est assassiné par des Russes blancs d’extrême droite.
1923 : Installé à Berlin, Nabokov exerce divers petits métiers pour gagner sa vie et publie des critiques littéraires et des problèmes de jeu d’échecs. Traduction d’Alice aux pays des merveilles en russe. Publication de nouveaux recueils de poèmes.
1925 : Mariage avec Vera Slonim. Voyages en France pour donner des conférences et des lectures publiques.
1926 : Parution du premier roman, Machenka, qui a pour thème l’émigration russe à Berlin.
1928 : Trois romans : Roi, Dame, Valet.
1930-1932 : Parution d’un de ses plus beaux textes en russe : La défense de Loujine, Chambre obscure.
1934 : Naissance de son fils Dimitri. Nabokov vit un peu plus à l’aise financièrement de sa plume.
1937-1938 : La méprise et Le don. Installation de la petite famille en France, puis à Paris ou Nabokov écrit dans la salle de bain.
1939 : Premier livre en anglais : La vraie vie de Sébastien Knight.
Mai 1940 : Les Nabokov quittent le sol européen en direction de l’Amérique.
1941 : Enseignant à Stanford, il travaille au musée de zoologie comparée de Harvard comme spécialiste des papillons.
1943-1948 : À Wellesley College et attaché de recherche au musée zoologique de Harvard.
1944-1947 : Naturalisation américaine. Il publie Nicolas Gogol, Brisure à Senestre.
1948-1959 : Professeur de littérature à Cornell University.
1955-1959 : Sortie de Lolita, roman qui fait scandale et apporte la notoriété et la richesse à Nabokov.
1961 : Nabokov quitte les USA et s’installe au Palace Hôtel de Montreux en Suisse où il résidera jusqu’à sa mort.
1962 : Stanley Kubrick adapte Lolita à l’écran.
1964-1969 : Parutions de Eugène Onéguine, de volumes de notes et de Ada.
1977 : Décès de Nabokov.